Père légitime de la «sobriété heureuse», Pierre Rabhi n'en fait pas seulement une philosophie, mais un mode de vie. La silhouette frêle et le geste calme, Pierre Rabhi respire la simplicité comme tous les paysans. Sauf que lui a cette particularité, cet engagement écologique sans faille qui en fait l'un des plus fervents activistes verts en France et en Europe. Menant son combat depuis plusieurs années, l'homme n'a cessé de prôner et d'appeler à pratiquer une agriculture respectueuse de la terre aux antipodes de l'industrialisation massive. Pour lui, la modernité a apporté son lot de «matérialisme radical» qui ne cesse de gagner en puissance. «Une aliénation totale : enfermé de la maternelle à l'université, on loge dans des boîtes empilées ; on travaille dans des petites ou grandes boîtes ; on se déplace avec sa caisse ; pour aller s'amuser, on sort en boîte. Et tout ça jusqu'à la dernière boîte dont on ne sortira plus. Je me suis rendu compte que la modernité, plutôt que de nous avoir libérés, nous privait de l'essentiel, et je ne voulais pas renoncer à ce que le divin nous a offerts, à ma part de beauté», analyse- t-il sur les colonnes du journal Le monde. Né dans un oasis, au Sud de l'Algérie, dans une famille musulmane, l'enfant sera confié après la mort de sa mère à l'âge de quatre ans, à une famille française à Oran. A l'âge de 20 ans, le jeune Rabhi quitte son Algérie natale pour se rendre en France. Seul et sans repères, il travaille comme magasinier dans une usine avant de décider de partir loin. Explorateur dans l'âme, Pierre Rabhi s'installe avec sa compagne en Ardèche. Dans ce cocon vert, il travaillera d'arrache pied, emprunte de l'argent et achète finalement une ferme. En cultivant la terre, Rabhi n'oublie pas de cultiver son esprit. Vénérant la terre-mère, il développe une philosophie et un mode de vie qui n'a qu'un seul but «la sobriété heureuse». Un concept prônant un train de vie modeste, un désintérêt prononcé par rapport au gain et un mode de travail raisonnable subvenant juste aux besoins nécessaires. Une philosophie qu'il transpose au domaine agricole en devenant le chantre de l'agro-écologie. «Cette dernière va à contre-courant de l'industrialisation massive qui empoisonne et ruine la terre et la nature en général. En fait c'est un retour aux bonnes coutumes des anciens paysans en bannissant tout recours aux produits chimiques ou autres hybridations», nous explique-t-il. Une approche qui connaît de plus en plus d'intérêt auprès des paysans, des associations, des organismes internationaux et du grand public. «Les gens sont de plus en plus conscients du danger et l'engouement grandissant pour les produits bio en est la preuve», explique-t-il. Une prise de conscience qu'il essaie d'aviver et d'aiguiser à travers ses multiples et régulières rencontres avec paysans et grand public en France et ailleurs. Infatigable, il court le monde pour sonner l'alarme, désigner les erreurs et aider à trouver les solutions. «Mais l'ultime solution n'est autre que le respect de son milieu, le respect de la terre et la cohabitation avec ses énergies», nous déclare-t-il, le regard brillant. Pour cet homme, rien ne vaut la beauté et la grâce du miracle de la vie: «C'est un émerveillement renouvelé: Cette graine que l'on plante et qui éclot est un sublime miracle qui me laisse sans voix», conclut-t-il, ému. —————————– Après avoir inauguré un nouveau centre, Terre et Humanisme, au Sud du Maroc, Pierre Rabhi nous livre le fond de sa pensée écologique. L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Vous venez d'inaugurer un centre de Terre et Humanisme dans la région de Marrakech. Les motivations de cette ouverture ? Pierre Rabhi : Le centre qu'on a créé à Marrakech est un espace de sensibilisation, de formation et de démonstration. Nous voulons prouver que l'agro-écologie peut réussir au Maroc. Nous sommes engagés dans cette démarche depuis longtemps et Terre et Humanisme Maroc a déjà lancé plusieurs fermes