«La transculturalité littéraire et savante active entre les deux rives de la Méditerranée», est à parier avec Paul Balta et Thierry Fabre, non pour une réappropriation transculturelle littéraire active d'un passé, mais pour un avenir d'échanges transculturels des possibles entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée retrouvée. «Pour décrire les dominantes culturelles possibles en Méditerranée d'ici l'an 2020, écrit Mustapha Naïmi, Paul Balta et Thierry Fabre signent une étude intitulée ‘Cultures et représentations'. C'est à travers les confrontations de tout ordre que les socles culturels traditionnels peuvent être distingués. Carrefour d'échanges, la Méditerranée est la mer de tous les métissages, tous les syncrétismes.» – «La Méditerranée inquiète, Ed Aube, 1993», in «Maroc Europe», Ed. La Porte, N°4, 1993. Pour garantir ce pari, il y a lieu de dévoiler le profond ancrage transculturel littéraire active, encore vivace, entre les deux rives de la mer Méditerranée. Cela pourrait être pratiquement appréhendé historiquement à travers les œuvres de la littérature à la fois philosophique, populaires, savante et fictive des âges classiques et des temps modernes. Cela pourrait être articulé comme suit : I. La transculturalité littéraire active des âges classiques entre les deux rives de la Méditerranée : Il est à souligner d'emblée que la transculturalité est le fait d'une coexistence culturelle comme l'affirme R.P. Chenu en ces termes : «Une fois de plus, pour observer et qualifier la coexistence culturelle dont nous avons décrit les ressources humaines, arrêtons-nous avec complaisance devant l'un des faits majeurs, devant un grand événement de l'ère de la civilisation que nous avons choisie comme terrain d'observation.» – «La coexistence culturelle de la civilisation arabe maghrébine et de la civilisation occidentale au Moyen Age», in «Confluent», n°14, Juin-Juillet 196. Il s'agit plus précisément de déceler l'articulation pivot de l'héritage arabo-gréco-latin des âges classiques antique et chrétien, dont témoignent notamment : La transculturalité littéraire active de l'âge classique antique dans la littérature philosophique entre les deux rives de la Méditerranée : En fait, tel que le montre Sigrid Hunke, cette transculturalité est historiquement repérable chez les auteurs philosophique antiques des deux rives en rappelant que : * «Al Kindi (mort en 873), compatriote d'Ibn al-Haïtham dont en aucun point la renommée n'éclipsa la sienne, se livra également à maintes études scientifiques. Sous le nom d'Alkindus, il fut considéré comme ‘le philosophe des Arabes'. Au nombre de ses deux cents soixante-cinq ouvrages, consacrés à toutes les disciplines scientifiques, figure un traité sur la rétrogradation des planètes, cette très ancienne énigme de l'astronomie sur laquelle les Grecs s'étaient tous cassés les dents.» – «Le soleil d'Allah brille sur l'Occident», Ed. Albin Michel, 1963. * «Ibn Badcha (Avempace) [dit Saragone : 1050-1138], le philosophe de Saragosse donne le signal de la révolte et suscite un désir d'explication ‘plus naturelle' des phénomènes célestes, désir qui se transmettra à travers trois générations de savants. La lutte entre deux conceptions, celle d'Aristote et celle de Ptolémée, menée au nom d'Aristote par les disciples d'Avempace [Ibn Baja] : Ibn Toufaïl (Abubacer), Ibn Rouchd (Averroès) et Al-Bitroudchi (Alpetragus), cette lutte se poursuit aux XIIIe et XIVe siècles en France, en Allemagne et en Angleterre. Mettant en lice des combattants tels qu'Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Roger Bacon, Jean Buridan et Dietrich de Freiberg, elle ébranlera fortement les esprits à travers tout l'Occident.». * «Al Ghazzali [Algazel : 1058-1111], maître en tasawwuf, indique R.P. Chenu, cherchait [selon le mode des sophistes grecs] l'équilibre entre l'expérience et ‘l'intelligence' de la foi, l'accord de la foi et de la raison, dans une espèce de sublimation de l'esprit analogue à l'expérience prophétique. Dressé contre le pharisaïsme des fuqha de son temps, il exaltait l'intelligence, mais sous l'emprise totale de la lumière reçue de Dieu. Ce qui l'amena à se dresser contre les ‘philosophes', contre les philosophes du kalam, destructeurs à son avis de