Tous les professionnels du secteur le savent, le thon rouge de l'Atlantique est bien plus menacé que celui du Pacifique. Mais dans quelle mesure? Voici une indication: le programme de l'Université de Stanford intitulé «Tag-A-Giant» («Marquage d'un géant») offre 1 000 dollars par étiquette de marquage aux pêcheurs de l'Atlantique et de la Méditerranée qui renvoient une étiquette après avoir capturé un thon. Tandis que les pêcheurs du Pacifique ne reçoivent que 500 dollars contre une étiquette. Le marché dit la vérité. Autre indication au sujet de la rareté du thon rouge: il y a deux mois, deux propriétaires de restaurants à sushis, l'un basé au Japon, l'autre à Hong Kong, se sont associés pour acheter un thon rouge de 233 kilos à 175 000 dollars sur le marché aux poissons de Tsukiji (Tokyo). Le premier marché du thon rouge est celui du sushi. Et la demande est tellement énorme que ces poissons disparaissent à un rythme effroyable aussi bien dans l'océan Atlantique que le Pacifique. Dans ce contexte, le principal objectif de la conférence CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction) qui s'ouvrira à Doha (Qatar) le 13 mars, est d'instaurer une interdiction totale du commerce international du thon rouge. La conférence CITES constitue la seule possibilité d'intervention, car aucune autre organisation internationale ne peut venir en aide à une espèce aquatique. Dans le cas des baleines, il y a la Commission baleinière internationale. Pour le thon, seule la CITES peut intervenir. Les thons rouges sont-ils au bord de l'extinction? Probablement. Après avoir marqué six cents individus dans le Pacifique Nord, on a récupéré trois cents étiquettes de marquage: la moitié des thons attrapés dans le cadre du programme «Tag-a-Giant» ont été de nouveau pêchés par les acteurs de la pêche commerciale. Dans l'est de l'Atlantique et en Méditerranée, les données scientifiques suggèrent que cette espèce a diminué de 60% au cours des six dernières années. Un soutien ferme de l'Union européenne à une interdiction du commerce du thon rouge serait plus que bienvenu. En effet, il faudrait une majorité des deux tiers des 175 membres de la CITES pour intégrer une espèce à la liste des espèces en danger ou la retirer de cette liste. La majeure partie des thons rouges de l'Atlantique sont pêchés en Méditerranée, où ils migrent pour se reproduire. Cependant, même au sein de l'UE, l'interdiction du commerce international du thon rouge ne fait pas l'unanimité. La France et l'Italie ont récemment envisagé une interdiction totale. Mais l'Espagne, la Grèce, Chypre et Malte continuent de s'y opposer. Et même s'agissant de la France et de l'Italie, ces pays souhaitent une exemption pour la pêche artisanale. Concrètement, ils veulent que les petits bateaux de pêche des pays méditerranéens puissent poursuivre leur activité pour la consommation exclusivement locale. Dans la pratique, cela signifie que les mêmes bateaux pourront attraper les mêmes poissons, mais ils ne seront plus légalement autorisés à vendre leurs prises sur le marché international (au Japon notamment). Si vous pensez qu'une telle mesure serait efficace, sachant que le thon rouge de premier choix se vend déjà à 770 dollars le kilo sur le marché de gros au Japon, vous êtes très optimiste. Quant au Japon, qui consomme environ 80% des prises de thon rouge, non seulement il s'oppose à l'interdiction, mais son délégué en chef à la conférence CITES, Masanori Miyahara, a déclaré que le pays «émettrait des réserves» concernant toute interdiction. Ce qui signifie, en clair, qu'il ne la respecterait pas. Même si la réunion de Doha permet de garantir une certaine forme de protection de la population de thons rouges de l'est de l'Atlantique, il est peu probable qu'elle puisse faire plus que ralentir sa disparition. C'est une bonne chose que la CITES, qui concentrait auparavant l'essentiel de ses efforts autour de la protection des animaux et des végétaux terrestres plus visibles, s'intéresse également aux espèces marines menacées. Mais la tendance, hélas, n'a pas changé : on commence à protéger la faune et la flore quand les populations sont déjà à des niveaux tellement faibles qu'elles risquent l'extinction. Et même avec des mesures de protection, il est probable qu'elles n'atteignent jamais leur niveau initial. Dans les années 70 et 80, les thons rouges de l'ouest de l'Atlantique (qui se multiplient dans les Caraïbes) ont été surexploités. La «biomasse des géniteurs du stock» a chuté jusqu'à atteindre seulement 15% de son niveau précédant la protection de cette population. Et bien que, par la suite, le nombre d'individus se soit stabilisé, cette population n'a pas retrouvé son niveau d'origine plusieurs dizaines d'années plus tard. Souhaitons bonne chance à la CITES pour la protection du thon. Et aussi pour le dossier tout aussi important, quoique moins symbolique, des requins. Il s'agit d'empêcher la surpêche de certaines espèces de requins -essentiellement capturés pour leurs ailerons-, dont la population a déjà diminué de 90% ! Le fait est que nous vidons systématiquement les océans Pour remédier à ce désastre, il faut trouver une solution «systématique». Selon un rapport publié en 2006 dans la revue scientifique Nature, 90% des grosses espèces piscicoles -thon, marlin, espadon, etc.- ont déjà disparu. Les espèces de taille moyenne sont elles aussi en voie de disparition. De sorte que la solution ne peut guère consister en des interdictions de pêche prises in extremis pour protéger les prochaines espèces menacées d'extinction. Toutes les espèces aquatiques font partie d'une chaîne alimentaire, c'est pourquoi il faut que l'ensemble de l'écosystème puisse se reconstituer. Ce sont des sacrifices provisoires qui seront payants à long terme. Des mesures draconiennes s'imposent, sans quoi ces prochaines décennies, un cinquième de la population humaine sera privé de la principale source de protéines. On doit réduire la flotte de pêche mondiale d'au moins deux tiers, interdire purement et simplement le chalutage de fond et, enfin, imposer des moratoires de pêche concernant des vastes zones océaniques pendant dix ans ou plus. Le rythme de reproduction des poisons est rapide. Il faut donc laisser les stocks se reconstituer jusqu'à revenir à leur niveau historique. Ensuite, les prises pourront être trois ou quatre fois supérieures aux niveaux actuels -qui sont synonymes d'une pêche non durable. On peut aussi continuer de se chamailler à propos des derniers poissons restants. Mais alors il ne faudra pas pleurer quand ils auront tous disparu.