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«Salé et ses corsaires, un port de course marocain au XVIIè siècle» de Leila Maziane, Presses Universitaires de Caen : Entretien avec Leïla Maziane, auteur de "Salé et ses corsaires" : Sur les traces des corsaires de Salé
Publié dans L'opinion le 12 - 04 - 2014

Dans l'entretien suivant, réalisé en 2008 et que nous réeditons aujourd'hui, Leila Maziane, auteur de "Salé et ses corsaires, un port de course marocain au XVIIè siècle", paru aux éditions Presses Universitaires de Caen, apporte des détails sur son travail de décryptage de la vie des corsaires de Salé. L'auteur est docteur en histoire de l'Université de Caen/Basse-Normandie. Membre fondateur du laboratoire Maroc Mondes Occidentaux (MMO), elle est ctuellement professeur d'Histoire maritime à la faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben Msik-Casablanca. Leila Maziane poursuit ses recherches sur l'histoire maritime du Maroc et coordonne un groupe de recherche en histoire maritime du Maroc (GRHIMM).
Q: Les corsaires de Salé, on en a toujours entendu parler, comme on a pu prendre connaissance de l'ouvrage de Coindreau traitant de la question. Peut-on parler de nouveauté dans votre travail par rapport à ce qui était déjà connu de cette réalité des corsaires, sachant que vous alliez notamment démystifier certaines affirmations comme celle du Jihad maritime par exemple ? Quelles sont les données pour la première fois révélées grâce à vos investigations d'historienne ?
R: D'abord une précision, l'ouvrage de Roger Coindreau publié il y a déjà une soixantaine d'années, reste un travail remarquable surtout s'agissant des questions techniques, car n'oublions pas qu'il était officier de marine. Depuis, d'autres travaux de chercheurs marocains et étrangers ont vu le jour. Je pense notamment à celui de Guillermo Gozalbes Busto, dans son livre intitulé "La républica andaluza de Rabat en el siglo XVII", publié en 1974 et au livre récemment paru de Hassan Amili, le Jihad maritime à l'embouchure du Bû-Regreg au XVIIe siècle. Ces ouvrages nous éclairent sur l'organisation de la course à Salé et apportent des éléments de réponse à plus d'une interrogation. Pourtant, de nombreux champs d'études restaient à défricher.
Ces travaux concernent presque exclusivement l'âge d'or de la course salétine, vers 1627-1640, ne débordant que timidement sur la fin du XVIIe et encore moins sur le XVIIIe siècle. De ce fait, il manquait un maillon, celui de l'organisation et l'évolution de la course au temps des premiers sultans alaouites: Mûlây Er-Rachîd et Mûlây Ismâ'îl. Combler cette lacune, constitue le but que nous nous sommes fixés en entreprenant d'étudier cette activité entre 1666 et 1727 et qui offre l'intérêt d'aborder le phénomène corsaire dans une de ses phases les moins brillantes. En ce qui nous concerne, quatre points nous semble-t-il méritent d'être mis en valeur. Le Choix de la période: une période où la course a commencé à perdre de son lustre, à redescendre sur terre puisqu'elle sera de plus en plus contrôlée par un pouvoir sultanien profondément terrien et sans fibre maritime. Nous avons aussi tenté de mener cette recherche en utilisant un ensemble de fonds archivistiques rarement explorés et mis ensemble. Une mise en application, qui nous semble réussie, des bases de données informatiques pour le traitement des informations et leur interprétation. Une approche méthodologique nouvelle basée sur les travaux récents relatifs à la course. Car au bout du compte et à quelques différences près, on retrouve le même Salé du XVIIe siècle sur d'autres rives méditerranéennes ou atlantiques. Ce sont, pour reprendre ce passage de mon préfacier, le grand historien maritimiste André Zysberg, les mêmes petits navires très rapides disposant d'une voilure disproportionnée par rapport à leurs coques, sur lesquels s'entassent des équipages pléthoriques, résolus à toutes les audaces, résignés à toutes les privations pour gagner du butin sur l'ennemi. Car la course c'est ce commerce des prises composées par la marchandise et surtout par les hommes.
Q: Y a-t-il une seule période des corsaires de Salé 17ème et 18ème siècle?
