Un jeudi d'octobre dans les anciens abattoirs de Hay Mohammadi. L'odeur de chair calcinée émanant de l'incinérateur géant prend le visiteur à la gorge. Dans la cour arrière, derrière une porte grinçante rongée par la rouille, Mami, le chien de garde, renifle les cadavres encore chauds des chiens amassés devant les cages encastrées le long des murs. Ici, une chienne avec ses 6 bébés endormis à jamais, là un caniche à la toison emmêlée et sale, la langue bleutée et pendante. Plus loin, trois carcasses de cabots gisant dans une coulée d'urine et de sang. Le show mortifère est insoutenable. Bienvenu à la fourrière du Grand Casablanca, l'antichambre de la mort des chiens errants ou perdus de la grouillante métropole… Un poison remplace l'autre Comme tous les jeudis matins, le technicien de l'UMPA (Union Marocaine pour la Protection des Animaux) préposé à l'euthanasie vient d'injecter aux chiens capturés dans les ruelles de la ville, la dose fatale de Doléthal (nom commercial de la molécule du pentobarbital de sodium, un puissant barbiturique). Sentant probablement leur heure finale venir, deux dogues à la musculature impressionnante s'agitent nerveusement derrière les barreaux de leur clapier. Je fais mine de chercher « notre toutou perdu à Anfa avant l'Aïd, un chiot abandonné pour lequel avait craqué ma petite soeur». Après s'être assuré à mes yeux secs que je supporte le choc de ce panorama funeste, un employé me lance sur un ton de croque-mort blasé : « Ce que vous voyez là, c'est rien. Avant, on utilisait la strychnine, les chiens souffraient beaucoup, certains mettaient parfois 3 jours avant de mourir. Depuis que l'UMPA fournit le Doléthal, ils perdent conscience et partent sans douleurs. En moyenne, on incinère 300 chiens par semaine ». Et son collègue de poursuivre, visiblement pressé d'en finir: « Si c'est un chien de race, ne le cherchez pas ici, on ne ramasse que des bâtards. Et si votre cabot n'avait ni collier ni muselière, il a dû être éliminé aussitôt, c'est le règlement madame ! ». Ici, on ne touche pas aux chats, c'est péché Une grosse pate au pelage blond dépasse d'une porte en fer cadenassée. « C'est un labrador, il est à nous, on l'a adopté », nous rétorque sur un ton expéditif un employé en remarquant notre regard interrogateur, avant de nous accompagner vers la sortie. A peine franchi le seuil de la porte, une nuée de chats vient s'agglutiner à nos pieds, se dispersant dès que l'un des employés des abattoirs leur jette des lambeaux de viande crue. « Les matous ici, on ne les touche pas, ils sont nourris et choyés. Vous savez, tuer des chats, c'est péché...Et puis, les chats sont moins dangereux que les chiens. On nous ramène régulièrement des molosses qui ont arraché la cuisse ou la joue à quelqu'un. Les pitbulls que vous avez vus ont été amenés sur ordre de la police, ils sont dressés par des gangs criminels pour agresser les passants ou garder les trafiquants de drogue. Vous, vous habitez les beaux quartiers, allez à Sidi Moumen ou une autre zone périphérique. Là-bas, il y a des colonies entières de bâtards agressifs qui empêchent les gens de sortir tranquillement avec leurs enfants. Pire, quand les voitures de la municipalité font des campagnes de ramassage, elles sont parfois attaquées par des voyous qui utilisent ces chiens pour leurs activités illicites », conclut notre interlocuteur. Des conditions de capture et de détention controversées Pour les défenseurs de la cause animale, si la rage, qui fait en moyenne 20 à 25 victimes humaines chaque année à travers le Maroc (voir encadré), justifie les craintes des services municipaux dont dépend la fourrière du Grand Casablanca, cela n'excuse aucunement les conditions de capture et d'enfermement des chiens errants: « Les chiens sont capturés à l'aide d'une canne avec un noeud coulant et jetés sans ménagement dans les véhicules de la fourrière. Les agents nettoyeurs travaillent sur ordre du caïd (de l'arrondissement ou de la commune), lequel répond généralement aux doléances d'habitants quant à la présence dérangeante de chiens errants durant la nuit ou les périodes de chaleur. Il y aussi des campagnes dites d'assainissement à la veille du passage de personnalités importantes dans la ville. Les chiens emmenés à la fourrière sont enfermés dans des conditions déplorables. Parfois, pour accélérer leur mort au Dolethal, on les assoiffe et les affame car les chiens faibles sont moins résistants », déplore Hanane Abdelmouttalib, présidente de l'AHPAE (Association Hanane pour la Protection des Animaux et de l'Environnement). Au téléphone, Soraya Tadlaoui, créatrice de la plateforme d'adoption Pet Finder Casablanca, non plus ne mâche pas ses mots : « Ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, ce n'est pas le monde des bisounours. Beaucoup de propriétaires me rapportent des cas de revente par les agents de la fourrière de leur chien de race égaré. Non, je n'ai pas de preuve formelle, mais