La musique marocaine se déploie depuis des siècles dans des manifestations en tous genres. Cette variété indique que la simple division entre musique académique et musique vernaculaire ne sied pas à la musique purement marocaine moderne. A dire vrai, la musique marocaine est aujourd'hui l'une des plus riches de tout le paysage sonore arabe, et cela est dû en grande partie à la maturité de ses différents genres, forts chacun de caractéristiques et d'accents propres, qui dépassent toutes les barrières de subdivisions stylistiques. Il est hautement probable que la musique marocaine soit connue aussi à l'étranger, surtout et notamment dans les pays arabes, davantage pour ses manifestations folklorique et para-folklorique, que dans n'importe quel autre genre : vitales en poésie et en musique marocaine, notamment par les musiciens qu'elles ont révélés et qui étaient des virtuoses du Maroc. Parmi eux, citons tout d'abord maître Mekki Farfra, au début des années 40, capable d'authentiques prouesses techniques avec son quânoun avant même maître Salah Cherki et bien d'autres. Feu maitre Farfra, qui faisait partie de la troupe musicale intime et restreinte de feu Sa Majesté Mohammed V, excellait dans le jeu de plusieurs instruments : piano, flûte, luth... Mais son instrument préféré était le quânoun (voir encadré). Il a d'ailleurs fabriqué son quânoun de ses propres mains puisqu'il était maitre ébéniste de par son métier. Après sa mort en 1975, sa famille a fait don de son luth au Conservatoire National de Musique de Casablanca, où l'instrument est toujours exposé. Il est intéressant de rappeler que maître Farfra, envoyé par feu Sa Majesté le Roi Mohammed V à Paris au début des années 50, avait obtenu sept médailles en section solfège. Ces médailles étaient sa grande fierté et ont établi sa notoriété à l'époque ; il est vrai qu'il était non seulement le premier quânounji marocain, mais aussi le premier musicien marocain à lire et à écrire la musique. Avant lui, tous les musiciens marocains jouaient à l'oreille uniquement, y compris lui-même. Après l'indépendance, il a enseigné le quânoun ainsi que le solfège pendant de nombreuses années au Conservatoire national de Casablanca et surtout celui de Rabat aux côtés de Mr Agoumi, qui en était le directeur à l'époque. Viennent ensuite d'autres grands musiciens : Ahmed Benchehboune, plus célébre sous le nom d e Ahmed EL Bidaoui, pour lequel Maitre Farfra était intervenu pour qu'il rejoigne l'orchestre du Palais Royal sous la direction du chef d'orchestre Si Mohamed Jaïdi, ainsi que tous ceux qui ont fait perdurer la Musique Andalouse et le Malhoun tels que Ahmed Labrihi, Thami EL Harouchi, My Ahmed Loukili, Mohameded Bouzoubaa père, El Housseine Belmekki Hajjam, Mohamed Laghrabli, Abdelkrim Guennoun. Maître Farfra avait un jeu résolument particulier et personnel. C'était un artiste ayant à la fois engendré de nouvelles esthétiques et un ensemble remarquable de partitions allant dans le sens de la diversité thématique propre au registre musical du Maroc . Par là, il a largement contribué à moderniser la musique dès les années 50. Il est un pilier de la musique andalouse et de la musique marocaine moderne qui se sont imposées sur la scène nationale en s'affirmant comme d'intéressantes illustrations de ce genre au Maroc et dans les pays arabes au même titre que d'autres musiques typiques des pays voisins. Mekki Farfra est considéré par plusieurs grands musiciens et critiques marocains comme un grand nom de la musique marocaine et un artiste consacré. En outre, son éventail générique est particulièrement vaste puisqu'il embrasse l'expérimentalisme du classique et du moderne, commençant par le piano en passant par la cythare, le luth, la flûte, le violon, jusqu'à ce qu'il choisisse définitivement le quânoun comme éternel compagnon et ce, jusqu'au dernier jour de sa vie. Il était parmi les rares musiciens marocains qui maîtrisait le jeu sur plusieurs instruments. Il faisait également partie des rares pianistes de l'époque, tels que Abdelouhab Agoumi, Abdenbi Jirari, Mohameded Temsamani, Ghita El Oufir. J'ai d'ailleurs eu le plaisir et l'honneur de réaliser des soirées artistiques avec ces derniers chaque samedi en direct et en différé à la Télévision Marocaine des années 60 aux années 70. Tout aussi rares sont les orchestres dans l'exécution de répertoires novateurs. Parmi les très rares orchestres au début des années 50 « dans l'espace orchestral privilégié de Rabat », on peut citer l'Orchestre du Palais Royal de Touarga dans lequel Mekki Farfra travaillait en tant que musicien et enseignant et à nouveau, dans les années 60. Feu Sa Majesté Hassan II à son tour, tout comme son père, l'appréciait particulièrement à sa juste valeur pour son savoir-faire et son talent d'artiste polyvalent et très doué de ses mains. Effectivement, peu de gens savaient qu'on pouvait jouer du quânoun de façon aussi extraordinaire : alliance d'une grande dextérité et d'une remarquable célérité ; maître Farfra intégrait dans son jeu des techniques de la harpe en produisant des arpèges et des alexandrins à ne pas en croire ses oreilles ! Il a également intégré la guitare classique en jouant carrément des accords de luth, exécutant des trémolos avec précision. Il a appris dès l'âge de 15 ans à jouer, à l'oreille, avec un musicien égyptien à Casablanca, Morsi Barakat, chef d'orchestre égyptien, maître dans la musique ancienne arabe « Takht » et « Mouwachahat » et qui était le seul à jouer du quânoun au Maroc au milieu des années 30. Le musicien égyptien, fasciné par le talent inné de Mekki Farfra, lui a transmis tout son savoir. En parallèle, le très jeune artiste-musicien, orphelin par son père, était déjà chef de famille ; de ce fait, il a été contraint de travailler comme ébéniste chez les italiens, pour faire vivre sa mère et son jeune frère. Il fut d'ailleurs un artisan émérite et hors-pair, puisque tout simplement possédant des doigts d'or ! (Sa famille conserve encore aujourd'hui quelque meubles qu'il avait fabriqués) Sa façon d'enseigner était simple : apprendre aux étudiants et autres artistes et amateurs de quânoun, différents exercices pour arriver à jouer l'essentiel des techniques du jeu de cet instrument , tel que joué par les égyptiens . Il est évident qu'en se donnant à fond au cours de ses séances, même avec les moins doués, il arrivait bien souvent à l'état d'épuisement. Durant toutes ces années, il a également travaillé à la RTM en tant que quânounji soliste, au sein de l'Orchestre National et de l'Orchestre Andalous sous la direction de My Ahmed Loukili, avec lequel il était très lié sur le plan musical. De nombreuses soirées intimes purement artistiques et musicales, avaient lieu chez le maître, avec tout ce qui comptait comme chanteurs, compositeurs, musiciens. De nombreux et importants travaux musicaux ont vu le jour pendant ces réunions de travail amicales et musicalement fructueuses. En témoignent aujourd'hui quelque artistes encore en vie tels que le professeur-compositeur Abdellah Issami, le professeur-musicien My Abdeslem Ouazzani, et le violonniste réputé My El Ghali et d'autres. En 1975, Mekki Farfra s'est éteint d'épuisement et d'acharnement à travailler sur plusieurs fronts, dévoré par sa passion, à peine âgé de 55 ans. *Ecrivain, réalisateur (Rabat, Le 25 Juillet 2011)