Pour Pierre Henry, il n'y a pas de prise de conscience à la hauteur du phénomène de la crise migratoire. Il est actuellement à Dakar dans le cadre d'un projet européen axé sur la lutte contre la traite d'êtres humains. Il répond aux questions de notre correspondante à Paris Noufissa Charaï – @noufissacharai. L'Observateur du Maroc et d'Afrique: Le Roi du Maroc propose la création d'un Observatoire africain de la migration pour mieux appréhender le problème. Comment celui-ci peut-il être efficace selon vous et que peut-il apporter de nouveau ? Pierre Henry : C'est essentiel comme travail ! C'est un travail indispensable qui doit être fait par l'Union africaine, mais également en collaboration avec la communauté internationale. La question des migrations concerne autant la communauté internationale que l'Union africaine. Le flux migratoire fait perdre à l'Afrique ses forces vives ! Cet Observatoire peut être efficace s'il débouche sur des décisions concrètes. La première étape, c'est connaitre la réalité des migrations, la seconde est celle de la volonté politique qui doit mettre fin au drame qu'on connait. La tâche est immense et elle ne concerne pas seulement l'Afrique et les Africains. Quel rôle doit jouer la France et la communauté internationale ? Chacun a une part de travail qui lui incombe. Il faut prévenir un certain nombre de conflits et ne pas les alimenter d'une manière ou d'une autre pour des enjeux géostratégiques ou économiques. La question de la gouvernance des pays est primordiale, le partage des richesses, leurs redistributions, la question évidemment du développement, tout cela est lié au phénomène migratoire. La France doit jouer un rôle au sein de la communauté internationale avec des instances comme l'Union Africaine pour prévenir un certain nombre de conflits et du danger de la migration. Il faut ouvrir des voies de migrations légales, c'est indispensable. Nous ne sommes collectivement pas à la hauteur du défi qui nous est posé. Notamment sur la tragédie libyenne, à savoir le conflit armé, mais également ce que nous avons vu dans le documentaire de CNN avec la mise en esclavage littéral d'un certain nombre de personnes. La communauté internationale est quasiment impuissante face à cette tragédie. Il y a eu des évacuations mais ce n'est pas suffisant. La Libye est un Etat failli où chacun est à la merci de bandes armées, c'est terrible. La réponse de la communauté internationale est insuffisante sur la mise en esclavage de dizaines de milliers de personnes. Selon la commission de l'Union africaine, plus de 13.000 personnes ont été rapatriées chez elles début décembre depuis la Libye. La lutte contre le trafic d'êtres humains et donc contre les passeurs est-elle une priorité ? Nous le savons, la route migratoire a toujours été celle des armes et de la drogue et de tous les trafics, y compris d'êtres humains. Quand il est moins coûteux pénalement de se livrer au trafic d'êtres humains qu'à d'autres trafics, il y a forcément des réseaux pour profiter de cette » source de revenu « . Mais la chronologie est importante, le bout de la chaîne c'est une bonne gouvernance, un partage des richesses, également le développement et l'amélioration du service public. Il faut lutter contre les réseaux mafieux là-bas et accueillir les gens qui sont ici. Les priorités sont multiples, elles ne sont pas univoques. Il faut travailler sur l'ensemble de la chaîne pour juguler ces mouvances. La migration africaine est d'abord un problème africain. Comment les associations travaillent-elles pour améliorer la situation sur place et comment les aidez-vous ? C'est compliqué, là je suis à Dakar et nous travaillons sur le phénomène de traite d'êtres humains entre la Côte d'ivoire, le Sénégal et la Tunisie. Nous mettons concrètement en œuvre cette action. C'est une action de prévention, de documentation et de formation. Nous aidons les associations locales, mais le travail est immense. Aujourd'hui, ce que nous faisons est évidement une goutte d'eau, c'est un infime sujet mais il faut commencer par là. Il faut une prise de conscience globale pour avancer, tout le monde a une responsabilité, nous respectons la nôtre. Emmanuel Macron a fustigé le travail des associations dans son discours à Calais, le chef de l'Etat les accuse d'encourager des migrants » à rester là, à s'installer dans l'illégalité, voire à passer clandestinement de l'autre côté de la frontière, elles prennent une responsabilité immense. Jamais, jamais, elles n'auront l'Etat à leurs côtés « . Qu'en pensez-vous ? Ce n'est pas la meilleure partie de son discours, les associations ne sont pas responsables. Les gens ne risquent pas leur vie pour venir s'échouer dans la rue ou pour venir s'échouer dans des terrains boueux. Emmanuel Macron a fait de la politique interne, l'opinion publique n'est pas très généreuse par rapport à l'accueil des populations étrangères et c'est à cette opinion qu'il parle et je le regrette. Faire de la politique c'est aussi dire la vérité sur la question migratoire. Elle n'est pas un long fleuve tranquille, elle pose des problèmes de partage, d'identité mais il faut savoir les aborder. J'attends plus et une autre manière d'aborder le problème par le chef de l'Etat. Rappelons que le paysage est complexe, les associations sont diverses, beaucoup travaillent aussi avec de l'argent public. Le problème a été posé avec une infinie maladresse. Les associations, leur travail c'est d'aider les gens qui sont dans le dénuement le plus total. Un Etat a le droit de définir sa poli- tique et ensuite chacun en pense ce qu'il veut. Depuis quarante ans les politiques publiques n'anticipent rien, il n'y a pas de cohérence ou de vision. Vous faites la différence entre migrants et réfugiés ? Qui sont les Africains qui arrivent à obtenir l'asile en France ? Près de 100.000 personnes ont demandé l'asile et 43.000 l'ont obtenu en 2017. Les Africains obtiennent également l'asile dans de grandes proportions dès lors qu'ils viennent du Soudan, d'Erythrée, de Somalie, de la Corne d'Afrique, mais pour les gens venant d'Afrique de l'ouest ce n'est pas la même situation. La situation à Calais est revenue au cœur de l'actualité après la tribune de Yann Moix dans Libération. L'écrivain parle d'un » protocole de la bavure » en évoquant les violences policières. C'est une réalité ? Ce sont des dérapages parce que la mission de la police ne peut conduire qu'à cela. Quand la police a pour mission d'interdire les regroupements et de disperser les flux, parfois il y a des dérapages plus que condamnables mais il n'y a pas d'ordre. En revanche, il y a des missions absurdes qui ne peuvent conduire qu'à cela. C'est vrai qu'il y a des violences policières qui ne sont pas acceptables, mais ce n'est pas un système. La situation des mineurs isolés est alarmante au-delà du cas de Calais. Depuis plus d'un an plusieurs mineurs marocains sont arrivés clandestine- ment à Paris. Plusieurs dorment dans le quartier de la Goutte d'Or. Les autorités sont-elles dépassées ? Il y a un travail important qui a été fait avec le Maroc. Il y a une association marocaine qui est sur le terrain avec les associations françaises. Nous essayons d'identifier les familles pour permettre un retour quand cela est possible. Ces mineurs terrorisent leur environne- ment et en même temps, ils sont dans une grande souffrance, une détresse psychologique mentale et physique dramatique. C'est un phénomène à part dans les mineurs, les jeunes marocains concernés sont drogués, ce qui n'est pas le cas de la majorité des mineurs isolés qui arrivent sur le territoire français. Nous étions démunis face à eux. Cette interview a été publiée dans L'Observateur du Maroc & d'Afrique le 2 février 2018