Immobile dans son fauteuil roulant, les bras pendants, le regard hagard et le sourire béat, indifférente aux mouches qui virevoltent autour de sa tête avant de venir s'agglutiner autour de sa bouche et de ses yeux humides, sourde aux bavardages alentour et à nos interpellations, Meriem Jamali, 13 ans, est absente au monde. Dépourvue de toute notion d'espace et de temps du fait de son handicap mental et physique sévère, elle ne sait pas qu'elle passera probablement le restant de ses jours entre les quatre murs de cette institution de bienfaisance… Du bleu au coeur et aux poignets... Au Complexe social régional Dar El Khir à Tit Melil, à une vingtaine de kilomètres de Casablanca, Meriem est la petite protégée du personnel depuis son arrivée il y a un peu plus d'un mois. Amenée par la police dans la nuit du 16 août dernier, elle est placée aussitôt dans le pavillon des femmes âgées, ledit centre ne disposant pas d'espace réservé aux handicapés mentaux de sexe féminin. A son arrivée, la jeune adolescente portait des marques bleuâtres au poignet, des hématomes au dos et poussait des cris d'effroi dès qu'on risquait un pas vers elle. Quand on cherche à connaitre son histoire, entre le staff du centre social et les voisins de l'enfant à Sidi Moumen, chacun y va de son récit. Recueillie à la naissance par un orphelinat, Meriem est adoptée par une femme célibataire qui décide de la garder même après avoir découvert son handicap. A son décès, la fillette, alors âgée de 6 ans, est confiée à sa grand-mère maternelle, qui meurt à son tour, puis au cousin de sa maman adoptive, Ahmed Jalal, qui récupère aussi l'agrément de taxi de Meriem. C'est là qu'aurait commencé la descente aux enfers de la petite orpheline et c'est là que les versions diffèrent en fonction des protagonistes... Une sordide histoire d'argent ? Leurs anciens voisins ainsi que des membres de leur famille accusent Ahmed Jalal et son épouse de négligence et de maltraitance à l'encontre de Meriem, leur reprochant de n'avoir d'yeux que pour sa « grima », son agrément de transport. Des imputations que rejettent en bloc les concernés. Le mari, employé dans un café, jure par tous les saints que la fillette est nourrie, lavée et blanchie par leurs soins comme leurs autres rejetons, « ses seules couches coûtant la bagatelle de 2500 dirhams par mois», soit l'équivalent de la redevance mensuelle de l'agrément de taxi. Leurs détracteurs, dont leur ex-voisine Khadija, qui a alerté en premier la presse, affirment pour leur part que le couple a déménagé de Sidi Moumen Jdid et loué sa maison à des gens en laissant la petite dans une pièce. En l'occurrence une chambre minuscule sur le toit, sans fenêtre sur l'extérieur, et avec pour seul meuble un matelas de fortune posé à même le sol. Selon les dires des anciens voisins des Jalal, Meriem était séquestrée et isolée à longueur de journée, hiver comme été, la taille entourée d'un ruban attaché aux barreaux d'une fenêtre, devant se contenter pour seule nourriture d'une bouillie de pain et d'eau et d'autres produits bon marché que lui « jetait » tous les deux jours sa geôlière présumée, la femme d'Ahmed. Le calvaire de l'enfant aurait ainsi duré 6 longues années, jusqu'au jour où ledit cousin, condamné à un mois de prison après une altercation avec le directeur de son agence bancaire, remette les clefs de la fameuse pièce à ses voisins qui découvrent l'horreur et décident sur-le-champ d'appeler les journalistes. Des zones d'ombre et du sordide Face aux autorités locales (annexe administrative d'Al Qaria) qui décident de placer la jeune handicapée dans un foyer d'accueil, la femme d'Ahmed Jalal se défend, reconnaissant qu'elle attachait l'enfant car elle était très agitée, mais qu'elle s'en occupait et la choyait comme sa propre fille. Pour les Jalal, toute cette histoire est une sordide machination fomentée par la voisine et des proches complices pour leur retirer la garde de Meriem et faire ainsi main basse sur son agrément de taxi. Qui croire ? Et comment se fait-il que les voisins n'ont jamais rien remarqué d'étrange toutes ces années ? Au final, quelles violences physiques ou psychologiques a subi Meriem, et ses parents adoptifs seront-ils un jour jugés pour ces accusations? C'est dire toutes les zones d'ombre qui entourent cette