la vivification de l'esprit. Il composa un ouvrage contre eux : Destruction de la philosophie. Mais voici qu'au Maghreb [v. en Andalousie], contre ce grand docteur se dresse à son tour Ibn Roschd [Averroès : 1126-1198] dont nous avons vu s'engager le destin et la puissance. Ce lecteur et interprète d'Aristote ne peut consentir à pareille ‘mystique' de l'intelligence, à une conception de l'homme où l'émanation de la lumière divine semble ruiner les méthodes de la raison, la valeur de la science, la connaissance du monde dans ses causes, l'autonomie de l'esprit. Ibn Roschd riposte violemment à Ghazzali dans son ouvrage : Destruction de la destruction des philosophes. Querelle des des Tahafot (= destruction). Or, il s'est produit ce fait sensationnel, dans le sol le plus profond de la coexistence culturelle de la pensée arabe et de la philosophie occidentale : c'est la prise de position d'Ibn Roschd qui va, sinon déterminer, du moins alimenter la plus dure crise philosophique et religieuse de la Chrétienté [en Europe]. Et cela à deux reprises : au XIIIe siècle d'abord, à l'Université de Paris, alors centre animateur et régulateur de l'Eglise, où Thomas d'Aquin se trouva à la fois compromis par Averroès et dressé contre les Averroïstes latins, discuté par son collègue et ami Bonaventure; puis au XVe siècle, au cours de la Renaissance italienne, où l'école de Padoue [en Italie] explicita, en doctrine et en méthode, l'œuvre du maître arabe. Ainsi se fit-il que l'entrée d'Aristote en Occident, sa double entrée, est solidaire d'une double entrée d'Ibn Roschd polarisant toutes les énergies dans cet éveil de la raison en Chrétienté, éveil suscité dans les deux cas au cœur même d'une renaissance évangélique, tout comme, chez les Musulmans, l'éveil de la raison se fait dialectiquement au cours de la renaissance religieuse.» - «La coexistence culturelle de la civilisation arabe maghrébine et de la civilisation occidentale au Moyen Age», in «Confluent». On peut observer parallèlement dans la transculturalité littéraire active de l'âge classique antique populaire et savante ce qui suit : 2. La transculturalité littéraire active de l'âge classique antique dans la littérature antique savante entre les deux rives de la Méditerranée : A ce propos, M. Naïmi rappelle : «En Europe, tout au long de ces siècles [médiévaux] domine la barbarie. Il faut attendre le règne de Charlemagne [742-814] pour voir s'amorcer une évolution (...). L'Occident médiéval prend conscience, autour de l'an mille, qu'il ne dispose ni des concepts ni des instruments indispensables à son développement. Il va donc aller les chercher là où ils se trouvent, dans le monde musulman, en commençant par celui qui est à proximité : Sicile, Maghreb, Andalousie.» - «La Méditerranée réinventée. Réalités et espoirs Sous la direction de Paul Balta», in «Maroc Europe». On pourrait citer, suivant S. Hunke dans ce sens : «Ainsi, grâce à leurs traductions, les érudits arabes préservent de la disparition un grand nombre d'ouvrages anciens que sans eux la postérité [européenne] n'aurait jamais connus, entre autres livres d'anatomie de Galien [v. 131-201], les ouvrages de mécanique et de mathématiques de Héron [1er siècle apr. J.-C.], Philon [v.20 Av. J.-C.] et Ménélaüs, l'optique de Ptolémée [v. 90-168], un ouvrage d'Euclide [IVe -IIIe siècles Av. J.-C.] sur l'équilibre, d'Archimède [287-212 Av. J.-C.] sur la clepsydre et les corps flottants. Le grand mathématicien et médecin Thabit ben Qourra [835-900 Apr. J.-C.], le plus réputé des élèves de Hounaïn [IXe siècle] qui sont plus de quatre-vingt-dix, sauve de l'oubli trois ouvrages d'Apollonius [262-180 Av. J.