R: La course salétine était surtout privée au début du XVIIe siècle, lorsque Salé s'érige en république en 1627. De 1641, qui vit la fin de l'épisode de la république corsaire, à 1660, la ville passe sous la domination assez légère des Dilaïtes, ce qui équivaut encore à une quasi-indépendance. Elle se plie à l'autorité du raïs Ghaïlân en 1664 avant de passer définitivement sous l'autorité des chérifs alaouites en 1666 et la course devint de plus en plus étatique ensuite, pour être un quasi monopole sultanien au début du XVIIIe siècle.
Q: Quels sont les personnages qui vous ont le plus marquée dans cette histoire des corsaires?
R: D'abord, cette histoire des corsaires qui ont transgressé une frontière, j'entends par là les renégats «les islamisés», qui paraissent dans les sources marocaines sous le vocable de'Euldj ou 'Alj et ils sont nombreux sur le terrain salétin au début du XVIIe siècle. Dans ce lot, on relève, un nom, celui de Morat-raïs, de son vrai nom Jan Jansz de Harleem. Il débarque à Salé dès les années 1620 et ce après un court séjour à Alger. Il porte le titre d'Amiral de la cité corsaire et est élu premier gouverneur de la dite "république de Salé" en 1627. Il se fait entourer par un groupe solide de Nordiques et désigne comme adjoint un de ses compatriotes, Mathys van Bostel Oosterlynch. Et c'est bien lui qui réalise en 1627 l'exploit qui devait donner à la course salétine sa redoutable réputation. Son courage le pousse à élargir le théâtre de ses opérations jusqu'aux côtes islandaises, à la tête d'une petite escadre de trois navires, il pille Reykjavik, la capitale de l'Islande qui mettra des années pour s'en remettre. L'opération rapporte des peaux, du poisson fumé et 400 Islandais. D'autres hommes ont eu de grands destins, parmi eux le corsaire diplomate 'Abdallah ben 'Aïcha. Son audace et le succès de ses campagnes maritimes lui valurent une renommée que le temps ne fit que consacrer. Il serait né en 1647 et on le retrouve pour la première fois, en 1671, comme capitaine d'une frégate de 100tx. Dès 1682, il porte le titre d'Amiral de Salé. La multiplication des prises opérées contre les navires européens, soit environ 35 prises entre 1686 et 1698, font du capitaine l'idole de la ville. Et c'est bien cet "homme puissant en argent et en biens" que le sultan choisit pour conduire une ambassade à la cour de Versailles en 1698. Avec cette nomination, il est, ainsi, appelé à jouer, après une longue carrière de corsaire, un rôle important dans la politique extérieure du Maroc 'alaouite vis-à-vis de la France. Après son retour, il poursuivra ses activités de fin négociateur avec ce pays et servira de médiateur auprès des missions de rédemption de captifs. Selon Coindreau, la dernière campagne de Ben 'Aïcha aurait eu lieu en 1698, ce qui est loin d'être vrai. Car, d'après les archives d'Etat à La Haye, l'amiral de Salé, en compagnie de son fils et de quatre autres officiers, se font capturer dans les eaux portugaises au cours de l'été 1711 par des corsaires de Flessingue à bord du "Cheval blanc". Pour libérer son amiral et les autres emprisonnés à Lisbonne, le sultan Mûlây Ismâ'îl va jusqu'à la remise de tous les sujets hollandais en captivité. Sa libération se produit le 4 juin 1712 et il meurt un an plus tard, le 23 juin 1713 sans avoir pu obtenir la restitution de son navire. Il occupait alors le poste de d'Amiral de Salé.
Q: Parallèlement à votre évocation de la «République de Salé», il y a celle d'une «République de Mamora» qu'on ne connaît pas vraiment...