pédagogiques à travers le royaume comme celle de Dar Bouazza, à Casablanca, avec ses paniers bio et Swani tiika, un groupement de fellahs dans la région de Rabat. Ce sont différents projets où l'agro-écologie est prônée et pratiquée à 100%. Dans la région de Marrakech, on s'attaque à un milieu aride où la pluviométrie est rare et lorsqu'elle arrive c'est sous forme de violents orages. La végétation se raréfie dans cette région tout en entraînant un changement global. Les pauvres agriculteurs de la région des Rhamna, affrontent une raréfaction progressive de la production céréalière. Ils sont ainsi contraints à vivre avec 5 à 10 quintaux par hectare et ce n'est pas possible. Du coup, ils augmentent l'effectif du cheptel en lorgnant les bonnes ventes en période de l'aid Adha. Cette augmentation entraîne un surpâturage qui détruit infailliblement le sol en engendrant l'érosion et la désertification. Or, le sol est vital pour avoir de la biomasse et de la végétation qui a la capacité d'appeler la pluie. Ces agriculteurs sont ainsi coincés dans un cercle vicieux et l'agro-écologie constitue une meilleure alternative pour eux. Il faut que les agriculteurs reviennent aux bonnes techniques ancestrales et en bannissant tout recours aux fertilisants et autres traitements chimiques et surtout en travaillant d'une manière saisonnière. C'est-à-dire produire et cultiver les plantes pendant leur «vraie» saison de tel manière qu'elles n'auront pas besoin d'être boostées tout en respectant le système de rotation et d'association. On oublie souvent que produire devrait se faire pour se nourrir et non pas pour créer un excédent jeté souvent dans les poubelles. L'agro-écologie peut-elle sauver la terre ? Je suis engagé depuis longtemps dans une démarche qu'on appelle la propagation de l'agro-écologie. C'est une approche qui répond en même temps aux besoins alimentaires des populations, préserve le milieu naturel et l'améliore. Cette démarche consiste à ne pas bombarder la terre d'engrais chimiques pour la faire produire jusqu'à ce qu'elle soit complètement empoisonnée et ruinée, pour passer ensuite à côté gâcher d'autres terrains. On ne peut pas continuer sur cette lancée. On n'a plus besoin de prouver que la démarche moderne est très négative et nuisible. Par contre l'agro-écologie prend en compte le bien-être du milieu naturel. On entre, effectivement, dans une sorte de coopération avec l'énergie de la vie elle-même. Les sols, les microbes, le ciel, le soleil... tous sont impliqués dans les techniques que nous mettons en place. Ça intègre évidemment l'élément et l'approche humains. Les traditions, l'héritage, le savoir faire, les coutumes, tout y est. Pour ces dernières, il faut savoir qu'elles ne sont pas toujours bonnes à reprendre. Quand les paysans se mettent à tout brûler pour défricher avec le feu et récupérer des lots de terre, c' est une pratique négative à proscrire et nous encourageons les paysans à la délaisser. C'est le même cas pour la déforestation pour récupérer des comestibles, le surpâturage dans les zones semi-arides à cause des troupeaux trop importants...Comme ces exemples, il y en a plusieurs à réviser. A un certain moment, le sol commence à se dénuder, cela fait que le rayonnement solaire remonte vers l'atmosphère pour la réchauffer en limitant la condensation et en raréfiant les pluies. Lorsque ces dernières reviennent finalement, elles arrivent sous forme de phénomènes extrêmes : orages violents, inondations et fortes érosions emportant sur leur passage sols et terres. Ceci est le scénario catastrophe et on est plein dedans et malheureusement partout. C'est donc l'une des motivations du lancement de ce nouveau centre au sud du Maroc. Une initiative pour propager les bonnes pratiques et sauvegarder son milieu tout en assurant la sécurité alimentaire des populations. Ces pratiques constituent-elles l'une des causes du changement climatique ? Certes, ce n'est pas là la seule cause du changement climatique mais c'est