En insistant sur la lumière comme thème de plein air, les impressionnistes ont risqué de tout réduire à une interprétation visuelle et de dissoudre les formes dans bigarrures et des taches colorées, tout en s'éloignant de la solidité de la composition, tombant ainsi dans la dispersion de l'ensemble et dans l'artificiel. Le problème est devenu purement plastique, auquel il faut trouver des solutions, en s'aidant seulement de la couleur picturale. L'autonomie de l'art est acquise, certes, mais les officiels et le public, en général, enivrés par les phantasmes de la « Belle époque », ne s'intéressent presque plus à l'avant-garde montante, préférant se délecter du superficiel étalé par l'Art nouveau. Cézanne et la construction La première réaction, connue sous le nom de néo-impressionnisme, a figé le mouvement du plein air, dans un système cérébral. La seconde réaction, développée contre l'impressionnisme, est formulée par les trois génies solitaires, bafoués en leur temps : Cézanne, Van Gogh et Gauguin, précurseurs de l'art contemporain. L'histoire de l'art, en général, est, comme l'a défini Herbert Read, « celle des modes de la perception visuelle, c'est-à-dire des différentes façons dont l'homme a vu le monde ». Les impressionnistes, sous l'influence de leurs sentiments confus et du chaos visuel, ont vu et traité le monde d'une façon subjective, avec son papillotement coloré. Loin de la vie urbaine, Cézanne était provençal, très attaché à sa terre natale, dont il aimait la solitude et la lumière, possédant un tempérament classique. Son ambition, tendant vers la construction, était de revenir à la mouvementalité des classiques, tout en restant fidèle à l'intensité lumineuse des objets découverte par les impressionnistes, et faire, comme il disait, « du Poussin d'après nature ». Ainsi, il a voulu, avec ses recherches acharnées et solitaires, assimiler entre deux tendances antagoniques. Comme la plupart des artistes et des promoteurs du changement à la fin du XIXème siècle, Cézanne a eu l'intuition que l'art, perturbé par la profusion et le superficiel, a besoin d'un nouvel équilibre. Cet équilibre consiste à ordonner le désordre, à voir et reconstruire la nature dans ses volumes essentiels et géométriques, comme la sphère, le cône et le cylindre, en redonnant à chaque objet, grâce à une couleur locale exaltée, une solide plénitude, le tout mis en perspective. Van Gogh et l'expression Comme Turner, Cézanne n'a vécu que pour son art, ne se souciant de rien d'autres. Pendant que les artistes luttaient pour se faire connaître, en multipliant leur présence sur la scène, Cézanne luttait avec lui-même dans la solitude, engagé dans l'art jusqu'à l'os, s'efforçant à construire les volumes et les plains au moyen de la couleur, détruisant les œuvres qui lui semblaient ratées, pour arriver à ses chefs-d'œuvre sur la « Sainte-Victoire ». D'autres, plus solitaires que lui, plus malheureux aussi, s'acharnaient eux aussi à créer des voies nouvelles dans cette divergence. Van Gogh et Gauguin en sont les plus remarquables. Beaucoup de points communs unissent leur vie ; presque autodidactes, n'ayant touché la peinture qu'assez tard, les deux artistes étaient instables et déséquilibrés. Mais chacun d'eux avait sa destinée propre. Van Gogh a mené une vie pleine de tourments, achevée tragiquement par le suicide, après avoir peint ses chefs-d'œuvre inondés d'une lumière éclatante jamais égalée, dans un délire d'halluciné ; Gauguin, par contre, a pleinement accompli sa destinée, loin des civilisations, pénétrant l'esprit primitif des Maoris. Van Gogh appartient à l'école hollandaise, du moins dans sa « période noire » ; en assimilant le langage de la couleur des impressionnistes, il resta étranger à leur esprit, se sentant plus lié, par son sens prophétique et sa passion de l'au-delà, à Albert Dürer, à Rembrandt et aux maîtres nordiques de l'expression. En découvrant les estampes japonaises, en remarquant sa grande sobriété manifestée dans les fines ondulations et les arabesques délicates, il a souhaité pour ses œuvres l'effet direct et la diffusion de ces estampes, aspirant à un art simple mais okeub d'intensité. Il emploie ainsi à sa manière les tons pures, non mélangés sur la palette et posés avec une grande rapidité sur la toile en petites hachures ; cette technique devient l'expression directe de l'exaltation de son âme malade. Cet artiste tourmenté s'est senti poussé à exprimer le rayonnement de la lumière et le lugubre silence qui l'entoure, se souciant peu de la « réalité stéréoscopie », comme il disait, c'est-à-dire l'image plate de la réalité sèche, tout en exagérant ou modifiant l'apparence des objets. Ainsi, il a pu rejoindre Cézanne, mais à travers une voie différente. Gauguin et le primitivisme Comme Van Gogh, Gauguin était envoûté par l'esthétique japonaise, ainsi que par l'art oriental et l'art primitif. Seulement, né pour la lutte et l'aventure, il était passionné d'exotisme, chers aux romantiques. Penché sur l'étude de l'art médiéval et des gravures sur bois primitives, il insistait sur le retour aux formes simples, peintes en aplats cernés, à l'instar des vitraux gothiques et des images populaires. Sachant que la couleur peut exprimer la pensée, en devenant symbolique, Gauguin adopta les aplats cloisonnés, en contre courant du cocktail visuel des impressionnistes, en orientant sa recherche vers la quête de l'esprit primitif, persuadé que l'art, perturbé par le marasme machiniste, courait le danger de se perdre dans le superficiel. Il poursuit sa quête, loin de la civilisation qui a frustré l'homme de la force métaphysique. Il en est à simplifier formes et contours, en peignant de tons intenses les larges surfaces. L'art contemporain avait peut-être une autre orientation, sans l'œuvre de ces trois génies solitaires. La plupart des mouvements, depuis le fauvisme et l'expressionnisme, vont s'inspirer de l'œuvre de Cézanne, de Van Gogh et de Gauguin, surtout dans la construction et la mise en ordre, l'expression et le lyrisme halluciné, ou le retour aux sources et la quête de l'esprit primitif. Mais la grande leçon de ces trois génies réside surtout dans le comportement artistique. Refusant le monde superficiel qui les a refusés, perdant confiance dans les expositions et les rencontres mondaines qui tournaient dans un cercle vicieux, ils travaillaient, chacun, dans une solitude dramatique, s'alimentant uniquement de la lumière de la nature et de leur persévérance, afin d'inventer un nouvel équilibre, une assimilation ordonnée, expressive ou symbolique.