Il y a toujours un instant dans la vie des dictatures où l'Histoire bascule. C'est apparemment ce moment - totalement inattendu, il y a un mois encore - que vivent les Tunisiens. La colère née de l'immolation par le feu d'un jeune diplômé chômeur de Sidi Bouzid, une petite localité du centre du pays, s'est transformée en trois semaines en une révolte populaire qui, le mercredi 12 janvier 2010, a débordé sur la capitale, et touché toutes les couches de la population. Le pouvoir du général président Zine el-Abedine Ben Ali est largement responsable de cet embrasement. La semaine passée, aux abois, il a répliqué par la force au malaise social des jeunes sans emplois de la partie la plus pauvre de la Tunisie. Les forces de l'ordre ont tiré à balles réelles et tué des manifestants aux mains nues. Un véritable massacre aurait eu lieu à Kasserine, petite ville à 300 km au sud de Tunis, le week-end passé. Des témoins parlent d'une cinquantaine de morts. Depuis, les manifestants n'ont plus rien à perdre. Au-delà du malaise social de la partie oubliée du pays (alors que la classe moyenne citadine a bénéficié d'un mieux être économique ces dernières années), c'est le ras-le- bol des Tunisiens devant l'absence de liberté qui s'exprime aujourd'hui. Le général Ben Ali, ancien chef des services de renseignements, policier formé aux Etats-Unis, a mis le pays en coupe réglée depuis 1987. Il s'est d'abord attaqué aux islamistes, puis aux démocrates qui voulaient ouvrir le pays. Les élections sont factices, les partis émasculés, la presse indépendante inexistante, les défenseurs des droits de l'homme régulièrement tabassés, voire emprisonnés … Parallèlement, au fil des années, la mainmise sur l'économie du pays de l'entourage présidentiel, en particulier la belle famille Trabelsi du chef de l'Etat, a poussé dans l'opposition la bourgeoisie d'affaires qui le soutenait hier. Résultat : ces dernières semaines en Tunisie, comme en 2009 en Iran, des jeunes - et moins jeunes - de la classe aisée ont utilisé les réseaux sociaux internet et twitter pour faire connaître à l'extérieur les informations sur la répression à l'intérieur du pays. Un groupe, «Les Anonymes», a été le premier à bouger. Six cents policiers «hackers» sont désormais sur les dents pour les contrer. En vain. Même si le pouvoir a arrêté des cybernautes. Aux abois, alors que Tunis est elle aussi touchée le 12 janvier, et que les chars y sont entrés, Ben Ali oscille entre répression et apaisement. Le 10 janvier, il y a promis la création de 300.000 emplois aux jeunes chômeurs. Trop tard. Mercredi, il limogeait son ministre de l'Intérieur et annonçait la libération des jeunes arrêtés ces dernières semaines. Trop peu. Le président est aujourd'hui mis en cause par une majorité de Tunisiens. Il n'est plus qu'un vieil homme honni de 74 ans, enfermé dans sa tour d'ivoire depuis de longues années, - il a toujours craint d'être assassiné - et entouré d'une camarilla qui le coupe de la réalité tunisienne et des aspirations d'une jeunesse dont 30% a moins de 25 ans. Va-t-il quitter le pouvoir ? Il y était arrivé en 1987 par un coup d'Etat qui renversait le vieux président Habib Bourguiba qui n'avait pas su se retirer à temps. On ne peut exclure qu'un arrangement au sein du régime n'amène à Tunis un Ben Ali bis. Ce serait la pire des solutions. Les jeunes Tunisiens seraient morts pour rien, eux qui rêvent d'une véritable démocratie.