Donald Trump est comme un trou noir qui dérègle les lois habituelles de la physique : avec lui, les us et coutumes politiques ne s'appliquent plus. Qui aurait imaginé que l'Alabama apporte aux progressistes américains la consolation qu'ils attendent depuis un an ? Que ce soit l'un des Etats les plus conservateurs de la Fédération qui leur fasse respirer l'air délicieux de la revanche ? Que l'Alabama qui n'a pas élu un Démocrate au Sénat depuis un quart de siècle (et encore ! L'élu était si modéré qu'il n'a pas tardé à rallier le camp d'en face et il a fini sa carrière sous les couleurs républicaines…) offre un fauteuil inespéré à un parti qui reste sonné par sa défaite éclatante de 2016 ? Que le rapport de forces entre les deux grandes formations politiques s'inverse alors qu'Hillary Clinton a été distancée de près de 30 points l'an dernier par Donald Trump dans ce coin du Sud profond ? Dans l'enthousiasme de la soirée électorale, Hillary Clinton a d'ailleurs lâché : « si un Démocrate peut gagner en Alabama, nous pouvons concourir partout ! » Echec du Président L'Alabama est à part. Un Etat rural et pauvre, parfois misérable. Conservateur, croyant et même puritain. C'est l'Amérique profonde. On dit le « Sud profond ». A Washington, en Californie ou sur la Côte est, on pense : des ploucs absolus. La dernière fois qu'il s'y est passé quelque chose de notable en politique, c'est en décembre 1955. Une femme noire de 40 ans a refusé de céder sa place dans le bus à un Blanc, comme le règlement l'exigeait. La police l'a arrêtée. Cela a fait toute une histoire. Cela a fait l'Histoire : le Mouvement des droits civiques a démarré et Rosa Parks est entrée dans la légende de la lutte contre la ségrégation raciale. Evidemment, les Démocrates qui mangent la poussière à chaque scrutin depuis des décennies veulent croire qu'avec l'élection sénatoriale, s'est enclenchée une révolution du même ordre. Le réveil anti-Trump. La fin des campagnes populistes. L'heure de la Libération. Ils risquent d'être cruellement déçus. Le scrutin local recouvrait un enjeu national. La fin de campagne s'est déroulée dans un climat d'hystérie entretenu par les médias omniprésents. Elle était à fort coefficient idéologique, opposant Roy Moore, un ancien juge ultraconservateur portant sa religion en bandoulière et Doug Jones, un magistrat qui s'est fait connaitre en obtenant la condamnation de deux racistes du Klu Klux Klan, trente ans après un attentat meurtrier contre des Noirs. Le Président lui-même s'en est mêlé. Et pour cause : avec la victoire de Doug Jones, le Président voit fondre la courte majorité qui le soutient au Sénat au point qu'elle est réduite à la plus simple expression : 51 sièges pour les Républicains contre 49 aux Démocrates. L'échec des Républicains est bien celui du Président, même s'il refuse de l'assumer. Au lendemain du scrutin, il n'a pu s'empêcher de tweeter « J'avais raison ! » en évoquant le soutien qu'il avait d'abord apporté à un rival du candidat qui est arrivé en tête des primaires républicaines… Difficile d'admettre cette vérité : il a misé sur le mauvais cheval, se ralliant ensuite à Roy Moore alors que les ténors du parti républicains refusaient de le soutenir. Vague puritaine Pourtant, le parti démocrate aurait tort de pavoiser. Le scrutin marque moins la victoire de son champion que la défaite de son adversaire. Les sondages « sorties des urnes » sont implacables : ce sont les femmes qui ont refusé d'élire le candidat. Et pour cause : elles ont balancé leur voix dans l'urne comme d'autres en France « balancent leurs porcs ». Le juge intraitable, avec des citations de la Bible pour chaque évènement de la vie, qui considère l'avortement comme un crime et l'homosexualité comme une abomination a été rattrapé par son passé et accusé d'être un Tartuffe. Il y a quarante ans, revenant de la guerre au Vietnam et encore célibataire, il aurait eu des aventures avec de très jeunes filles. L'une qui était mineure à l'époque l'a dénoncé, dans la foulée de l'affaire Weinstein. Le juge a nié en bloc. Les accusatrices aujourd'hui quinquagénaires se sont multipliées. Le juge a dénoncé un complot. Sans convaincre. Morale de l'histoire : on ne sait jamais ce que le passé nous réserve. La leçon politique, c'est que le puritain a été puni par où il a pêché, c'est une vague puritaine qui l'a emporté. Pas la force des idées progressistes. Depuis deux mois, l'affaire Harvey Weinstein fait tous les jours tomber une star de son piédestal. Après Hollywood, les réseaux télévisés, la Silicon Valley, les milliardaires de la nouvelle économie, la vague morale atteint désormais les marches du Capitole. En se résignant à soutenir le juge Moore, Donald Trump et le parti Républicain ont sous-estimé cette déferlante. Le Président est fragilisé. Il avait résisté pendant sa campagne aux accusations de harcèlement. Il devrait désormais se méfier.