affaire, d'autant plus que le médecin qui a examiné l'enfant à Tit Melil, tenu au secret professionnel, a refusé de nous livrer la moindre information sur son dossier médical. Ce qui est sûr, c'est que l'histoire de la petite Jamali est loin d'être un cas isolé... Entendre la détresse des familles derrière les faits divers Il ne se passe pas en effet une année sans que la presse ne se fasse l'écho de récits d'handicapés mentaux objets des pires sévices de la part de leurs proches. Le 17 avril 2014, pour ne citer que le scandale le plus récent, l'opinion publique découvrait ainsi avec émoi et indignation la vidéo sur youtube de Fayçal, jeune autiste de 13 ans enchainé au pied droit par sa mère pendant plus de 7 ans dans une sorte de cachot en pierre de 4 mètres carrés à Taourirt, dans le nord-est du pays. Mohamed Laazri, vice-président de l'Amicale Marocaine des Handicapés, ne cache pas son agacement quant au traitement accordé par certains journalistes à ces affaires : « Il est vrai que ce sont des actes répréhensibles, mais avant d'émettre des jugements à l'emporte-pièce, mettons-nous à la place de ces familles. Si un enfant quel qu'il soit commet un acte délictuel, la responsabilité civile revient entièrement à ses parents. Or, comment faire lorsqu'on n'a ni les moyens personnels ni les structures médico-sociales adéquates pour prendre en charge un handicapé mental agité et violent qui représente une menace pour ses proches et pour la société ? Est-ce un problème familial ou sociétal ? C'est là la vraie question que l'on devrait se poser ». De gardes bancales en maltraitances Les statistiques disponibles nous apprennent que 10% des Marocains sont atteints d'handicap physique et/ou mental. Des milliers de familles sont ainsi livrées à elles-mêmes. En plus du coût matériel (soins et médicaments), l'handicap a un coût psychologique et social (épuisement, désarroi, isolement), mais aussi des retombées dramatiques sur la stabilité de la famille (séparation, violences, divorces). D'autant plus que la situation de l'handicapé au Maroc a empiré avec l'éclatement de la famille élargie où la solidarité était le maître-mot. Aussi, aujourd'hui, lorsque que les parents meurent, le sort de l'enfant malade est encore plus aléatoire, car rares sont les proches à vouloir ou pouvoir prendre la relève. « Certains, pensant se débarrasser du problème, confient l'enfant à une famille à la campagne ou à un marabout en échange d'un pécule mensuel, mais ce n'est rien d'autre que de la garde bancale. Une garde qui aboutit souvent à toutes formes de maltraitances physiques et psychologiques, et qui aggrave donc l'état du patient», rapporte M.Laazri. Il faut savoir qu'il n'existe en effet aucun centre médico-social public pour la prise en charge des handicapés mentaux 24h/24, sachant que le privé ambulatoire est payant et ne s'en occupe que durant la journée. Quelle politique d'intégration pour demain ? Mohamed Laazri, par ailleurs Président du Collectif pour la promotion des droits et de la citoyenneté des personnes en situation de handicap pour la région de Casablanca-Settat, conclut à ce propos : « L'intégration de l'handicapé est une obligation publique, comme le stipulent l'article 34 de la Constitution et la Convention de l'ONU relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par le Royaume en 2008. On ne peut nier tous les efforts déployés par la Fondation Mohamed V pour la Solidarité, l'INDH et la société civile dans ce domaine. Ceci dit, le gouvernement doit à son tour appliquer les orientations royales à ce sujet. Dans cette optique, il doit éduquer la société marocaine à l'acceptation de la différence et encadrer la famille de l'handicapé, sans pour autant encourager un assistanat qui menacerait l'équilibre financier de l'Etat. La solution réside dans la création de centres médico-sociaux ambulatoires pour maintenir le lien avec la famille et lui faire garder sa part de responsabilité. On doit également se doter d'un arsenal juridique qui garantit le droit à la vie et à la dignité aux personnes concernées, car ce sont des citoyens avant d'être des personnes en situation d'handicap. On n'est plus dans l'affectif, on n'est plus dans le sentimental, on n'est plus dans la charité, mais bien dans les droits de l'homme... ». ❚