Plutôt qu'une économie qui soutienne la prospérité de chacun, les futures générations et la planète, nous avons créé un modèle économique qui favorise les 1 % les plus riches. Comment en sommes-nous arrivés là, et pourquoi ? L'une des principales raisons alimentant cette incroyable concentration des richesses et des revenus est la croissance des rendements en faveur du capital, au détriment du travail. Dans la quasi-totalité des pays riches et dans de nombreux pays en développement, la part du revenu national revenant aux travailleurs a chuté. Autrement dit, les travailleurs récoltent de moins en moins les fruits de la croissance. A contrario, les détenteurs de capitaux ont vu leur capital constamment augmenter (sous la forme d'intérêts, de dividendes ou de bénéfices non distribués) à un rythme supérieur à celui de la croissance économique. L'évasion fiscale pratiquée par ces détenteurs de capitaux et la réduction de la fiscalité sur les plus-values ont encore renforcé ces retours sur capitaux. Warren Buffet ne déclarait-il pas qu'il était lui-même soumis à un taux d'imposition plus faible que n'importe qui d'autre dans son entreprise, y compris son agent d'entretien et sa secrétaire ? Dans le monde du travail, l'écart se creuse rapidement entre travailleurs moyens et ceux occupant les plus hauts postes. Alors que les revenus de nombreux travailleurs stagnent, ceux qui se trouvent aux échelons supérieurs ont vu leur salaire considérablement augmenter. D'après l'expérience d'Oxfam auprès de travailleuses du monde entier (du Myanmar au Maroc), les salaires de misère concernent avant tout les femmes. Ces dernières représentent la majorité des bas salaires et sont cantonnées aux tâches les plus précaires. Parallèlement, les revenus des personnes évoluant dans des postes à responsabilité ont explosé. Les PDG des plus grandes firmes américaines ont vu leur salaire augmenter de plus de moitié (+54,3 %) depuis 2009, alors que les salaires de base ont très peu évolué. Le PDG de la plus grande société informatique indienne gagne 416 fois plus qu'un employé ordinaire travaillant dans son entreprise. Enfin, 24 femmes seulement figurent au classement Fortune 500. Dans différents secteurs d'activité de l'économie mondiale, les entreprises et les particuliers exercent souvent leur pouvoir et leur rang pour s'accaparer les fruits de la croissance. Les changements économiques et politiques opérés au cours des 30 dernières années (déréglementation, privatisation, secret financier et mondialisation, notamment de la finance) ont exacerbé la capacité des riches et des puissants à faire usage de leur rang pour concentrer encore plus leurs richesses. Cet agenda politique a été principalement influencé par ce que George Soros qualifie de « fondamentalisme de marché », lequel est au coeur de la crise des inégalités actuelles. Au final, les profits dont bénéficient une minorité ne sont souvent pas représentatifs d'une distribution juste et efficace. Le réseau mondial de paradis fiscaux et l'institutionnalisation de l'optimisation fiscale, une pratique florissante des dernières décennies, illustrent parfaitement notre modèle économique actuel, biaisé dans l'intérêt des puissants. Les fondamentalistes de marché sont parvenus à imposer une légitimité intellectuelle selon laquelle une fiscalité allégée pour les entreprises et les particuliers fortunés est nécessaire pour stimuler la croissance économique et qu'elle est salutaire pour tous. Le modèle est entretenu par une brochette de professionnels grassement rémunérés évoluant dans les secteurs bancaires privés, juridiques ou dans des cabinets comptables et autres entreprises de placements. Seules les entreprises et les particuliers les plus fortunés (à savoir ceux qui devraient payer le plus d'impôts) ont les moyens de recourir à ces services et à ce maillage international pour éviter de payer ce qui est dû. Cela pousse indirectement les États qui ne sont pas des paradis fiscaux à alléger leur fiscalité sur les entreprises et sur les particuliers fortunés et ainsi à s'embarquer dans un implacable « nivellement par le bas ». L'assiette fiscale diminue du fait de cette optimisation généralisée, et ce sont les budgets des gouvernements qui en subissent les effets, engendrant des coupures dans les services publics de première nécessité. Les gouvernements se tournent donc de plus en plus vers l'imposition indirecte (comme la TVA) qui affecte de manière disproportionnée les plus pauvres. L'optimisation fiscale est un phénomène qui empire rapidement. D'après une analyse d'Oxfam menée sur 200 entreprises, notamment les plus puissantes au monde et les partenaires stratégiques du Forum économique mondial, 9 entreprises sur 10 sont présentes dans au moins un paradis fiscal. Les investissements privés dans les paradis fiscaux ont pratiquement quadruplé entre 2001 et 2014. Cette pratique mondiale de l'optimisation fiscale saigne à blanc les États providence dans les pays riches. Elle prive également les pays pauvres des ressources dont ils ont besoin pour lutter contre la pauvreté, scolariser tous les enfants et empêcher leurs citoyens de succomber à des maladies pour lesquelles il existe un traitement facile. Près d'un tiers (30%) de la fortune des riches Africains, soit 500 milliards de dollars, est placé sur des comptes offshore dans des paradis fiscaux. On estime que cela représente un manque à gagner fiscal de 14 milliards de dollars par an pour les pays africains. Cette somme couvrirait à elle seule les soins de santé susceptibles de sauver la vie à 4 millions d'enfants et permettrait d'employer suffisamment d'enseignants pour pouvoir scolariser tous les enfants africains. L'optimisation fiscale a été décrite à juste titre par l'International Bar Association comme une violation des droits humains et par le président de la Banque mondiale comme « une forme de corruption au détriment des pauvres». Pour mettre fin à la crise des inégalités, les leaders mondiaux n'ont d'autre choix que de mettre fin à l'ère des paradis fiscaux.