Dimanche 11 juillet 2021, un grand médecin marocain est décédé. C'est le médecin-Général Pr Moulay Driss Archane. L'histoire qui suit est vraie. Elle réunit six protagonistes : le Roi Hassan II, le Général-Médecin Pr Archane, le journaliste Khalid Jamaï, le ministre Driss Basri, l'hémophilie et moi. Des témoins de cette histoire sont encore en vie. Un jour au début des années 1990, un homme, la cinquantaine, en pleurs, la désolation sur le visage, les larmes ne quittant pas ses yeux, se présente à la rédaction du journal L'Opinion. Il est à la recherche d'une oreille attentive, pour lui exprimer le malheur qui l'habite. Le rédacteur en chef de l'époque l'accueille dans son bureau.
Khalid Jamaï, un journaliste à l'écoute des citoyens
Khalid Jamaï, ce maître des médias marocains de l'époque, éberlué, attentif, mais gardant son sang-froid, écoute l'histoire malheureuse de ce bon père de famille, qui raconte à larmes chaudes la perte de ses trois garçons. Les trois petits sont morts suite au même drame : après chaque circoncision, le sang coule et refuse de s'arrêter ; la mort s'ensuit quelques jours plus tard... Le malheureux père crie haut et fort, à qui veut l'entendre, que ses enfants ont été saignés à blanc, après chaque circoncision. « Le sang ne s'arrête pas, jusqu'au décès de l'enfant ».
Le père, par ignorance, ne savait pas qu'il s'agissait de l'hémophilie : une maladie du sang qui se caractérise par l'absence chez le malade de facteurs de coagulation, qui normalement jouent le rôle de soldats obéissants pour stopper l'écoulement du sang à chaque blessure ou hémorragie.
Non : le calvaire de ce père de famille devait s'arrêter. Khalid Jamaï, en bon père de famille, et en tant que journaliste chevronné, écrit article sur article interpellant les hautes sphères à s'intéresser à ce problème de santé ignoré jusqu'alors par les marocains. (A l'époque, je collaborais timidement, par des articles d'éducation sanitaire, aussi bien avec Al Alam qu'avec L'Opinion.)
Le travail acharné de Khalid Jamaï a porté ses fruits. D'autant plus que le père malheureux a élu domicile devant les locaux de L'Opinion, avenue Allal Ben Abdellah.
Hémophilie, le Roi Hassan II et le Médecin-Général Archane
La réponse ne s'est pas faite attendre. C'est le Roi du pays en personne qui intervient. Il ordonne à l'un de ses Généraux médecins d'agir.
L'Association Marocaine de l'hémophilie est née. Elle est présidée par le Général Pr Moulay Driss Archane (dans le temps Colonel major des FAR). Le siège de l'Association est au neuvième étage de la Maternité Souissi, qui abritait l'Ordre National des médecins. Oui, à l'époque, le Général Archane était également président de l'ordre national des médecins (ONM). De grands pontes de la médecine marocaine, spécialistes en hématologie (spécialité médicale qui traite l'hémophilie), ont été appelés pour faire partie de l'Association Marocaine d'hémophilie : Pr Moulay Driss Alaoui (spécialiste en réanimation pédiatrique), Mme Pr Haj Khalifa (spécialiste en pédiatrie et maladies du sang chez l'enfant), Pr Tahar Lahrech (Pédiatre), Pr Mohammed Khattab (hématologue, oncologue et pédiatre), Pr Najji (médecin militaire). Dr Alaoui (spécialiste dans la transfusion sanguine). Mme Pr Benabdellah (spécialiste dans les analyses biologiques sanguines).
Moi, jeune médecin, je faisais de l'éducation sanitaire et de l'information médicale destinées au grand public, mon cheval de bataille. Et cela sur instigation d'un grand journaliste arabophone Al Oustad Abdeljabbar SEHIMI, alors rédacteur en chef de ce quotidien légendaire Al Alam.
Mes maîtres, Pr Moulay Driss Archane et Pr Moulay Driss Alaoui, me font l'immense honneur de me joindre à cette équipe de sommités médicales marocaines. J'étais très fier de m'asseoir à la même table qu'eux. J'étais chargé de préparer des dossiers de presse sur l'hémophilie, maladie méconnue à l'époque. J'étais également chargé d'organiser des rencontres avec les journalistes pour les sensibiliser sur cette maladie.
Merci mon Général pour votre confiance !