qu'est-ce qui empêcherait un fonctionnaire souspayé de revendre un chien qui lui apporterait le double ou le triple de son salaire ? ». A l'impossible nul n'est tenu « Sans l'UMPA, les chiens seraient encore comme dans d'autres villes achevés à la mort-aux-rats (strychnine), qui explose les organes internes et fait agoniser l'animal dans d'atroces souffrances. Et même pour le Dolethal, il faudrait idéalement administrer un sédatif à l'animal avant de le piquer pour le tranquilliser et que ce soit complètement indolore », poursuit Soraya Tadlaoui. Jointe par l'Observateur du Maroc, Elise Baron, la fondatrice de l'UMPA, s'est refusée à toute information ou commentaire sur le sujet, mais précise sur le site de son association : « La décision d'euthanasie est prise par les services municipaux de Casablanca dont la fourrière dépend. Nous ne faisons que leur éviter d'atroces souffrances (par l'usage du Dolethal au lieu de la strychnine). Cette activité représente une très lourde charge dans le budget annuel de notre refuge (...). Beaucoup de monde nous critique, nous traite de tueuses, mais nous ne pouvons pas sauver tous les chiens et chats de Casablanca (en leur trouvant à tous une très bonne famille d'adoption). La pratique de l'euthanasie reste encore le moyen le moins cruel pour ces animaux errants... ». Achevés à la chevrotine et à la mort au rat « A Dar Bouazza et d'autres communes, les chiens sont abattus par les services municipaux au fusil de chasse, devant les yeux des passants de tout âge, ou intoxiqués aux pattes de poulets trempées dans de la mort-aux-rats et jetées dans les poubelles. Ce poison hémorragique génère beaucoup de souffrances et tous les ans, des riverains perdent de la sorte leur chat ou leur chien domestique qui a eu le malheur de se trouver dehors durant la campagne d'éradication », rapporte la présidente de l'AHPAE. Tous les acteurs associatifs comme les vétérinaires contactés par nos soins sont unanimes à ce sujet : les méthodes d'extermination des chiens errants dans le Grand Casablanca seraient, en plus de leur violence manifeste, coûteuses et inefficaces. Des méthodes brutales et coûteuses Les euthanasies de chiens à la fourrière de Casablanca ont lieu tous les mardis et jeudis matins. D'après les informations grappillées auprès des employés des abattoirs, le technicien de l'UMPA utilise en moyenne 2 bouteilles de Doléthal à chaque passage, sachant qu'un flacon coûte environ 600 dirhams et que près de 300 chiens sont incinérés toutes les semaines (soit 14 400 par an en moyenne). Autrement dit, l'euthanasie au Doléthal reviendrait à 9600 dirhams par mois. Sans compter les frais de personnel et de carburant pour les 8 véhicules municipaux mobilisés à chaque sortie. Une fortune, selon les associations de protection animale, qui estiment qu'il existe des méthodes moins ruineuses, moins violentes et surtout nettement plus efficaces pour venir à bout du problème. Et surtout... inefficaces Michèle Augsburger, fondatrice de l'association Le Coeur sur la Patte, est à l'origine d'un programme réussi de stérilisation et de vaccination de chiens et chats errants à Agadir, explique : « Nous nous sommes simplement basé sur les recommandations de l'Organisation Mondiale de la Santé : la surpopulation animale ne se résolve que par la stérilisation, et la rage ne peut être éradiquée que par la vaccination, et non par l'extermination au fusil ou au poison. Autrement dit, il faut vacciner, stériliser puis relâcher les animaux errants, c'est l'unique solution véritablement efficace et définitive ». En effet, comme l'explique notre interviewée, les chiens comme les chats sont des espèces territoriales qui empêchent les autres animaux de s'approcher de leur territoire: si vous en éliminez un, d'autres viendront inévitablement réoccuper le territoire laissé vide. Par ailleurs, chiens et chats sont dotés d'un puissant instinct de survie : plus vous en tuez, plus les gestations des femelles seront rapprochées et nombreuses. Enfin, l'abattage et l'empoisonnement s'avèrent un vrai gouffre financier, car il faut les répéter sans cesse. Docteur Kenza Bakkali, vétérinaire à Casablanca, confirme: « La chienne est fertile à partir de 6-7 mois et c'est pareil pour le mâle qui peut féconder une femelle dès cet âge-là. Celle-ci a ses chaleurs 2 fois par an. Autrement dit, à raison d'une gestation de 2 mois environ, en un an et demi, une femelle peut avoir 2 portées, à raison de 6 chiots en moyenne par mise bas, dont la moitié, voire la totalité survivra si les petits ne sont pas écrasés par un véhicule ou tués par une maladie virale. Et comme les chiens de rue ne sont pas castrés ni les chiennes ligaturées, ils se multiplient à l'infini. Le seul moyen de briser ce cercle vicieux, c'est la stérilisation en masse de tous les chiens mais aussi des chats errants. Pour ce qui est de la rage, la vaccination reste l'unique solution à long terme». À bon entendeur...❚