R: La Mamora, située à l'embouchure de Sebou, figurait parmi les "repaires de piraterie" les plus redoutables de la côte atlantique au début du XVIIe siècle. A un moment où le Maroc vivait un certain éclatement politique suite à la mort d'Ahmed al Mansour en 1603, la Mamora avait accueilli les pirates/corsaires de Larache à la suite de la cession du port aux Espagnols en 1610. L'originalité de ce foyer, c'est qu'il était à tout le monde, où se réfugiait "qui voulait... il y en avait beaucoup et plus de Chrétiens de toutes les nations que de Turcs". La plupart de ces Européens étaient d'origine anglo-Saxonne et parmi eux figure le célèbre capitaine anglais Henry Mainwaring ou encore le Hollandais John Mandosius. Ils s'y étaient établis vers 1610 et vivaient dans un état d'hostilité permanente avec les tribus avoisinantes. D'après une déposition de marins anglais, envoyée à Salisbury le 5 juillet 1611, on apprend qu'ils sont au nombre 2000 hommes, capables d'armer 40 navires et leur ravitaillement est assuré essentiellement par les marchands livournais. Mais avec la mainmise des Espagnols sur cette place en 1614, les pirates/corsaires de La Mamora choisissent le chemin le plus court, mais le plus sûr aussi, qui les mène à Alger et surtout à Salé qui n'a pas osé manquer la chance d'accueillir les éléments qui allaient contribuer activement à sa grandeur.
Q: Est-ce que l'histoire de Salé des corsaires n'est pas finalement une histoire de métissages entre arabes, berbères, morisques, chrétiens renégats et juifs vivant ensemble, plus que l'histoire de la course ?
R: Oui justement, le Salé corsaire s'est développé par attraction d'hommes nouveaux et dynamiques venus d'ailleurs et les contemporains sont frappés par son caractère cosmopolite. Il y a d'abord ces immigrés espagnols qui constituent le fond de la population salétine; à ceux là, il faudrait ajouter les marocains des autres régions côtières, et pas seulement ça, l'arrière-pays n'a pas cessé d'expédier des hommes à la côte. En effet, on reconnaît sans peine ces corsaires terriens pris à bord du navire salétin capturé par Jean Bart en juillet 1681 et envoyés aux galères: 'Abd Allâh Salîm Wassif Et-Tâzî, Abû Al-Kayr Wassif Marrâkchî, Brahim Amzil et 'Alî Yder El-Mâssî. Le bassin de recrutement n'a pas cessé de s'élargir de façon à inclure des marins renommés originaires des autres pays du Maghreb. Je pense à 'Omar El-Hâdj, un corsaire tunisien qui s'établit à Salé ou encore Kara Mustapha, un corsaire turc et à Yahyâ Trabelsî. On relève également un nombre non négligeable d'Européens qui se sont rués vers la vie agitée de cette ville du Maroc atlantique, parmi lesquels on compte surtout des Anglais, notamment ceux chassés de La Mamora et aussi des Hollandais et qui ont donné au mouvement naval une impulsion certaine. Salé demeure longtemps un terrain fertile d'accueil de renégats venant de toute part, beaucoup plus préoccupés par l'aventure, le lucre, la notoriété et le pouvoir que par les affaires religieuses. L'historien français Bartolomé Bennassar l'a bien expliqué dans les nombreuses études qu'il leur a consacrées: "la force d'attraction des grands centres corsaires du Maghreb, écrit-il, tentaient les jeunes prolétaires avides de fortunes rapides, d'ascension sociale, dès lors qu'ils parvenaient à éliminer l'interdit religieux". Sans oublier les juifs chassés d'Espagne et qui ont privilégié les cités maritimes où ils surent parfaitement s'insérer dans le schéma économique et donnèrent aux activités corsaires, commerciales et artisanales, une impulsion certaine. Donc, cette forme d'émigration a permis à la place salétine de tisser des réseaux extérieurs et correspondants privilégiés sur les marchés qui l'intéressait plus, notamment les grandes places des Provinces-Unies, de l'Italie et de France. Par les relations d'affaires, ces apports constants d'éléments nouveaux ont pu se fondre aisément au XVIIe siècle dans le creuset salétin.
Q: Est-ce que le fait que les sources soient surtout européennes (espagnoles, hollandaises, portugaises...) n'influe pas sur l'objectivité de la reconstitution de l'histoire ?