Les choses ont commencé à évoluer pour les malades atteints d'hémophilie. Après plusieurs années de travail et de lobbying, le Ministère de la santé consacre toute une rubrique budgétaire à l'hémophilie ainsi qu'à d'autres maladies sanguines pédiatriques, comme la thalassémie. Mais les traitements coûtent très, très, très chers.
Imaginez : si on veut faire bénéficier un enfant hémophile d'une extraction dentaire, il y a un risque d'hémorragie ; un enfant est victime d'un petit traumatisme, le genou ou le coude sont remplis de sang ; l'inflammation de l'appendice, il faut opérer en urgence. Mais chez un enfant hémophile c'est tout un autre problème. Il faut administrer les facteurs antihémophiliques, avant, pendant et après l'acte chirurgical. C'est tout un protocole. Et cela coûte très cher. Il fallait donc trouver de l'argent... L'hémophilie est une maladie budgétivore. Une opportunité se présente. Une association Américaine propose des facteurs antihémophiliques à des prix abordables.
La sollicitude de Driss Basri : 2 millions de dirhams
Le Général Archane, président de l'Association Marocaine de l'hémophilie, a eu une idée de génie. Prendre contact avec l'homme fort de l'époque : Driss Basri. Un matin (je ne me rappelle plus la date mais je me rappelle l'heure), la secrétaire de l'Association Marocaine de l'hémophilie me téléphone et m'informe que le Général Archane exige que je sois ainsi que d'autres personnalités, le jour même à 11h au siège du Ministère de l'Intérieur. Comme des soldats, toutes les personnes convoquées ont répondu à l'ordre du Général Archane. A 11h tapante, Pr Moulay Driss Alaoui, Pr Tahar Lahrech, Pr Mme Hajj Khalifa et d'autres... Tout le monde était à l'heure. Sauf notre hôte. Nous avons attendu jusqu'à ce qu'une petite porte s'ouvre, et le puissant ministre entre. Tout en tendant la main à chacun de nous, il tendait l'oreille au Général, s'informant sur nos noms et nos qualités. Deux membres de l'association Américaine étaient avec nous.
Et une question jaillit de la bouche du ministre de l'intérieur. Je m'en souviens comme si c'était hier : « En quoi je peux t'aider Mon Général ? ». Pr Archane, président de l'Association Marocaine de l'hémophilie expose en quelques minutes les besoins des malades marocains en facteurs anti-hémophiliques, et l'opportunité avec l'association Américaine... Avant que le Général ne prononce le dernier mot de son allocution, le puissant ministre décroche le combiné d'un téléphone fixe. Il demande à ce qu'on lui passe en urgence deux noms. Ce qui fut fait. Les conversations n'ont pas duré plus de quelques minutes. Le Ministre se tourne vers le Général et lui annonce d'un air triomphant mais sans fanfaronnade : « Mon Général, vous avez 2 millions de dirhams pour vos malades ». Nous étions tous sidérés, au point que personne n'avait constaté le départ du ministre.
Détrompez-vous, mesdames et messieurs, 2 millions de dirhams c'est vraiment une grosse somme, mais relativement insignifiante devant une maladie budgétivore comme l'hémophilie. Cette somme pourrait servir au traitement d'à peine une vingtaine de malades. Pas plus.
Trente ans plus tard, en l'an 2021, la situation médicale s'est nettement améliorée pour la prise en charge des malades atteints d'hémophilie au Maroc. Mais beaucoup de problèmes persistent.
L'histoire retiendra que suite à l'appel de détresse d'un père, au travail d'un journaliste, Khalid Jamaï, un Roi a été sensibilisé aux malheurs de familles dont les garçons souffrent d'hémophilie et qu'un Général des FAR, Pr Moulay Driss Archane (décédé au petit matin du dimanche 11 juillet 2021), a été le premier président d'une association d'aide aux malades souffrant d'hémophilie. Cette association continue de faire son bonhomme de chemin jusqu'à aujourd'hui.
Repose en paix mon Général ! La dernière image que je garde de vous, ce sont vos pas de danse (je crois que c'était un Tango). Vous dansiez avec votre épouse, le soir où vous avez eu l'amabilité d'inviter les membres de l'association Marocaine des hémophiles ainsi que quelques malades, chez vous, dans votre demeure familiale.
Par Dr Anwar CHERKAOUI, Témoin vivant de cette parabole historique avec au moins cinq autres, vivants et actifs. Ils se reconnaîtront !