Du fond d'une salle de contrôle climatisée, l'opérateur manipule un marteau géant, contrôlé à distance pour transformer, en vitesse, une masse d'acier chauffé en lingots de 30 tonnes comme si c'était du mastic. Dans le bâtiment voisin, des tours informatisés découpent les matrices qui serviront ensuite de vilebrequins pour les moteurs de camions sur le marché mondial et de pompes à boue spécialisées dans la fracturation du schiste américain. Cela pourrait être une usine en Allemagne, mais il s'agit bel et bien du site de production de pièces forgées, Bharat Forge, basé dans la banlieue de Pune dans l'ouest de l'Inde. Etant qualifiée par ses dirigeants de la plus grande unité de pièces forgées du monde, Bharat Forge est effectivement le plus grand fabricant et exportateur de composants automobiles de l'Inde. Cette success story industrielle semble être un modèle pour la nouvelle Inde : rationalisée, efficace et high-tech. Mais dans un pays densément peuplé et dont la main-d'oeuvre croissante a atteint près de 800 millions de travailleurs, l'unité de forgeage automatisée de Pune – gérée par des centaines d'ingénieurs, et non des dizaines de milliers de travailleurs – représente en même temps un problème et une solution. Les grandes entreprises productives, dont notamment Bharat Forge, sont en outre des exceptions dans un pays d'ateliers à l'ancienne dont la part de leur activité économique est en déclin. Si Narendra Modi qui est à la tête du parti nationaliste hindou (Bharatiya Janata Party) devient Premier ministre de l'Inde lors des élections générales prévues ce mois-ci, ce serait en partie parce qu'il porte les espoirs de millions de jeunes Indiens à la recherche d'emplois et de débouchés. Mais l'échec de l'Inde à rattraper l'industrialisation rapide de la Chine, ou d'autres pays en développement dont notamment la Corée du Sud et la Thaïlande, signifie que Modi ou tout autre leader indien vont avoir beaucoup de mal à générer suffisamment d'emplois formels pour ouvrir la voie à une croissance et une prospérité durable. Avec une population en croissance rapide estimée à 1,3 milliard, le pays a besoin de créer 1 million d'emplois chaque mois pour les citoyens en âge de travailler – sans parler du passif que constituent des jeunes chômeurs et sous-employés, ou des citoyens ruraux qui migrent en masse vers les villes indiennes. Pourtant, en dépit de son vaste marché intérieur, la faiblesse industrielle de l'Inde signifie que le pays dépend de la Chine et d'autres exportateurs de biens allant des machines industrielles aux téléphones mobiles en passant par les produits de base. Le pays est largement absent des chaînes d'approvisionnement mondiales en matière d'articles produits en masse. Selon Baba Kalyani, le CEO de Bharat Forge, l'Inde a importé 580 milliards de dollars américains de biens d'équipement au cours des sept dernières années. À la fin de cette décennie, le pays importera environ 400 milliards de dollars par an d'articles électroniques compte tenu de l'expansion de la classe moyenne. « Nous devons absolument procéder à une rupture stratégique», tranche Kalyani, qui soutient également que l'Inde devrait se concentrer sur les secteurs de la haute technologie, et l'industrie manufacturière à haute valeur ajoutée plutôt que d'essayer de rivaliser avec des producteurs à faible coûts établis. « Je pense qu'il est trop tard de penser que nous pourrions devenir une autre Chine. Dans les années 1960 l'économie indienne dépassait de 20% celle de la Chine. Aujourd'hui l'économie chinoise est sept fois plus importante que la notre ». La politique industrielle nationale, lancée il ya trois ans par le gouvernement dirigé par le Congrès, a jusqu'à présent raté son objectif de créer 100 millions d'emplois industriels et de booster le secteur manufacturier en pourcentage du produit intérieur brut de 16 à 25% en une décennie. Le pourcentage a plutôt diminué à 15%. Cela tient en partie à la faible demande enregistrée depuis la crise financière