R: Les sources marocaines éveillent des idées peu précises sur l'histoire maritime. Une pénurie qui ne se limite pas seulement à l'histoire des premières dynasties marocaines, mais touche également l'histoire des dynasties tardives. Sans les archives européennes, nous ne possédons que des documents officiels qui viennent à titre d'appoint. A la Bibliothèque Hassaniyya comme à la Bibliothèque Générale de Rabat et à la Bibliothèque Sbihiya de Salé, il existe certes quelques registres de compte d'Oumana mais ils ne nous concernent pas directement vu qu'ils se rapportent à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Aucun registre ne correspond au cadre chronologique défini et qui couvre le règne du sultan Mûlây Er-Rechîd et Mûlây Ismâ'îl. Au Maroc, il n'y avait pas évidemment d'administration rigoureuse qu'ont connu certains états européens.
Je pense notamment à l'Espagne et à la forteresse des archives royales de Simancas, dont la fondation remonte au temps de Charles Quint au milieu du XVIe siècle et qui, d'ailleurs, n'a pas d'équivalents contemporains pour les autres monarchies des XVIe et XVIIe siècles. C'est ce qui explique que nous nous sommes largement rabattus sur les fonds d'archives espagnols mais aussi français, italiens et néerlandais. La présence d'inventaires, quelquefois très détaillés, facilite la recherche. Les différents dépôts fournissent un grand nombre de pièces intéressantes et constituent, d'un bout à l'autre, la trame de ce travail. En effet, les sources européennes présentent un double intérêt pour l'histoire maritime du Maroc. D'une part, elles nous renseignent sur l'évolution des activités maritimes et commerciales des grandes cités portuaires du pays des Chérifs, ainsi que sur leurs relations avec les différents ports de l'Europe, surtout à partir du XVIIe siècle, où l'apport européen est le plus significatif. D'autre part, elles fournissent des compléments d'informations précieux quant à la réalité économique et sociale du pays et plus particulièrement de la région salétine. Une multitude de documents s'est présentée à nous ; on distingue les correspondances diplomatiques, les mémoires, les comptes rendus, les journaux de bord, les listes des marins marocains et les matricules des galériens marocains dans la chiourme des galères françaises, espagnoles et italiennes, les liste des navires armés en course, les rôles d'esclaves, traités, etc. Un autre point qui me parait fondamental est celui relatif à la démarche méthdologique, puisqu'on procède systématiquement au recoupement de cette mosaïque de données collectées, en faisant un large usage de l'outil informatique, ce qui nous permet de mieux approcher et saisir les thèmes traités. Néanmoins, cette approche quantitative est croisée avec des études de cas pour faire resurgir des figures emblématiques sinon exemplaires, comme le corsaire diplomate Abdallah Ben 'Aïcha, ou encore le commerçant français Abd el-Hadi, de son ancien nom Etienne Pillet et qui fut élu gouverneur des deux Salé en 1726.
Q: A quel degré les récits d'anciens captifs entrent-t-ils dans la reconstitution de l'histoire des corsaires de Salé ?
R: L'essor de la course au Maroc et sur les rives du Maghreb en général dès le XVIe siècle s'est avant tout traduit par une euphorie apparente de la production littéraire européenne traitant de la région, de la course et surtout du phénomène de la captivité. Ce qui explique que ces écrits doivent être utilisés avec précaution, vu qu'ils sont mêlés à un esprit de croisade accru par les opérations de rédemption des captifs. Suite à leur rachat, ces derniers sont donc invités à publier les récits de leurs tristes expériences et une bonne partie visaient à attirer la compassion publique sur le sort des Chrétiens restés sur place. Ces témoignages sont tributaires de leurs origines. A l'exception de quelques négociants ou agents diplomatiques, qui ont laissé des traces tangibles de leur passage au pays des Chérifs, les relations des captifs pris en mer par les Salétins, je pense notament à ce Français de Dieppe, Germain Mouette, à cet Espagnol Joseph de Léon ou encore à cet Anglais John Dunton sont de simples orchestrations de leurs propres souffrances et ne font que rapporter une expérience purement individuelle. Néanmoins, certains témoignages modérés offrent des détails fort intéressants sur la vie menée par les captifs et sur les endroits où ils étaient détenus, ou encore comme c'est le cas du témoignage du captif anonyme, donne des informations précises sur la vie maritime à l'embouchure du Bu-Regreg et aussi sur la cour et sur l'armée, sur la vie et les moeurs de la population marocaine au temps du sultan Mûlây Ismâ'îl.


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