une des plus importantes. L'Homme détruit la Terre. Utiliser les engrais en agriculture est une aberration. Mettre du poison dans la terre qui devient tout simplement un substrat qui va faire germer à son tour des plantes «empoisonnées et empoisonneuses». En agro-écologie, notre premier souci est que la terre soit vivante et le reste. Dans le sol, il y a toute une vie : des micro-organismes, des bactéries, des insectes, des plantes toute une vie qu'il faut entretenir et respecter. Quand on vient planter et semer, on le fait dans une terre vivante qu'on a préservée et même améliorée. Et la nourriture qui y est produite est saine. Si tout le monde court actuellement après le bio, c'est parce que c'est une nourriture beaucoup plus complète et bénéfique que celle produite sur des sols pollués. Impossible d'évoquer l'agriculture et son industrialisation sans parler de la sécurité alimentaire … Il y a un problème énorme qui entre dans la grande problématique de l'avenir alimentaire de l'humanité et que l'on omet d'évoquer : c'est le fait que 70% des semences que l'humanité a collectées, valorisées, domestiquées, transmises depuis plus de 12 mille ans, ont disparu. Et l'évolution va vers la disparition du reste. A force de vouloir développer des plantes performantes, on les hybride et on crée des OGM entre autres. Actuellement, des firmes internationales ont des stratégies d'élimination des plantes reproductibles pour installer des marchés de plantes «à utilisation unique» auxquelles on aura tout le temps recours. Si on ne réagit pas, ça sera la fin des plantes qui se reproduisent naturellement. Ce sont des projets et des stratégies criminels, et je mesure bien mes mots. Si on ne les arrête pas aujourd'hui, ils amèneront les générations futures à une réelle catastrophe. Quand les semences indispensables auront disparu ça sera la fin ! En voici un exemple concret : les agriculteurs marocains achètent des graines de tomates très chères coûtant plus de 200.000 dhs le kilo. Ce sont des semences hybrides F1 à utilisation unique. Après avoir semé et récolté ces tomates, ils ne peuvent pas réutiliser ces graines comme jadis. Ces agriculteurs sont contraints de racheter des graines coûteuses pour la nouvelle saison. Ils sont ainsi emprisonnés dans un système «sélectif» de surcroît, duquel ils ne peuvent sortir. Car tout le monde n'a pas les moyens de se procurer chaque année des graines à 200.000 dhs le kilo ! Les agriculteurs sont-ils conscients de l'étau qui se resserre progressivement autour d' eux ? Je donne régulièrement des conférences et anime des rencontres avec des agriculteurs un peu partout en Europe et en Afrique. Je peux vous dire qu'ils n'en sont pas conscients. Je me suis rendu compte également que le public n'est pas assez, voire nullement, informé sur cette question pourtant vitale pour la race humaine et son avenir alimentaire. Comment affronter donc ces lobbies industriels qui s'accaparent l'agriculture ? Vous savez ce qui est très puissant, c'est l'assemblage et le rassemblement des petites énergies. Indéniablement, ça génère de la puissance. On se plaint des lobbies mais c'est nous qui les créons. Avec notre manière d'acheter, de consommer, de gaspiller, nous leur donnons chaque jour et à chaque achat un peu plus de pouvoir. On est responsable autant qu'eux. Ces lobbies existent finalement parce qu'on leur permet d'exister. Il faut absolument se désister de ce processus et mettre en place des procédures simples qui permettent à chaque individu de produire sans nuire. Il faut s'affranchir de cette dictature commerciale créée par les grandes firmes totalitaires et effectuer un retour aux petits principes adaptés et multiples. C'est le fondement même de ma philosophie «la sobriété heureuse». Le drame aujourd'hui, c'est que les êtres humains ne sont pas reliés. Ils sont tous subordonnés à un système, qui tel un train à la dérive, va finir en se fracassant. Il faut absolument en sortir, il en va même de notre survie.