Prétendre être démocrate et parler au nom de la démocratie est ce qui caractérise le plus notre époque. Les institutions qui revêtent le caractère de la démocratie dans leur forme ou leur fond sont des plus diverses à travers le monde. Tous les gouvernants affirment agir au nom, pour le bien et conformément à la volonté du peuple et tous les peuples participent plus ou moins à la constitution et l'établissement du régime qu'ils ont choisi pour se gouverner. Le contrôle populaire est accepté de tous et les élections générales ont lieu dans tous les pays. Les hymnes de la liberté et de l'égalité constituent le cortège qui accompagne toute action du gouvernement, qu'elle soit menée par celui-ci ou qu'elle en inspire le peuple. Cependant, la démocratie est-elle tout cela, ou est-ce une institution à caractère bien particulier ? Il est d'usage de définir la Démocratie comme le gouvernement du peuple. Mais à elle seule, cette définition n'est pas assez satisfaisante. Le pouvoir du peuple dont il est l'émanation n'est pas suffisant pour en faire un pouvoir démocratique qui, pour l'être vraiment, doit être accompagné de ses caractéristiques propres qui sont la liberté, l'égalité et la possibilité pour tous d'en bénéficier. De par son tempérament ou sa croyance, un peuple pourrait pencher vers une certaine forme de pouvoir dont il érige avec révérence le monument, ce qui lui permet la continuité dans l'existence, ce pouvoir reflétant la volonté populaire. Mais est-ce que cela signifie que le régime est vraiment démocratique? Certes non : Le peuple pourrait avoir toute latitude de choisir ses représentants dans une assemblée élue mais dans le cadre de l'orientation dictée par la doctrine politique de l'Etat. Cela veut-il dire que les élections et la constitution d'assemblées représentatives suffisent à elles seules pour faire du régime un régime démocratique ? Il existe des régimes socialistes et fascistes qui établissent leurs institutions sur nombre d'élections, d'assemblées populaires et de référendums. Mais on ne saurait les admettre au nombre des régimes démocratiques, étant donné qu'ils fonctionnent selon un mode collectif qui fait de la volonté populaire uniquement une manifestation extérieure du régime. Pire encore, il existe des régimes soi-disant démocratiques en ayant toutes les manifestations de la démocratie, qui ne sont, en réalité, que de simples symptômes. En y voyant de plus près, on en trouve certaines traces sans qu'on ne découvre de la démocratie que le nom. La démocratie est une doctrine dont les manifestations se reflètent sur le comportement de ceux qui l'ont embrassée. Les aspects apparents telles les institutions parlementaires, le référendum, les libertés publiques ne sont que les reflets de ses formes diverses qui peuvent devenir soit des réalités tangibles et efficaces si ses adeptes sont honnêtes et sincères dans son application, ou bien de simples illusions qui ne dépasseraient pas l'imagination si ceux qui le prônent s'en tiennent seulement à la forme de la chose sans se préoccuper du fond. Avant toute autre chose, la démocratie est la foi du peuple dans son droit à se gouverner lui-même par lui-même. Il en résulte qu'elle constitue une qualité qui se reflète dans la parole et l'action du peuple qui n'agit alors ou ne parle que conformément à cette foi et n'accepte pas d'autrui ce qui est contraire à cette conviction. Ainsi, c'est le peuple lui-même qui fait de la démocratie une réalité tangible. C'est celui-ci qui peut faire des Constitutions écrites, des lois établies, des assemblées élues, et des diverses manifestations apparentes de la démocratie le cadre vivant qui assure parmi les citoyens, la liberté, l'égalité en justice et la fraternité. C'est lui qui fait du régime établi dans notre pays, quelles qu'en soit la forme, un régime puisant sa force du peuple, s'accordant avec sa volonté, et conforme à ses aspirations. La démocratie est une éthique tant en ce qui concerne le gouvernement que le gouverné. Que ce soit l'un ou l'autre, dès qu'ils en imprègnent leur comportement , ils ne peuvent plus s'en écarter. Le gouvernant qui fait de la démocratie sa morale propre ne dévie pas, ne commet pas l'arbitraire, et n'est pas jaloux de voir les citoyens jouir de la liberté dans sa plus haute manifestation. Le citoyen qui possède la même morale ne peut se taire devant l'injustice portant atteinte à la liberté d'autrui. La véritable démocratie ne saurait vivre dans une nation que si celle-ci a foi en elle, que si elles se confondent toutes les deux. Par contre, le peuple qui se contente de la démocratie dans ses simples apparences, et n'est pas lui-même sincère à donner à celles-ci leur vrai contenu, n'aura de la démocratie que ce qu'il obtiendrait en jouissant de l'aspect d'un beau palais dont il ne possède que le droit d'admirer la construction et les beautés. La démocratie c'est le respect dû à tous, c'est la foi dans la dignité de l'homme, c'est souhaiter à autrui ce qu'on souhaite à soi-même, c'est aussi se soumettre aux résultats des élections ou de la consultation de la majorité. Notre peuple qui a eu le bonheur de bénéficier d'un régime de monarchie constitutionnelle qu'il a toujours réclamé, pourra-t-il se conformer aux fondements de la morale démocratique pour qu'il puisse évoluer normalement dans le cadre de ce régime? Pour cela, il se doit d'être fidèle aux principes de la liberté et d'assurer ses devoirs pour jouir de ses droits. Nos concitoyens doivent s'écarter de la voie de l'entêtement et du rigorisme, reconnaître la vérité dès qu'elle se manifeste, se soumettre au jugement du peuple. Par contre, s'ils ne font qu'à leur tête, s'ils s'opposent à la réalité, s'ils veulent s'égarer et égarer les autres, la démocratie ne trouvera pas dans leur pays le terrain fertile qu'elle aura cherché. Ceux qui prennent le maquis parce que leurs adversaires politiques l'ont emporté sur eux, ceux qui se retirent d'une assemblée parce que la voix du peuple a élevé d'autres qu'eux à des charges qu'ils n'ont pas pu ou su obtenir, ceux qui ne cessent de crier qu'ils sont les seules représentants du peuple, même si celui-ci dans sa quasi unanimité s'est prononcé autrement, tous ces gens sont loin d'être démocrates et ne participeront jamais à l'édification d'une société démocratique dont le pouvoir constitutionnel est le fondement. Que notre peuple sache se comporter conformément à l'éthique démocratique, qu'il s'écarte de l'injustice, de l'esprit partisan, de l'esprit destructif, que nos citoyens sachent fraterniser et traiter les autres comme ils souhaitent être traités eux-mêmes, qu'ils soient fair-play dans les discussions et les conversations, qu'ils marchent enfin avec l'ensemble du peuple et qu'ils sachent “que la main de Dieu et avec ce qui est ensemble”. La démocratie comme nous l'avons dit est une éthique, il est temps que notre peuple se comporte conformément à ses principes moraux». Allal El Fassi dans «La pensée», revue de la culture et de la mission éternelle. Numéro 2. Décembre 1963.