-C.] sur les sections coniques.» - «Le soleil d'Allah brille sur l'Occident». * «A l'école arabe, d'élève Frédéric [II] est passé maître, relève également S. Hunke. Alors que la Renaissance [XVIe siècle] se cramponnera obstinément aux autorités du siècle [littérature savante antique gréco-latine], Frédéric n'a pas plutôt appris à marcher qu'il se débarrasse de ses béquilles (...). C'est comme tel qu'il inaugure toute une lignée de penseurs qui, à l'écart de la scolastique, de l'humanisme et de d'une réforme [XVe siècle] opiniâtrement cramponnée aux autorités annonce les temps modernes (...). Deux chemins mènent directement de l'Orient au ‘Docteur admirable' anglais [Roger Bacon : 1214-1294]. Le premier passe à travers deux Anglo-Saxons, Athelhart de Bath, qui voyagea beaucoup en Orient et traduisit des ouvrages de mathématiques arabes, et le professeur d'optique arabe de Bacon : Robert Grossetête. Le second passage à travers son maître français Pierre Maricourt, ‘le croisé' qui avait rapporté d'Orient un compte rendu des travaux arabes sur le compas et le magnétisme. Parallèlement à ces chemins, un large pont conduit au grand Anglo-Saxon à travers la cour de Sicile et son compatriote Michel Scotus. C'est dans la Sicile des Normands et de Frédéric [II : 1194-1250] qu'est né l'Occident moderne dont l'esprit arabe fut l'accoucheur.» De là, il serait possible d'étendre ce bref tour d'horizon à une exploration similaire de la transculturalité littéraire active de la littérature antique populaire entre les deux rives de la mer Méditerranée. 3. La transculturalité littéraire active de l'âge classique antique dans la littérature antique populaire entre les deux rives de la Méditerranée : En en attestant, I. Hunke remarque à cet égard : «Quant aux juifs, ils ne sont ni les derniers ni les moindres intermédiaires. Qu'ils soient marchands [littérature populaire], érudits ou médecins, ils [les Arabes musulmans] rapportent en Occident les fruits de la science et de la littérature arabes et prennent une large part à l'œuvre de traduction entreprise à Tolède ainsi qu'à sa diffusion. C'est par tous ces canaux qu'un grand nombre de récits arabes parviennent en Occident où, sous un nouveau travesti, ils apparaissent dans les contes, légendes et ballades [‘Arud al balad] d'Europe (...). Au cours de l'expansion islamique, à travers deux, trois et quatre générations, une partie de l'Aquitaine et surtout de la Provence a été occupée par les Arabes, et leur domination y a laissé des traces.» - «Le soleil d'Allah brille sur l'Occident». Citons, à propos de la littérature populaire antique trans-méditerranéenne à titre par exemple : * «Ouraj bnu Inaq» (Longues jambe fils de long cou) est le conte populaire ancien marocain d'un bébé qui vite se fait homme géant et s'érige en défenseur de sa cité contre les envahisseurs à coups de troncs d'arbres arrachés et de rochers soulevés à tour de bras. Mais en contrepartie, ses parents et les habitants de la ville doivent à grands frais entretenir son gigantesque estomac en y mettant tous leurs réserves en denrées alimentaires et en tissus aidés des agriculteurs et maîtres artisans pour lui façonner vêtements coiffes et chaussons à sa taille. Des armées d'éboueurs doivent à tour de rôle et nettoyer les environs des immondices qu'il délaisse et qui bouchent les artères de la ville, dès qu'ils cessent de subvenir à ses énormes besoins. Ceci finit épuiser leurs ressources, au point que ces parents lui ordonnent de quitter le pays. On raconte qu'il est-il parti par monts et vallées pour finir ses jours dans une contrée inconnue où il finit ses jours à vivre de la chasse et la pêche de la cueillette. On ne l'avait plus jamais revu depuis ce jour – in Littérature orale populaire marocaine. C'est en quelque sorte une parodie du mythe d'Hercule chez les Grecs dont l'une de ses colonnes (ou Djbel Musa) se situent à Ben Yunach, près de Tanger, dominant la seconde de l'autre côté du détroit de Gibraltar. Ce récit ressemble curieusement par son héros gigantesque au roman de François Rabelais (1383-1552), «Gargantua» (1535). Il s'inspire pour l'écrire de quelques Almanachs [littérature orale populaire] et de deux ou trois brochures (littérature populaire antique), selon F. Brunetière et M. Pellisson. Le géant gargantua, comme Ould Inaqa, livre bataille herculéenne à ses ennemis en rasant leur Château de Vede. En témoigne cet extrait du conte rabelaisien : «Adoncques monta Gargantua sus sa grande jument,... Et trouvant en son chemin un hault et grand arbre (lequel communément on nommoit l'Arbre de Sainct Martin, pource qu'ainsi estoit creu un bourdon que jadis Sainct Martin y planta), dist : «Voicy ce qu'il me falloit. Cest arbre me servira de bourdon et de lance». El l'arrachit facilement de terre, et en osta les rameaux, et le para pour son plaisir... Suite la semaine prochaine