C'était à la fin des années 1990 et cela paraît un siècle : onze sur quinze des gouvernements de l'Union européenne étaient socialistes ou à participation socialiste. Une décennie plus tard, la droite a détrôné presque partout les sociaux-démocrates. Mais surtout l'extrême droite s'est enracinée électoralement dans le paysage européen, de la Hongrie, où percent les ultranationalistes xénophobes, à l'Autriche où la principale formation d'extrême droite a raflé 27% des voix devenant ainsi la deuxième force politique à Vienne lors de l'élection municipale et régionale du 10 octobre 2010. Les vieilles démocraties du Nord ne sont pas épargnées, de la Suède (où le parti d'extrême droite a fait son entrée au Parlement le 19 septembre avec 5,7% des voix) aux Pays-Bas en passant par le Danemark (où les xénophobes populistes sont le troisième parti du pays) et la riche Norvège où ils sont à 15%. Bien sûr, l'extrême droite n'est pas la même partout. Mais ce qui inquiète, c'est que désormais un même rejet la fédère: le rejet de l'islam. Merkel enterre le modèle allemand multiculturel Dans ce panorama où la droite populiste s'implante à coups de surenchère contre l'immigration, l'utilisation par Angela Merkel d'une rhétorique flirtant avec l'extrême droite a quelque chose de glaçant. D'autant que ce faisant la chancelière allemande a brisé un tabou dans une Allemagne encore si traumatisée par son passé nazi que ses dirigeants maniaient jusqu'ici avec la plus extrême prudence tout discours sur la différence. Cela n'a pas empêché la chancelière allemande de lancer le 15 octobre : «Nous nous sentons liés aux valeurs chrétiennes. Celui qui n'accepte pas cela n'a pas sa place ici». Visant les quatre millions de musulmans (5% de la population), turcs pour l'essentiel, vivant en Allemagne, Merkel enterrait ainsi le modèle de l' Allemagne Multikulti (multiculturelle, multireligieuse, tolérante) qui prévalait en matière d'immigration depuis la chute du mur en 1989, martelant même: «l'approche Multikulti a échoué, totalement échoué». Signifiant que les émigrés sont certes souhaités pour pallier la pénurie de main d'œuvre mais qu'ils doivent reconnaître les valeurs de l'Allemagne chrétienne, elle ajoutait: «subventionner les immigrants» ne suffit pas, l'Allemagne est en droit «d'avoir des exigences». Autant dire qu'il n'est plus question d'intégration mais d'assimilation. Mensonge et débat nauséabonds Seul point positif : la chancelière a évité d'entrer dans le débat malsain et explosif autour de l'islam qui a cours en Allemagne depuis deux mois. Un débat sans lequel elle n'aurait probablement pas osé cette sortie. Car Angela Merkel, en chute libre dans les sondages, ne fait pas qu'obéir à des considérations politiciennes avant les élections de fin mars dans le Bade Wurtenberg. Elle surfe aussi sur l'ambiance qui prévaut dans le pays et au sein même de son parti. Le président de Bavière n'a par exemple pas hésité à déclarer que l'Allemagne n'avait «pas besoin d'immigrés supplémentaires» surtout s'ils sont de «cultures différentes». Peu importe qu'il s'agisse d'un mensonge patent au vu de la natalité très faible d'un pays vieillissant dont l'économie a besoin de 400 000 employés qualifiés au moins, phénomène existant soit dit en passant dans presque toute l'Europe. Ce mensonge a alimenté le débat nauséabond lancé fin août par «Deutschland schafft sich ab» - l'Allemagne court à sa perte, un pamphlet xénophobe vendu à … 650 000 exemplaires mettant en garde contre le déclin de «l'identité allemande» qui serait provoqué par la fécondité galopante des musulmans et les «tares génétiques» des immigrés du Proche-Orient ! La peur d'une immigration jeune Son auteur Thilo Sarrazin, un dirigeant de la Banque Centrale et du PSD (sociaux démocrates) a depuis été démis de ses fonctions. Mais il a libéré les pires instincts et popularisé les pires préjugés contre l'islam et les musulmans pour justifier le refus de toute cohabitation culturelle. Sarrazin a aussi permis de revendiquer les «valeurs chrétiennes» de l'Allemagne et de poser la question qui obsède les pays européens faisant partout le lit de l'extrême droite, du populisme et de l'islamophobie : une population immigrée jeune met-elle en danger l'identité nationale ? La question peut paraître largement dépassée s'agissant de pays qui ont à la fois besoin d'une main d'œuvre immigrée pour faire tourner leur économie et dans lesquels l'identité nationale n'est qu'une illusion car elle s'est diluée depuis longtemps dans le métissage. N'empêche. «Dans toute l'Europe, résume l'historien Patrick Weil dans un entretien publié par Le Monde, 20% de l'électorat européen craignent que la diversification culturelle fragilise les nations. La question des minorités est toujours agitée à des fins politiciennes dans les moments de crise. Les Européens sont confrontés à une grande incertitude sur l'avenir. Cela crée des angoisses qui peuvent être soit apaisées soit excitées par les politiques». C'est aussi là le nœud du problème. Un peu partout, la percée électorale de l'extrême droite incite les partis de droite traditionnels à reprendre leur rhétorique et à chasser sur leurs terres dans l'espoir de récupérer leur électorat. Récupérer l'électorat d'extrême droite, une illusion dangereuse En la matière, la France est sans doute allée le plus loin. Ayant fait de l'identité nationale et de l'insécurité des thèmes centraux en vue de la présidentielle de 2012, Nicolas Sarkozy et ses ministres de l'Intérieur et de l'immigration stigmatisent les Roms et envisagent de déchoir de leur nationalité des Français d'origine étrangère. Le problème, c'est qu'en jouant à ce jeu, on ne fait que légitimer les thèses xénophobes et on oublie que les électeurs risqueront toujours de préférer l'original à sa copie… «Pendant un siècle, remarque Olivier Duhamel, professeur de droit dans Le Monde, la religion communiste a offert une réponse magnifique qui s'est avérée catastrophique. C'est la droite populiste xénophobe qui offre aujourd'hui cette réponse simple aux souffrances en disant «vous souffrez à cause de tous ces gens pas comme nous» et c'est efficace». Comment sortir de ce dilemme dans une Europe en crise, qui a peur de son vieillissement et où la gauche voit ses idéaux et ses conquêtes sociales se diluer sans parvenir à élaborer des projets crédibles et les réponses complexes susceptibles de contrer le populisme xénophobe ? Une chose est sûre : le repli sur soi et la stigmatisation des étrangers risquent d'aboutir à des affrontements majeurs. Une perspective nettement plus dangereuse que la tentative de valoriser ce qui rapproche plutôt que ce qui sépare.