mondiale, qui a affecté les exportations à forte intensité de main-d'oeuvre dont le secteur joaillier. Mais il existe en fait une tendance plus profonde qualifiée de « désindustrialisation prématurée » par l'économiste Arvind Subramanian. La lourdeur des réglementations actuelles du travail, la mauvaise infrastructure de transport et de l'énergie, la difficulté d'acquérir des terrains pour les unités industrielles et les faiblesses de la bureaucratie ont contribué à l'érosion de la base industrielle du pays. « Il est choquant de voir que la désindustrialisation s'est emparée de l'Inde d'une manière plus déterminée », regrette-t-il. A environ 1000 km au nord des zones industrielles de Pune se trouve Uttar Pradesh, l'Etat quasi rural où seulement un quart des 200 millions d'habitants disposent de toilettes et où il est difficile sinon impossible de trouver un emploi formel dans une usine moderne ou une société de services. Les visiteurs de cette région indienne sont souvent étonnés par le nombre considérable de jeunes hommes qui squattent les rues à longueur de journée sans le moindre objectif. Dans la capitale, Lucknow, on retrouve quelques unités industrielles dont la plus importante n'est plus qu'un monument, témoin des folies commises par le gouvernement précédent qui tentait de construire une économie manufacturière. Il s'agit de l'usine étatique Scooters India. Celle-ci a été créée en 1972 pour fabriquer des Lambrettas au moment où les dirigeants anti-capitalistes indiens empêchaient l'expansion des groupes industriels privés dont notamment le producteur de deux roues, Bajaj. Le groupe moribond devait être renfloué à maintes reprises aux frais des contribuables. Une politique récemment qualifiée de « stupide » par le leadership du BJP et l'ex ministre Arun Shourie. Le constructeur ne produit actuellement que 16.000 unités de trois roues à faible technologie par an. Mais il emploie toujours environ 1.500 personnes, qui ne risquent pas d'être facilement virés en raison de la législation rigoureuse de l'Inde. Scooters India étant mal placée pour concurrencer les acteurs du secteur privé, ses perspectives d'expansion restent très limitées. « Notre groupe ne peut ni se développer ni lancer de nouveaux produits », admet l'un des managers autour d'un thé en face de l'usine, bien qu'il affirme que la compagnie atteint actuellement le seuil de rentabilité après la radiation de ses prêts par l'Etat. « Le constructeur n'a jamais eu d'avenir, ni dans le passé ni aujourd'hui », précise Rajiv Kumar, économiste et ancien leader du lobby de l'industrie Ficci, qui a réalisé une étude sur Scooters India. Les faiblesses du secteur manufacturier indien ne datent pas d'aujourd'hui. Dans les années 1960, le Premier ministre Indira Gandhi avait introduit un système qui consiste à réserver des centaines de secteurs à forte intensité de main-d'oeuvre comme le textile pour les petites entreprises avec une faible capacité à exporter. Les règles ont finalement été abandonnées en laissant quand même un impact durable sur la structure industrielle de l'Inde : Une étude effectuée en 2005 a montré que plus de la moitié des employés dans le secteur de l'habillement, par exemple, travaillaient dans des entreprises qui comptaient moins de huit travailleurs. En Chine, en revanche, presque personne ne travaillait dans des entreprises de cette taille. La lourdeur de la législation du travail a été un grand fardeau. La loi, redoutée d'après-guerre, sur les conflits sociaux (Industrial dispute act) oblige les entreprises de plus de 100 employés à demander l'autorisation pour le licenciement des employés. Une autorisation qui n'est presque jamais accordée, ce qui complique le process de recrutement et de licenciement pour les grandes entreprises. « C'est le grand paradoxe de l'Inde », explique Subramanian, qui a déjà co-écrit un article sur ce phénomène avec Raghuram Rajan, actuellement à la tête de la Reserve Bank of India. « Essentiellement, l'Inde a réussi à abaisser le coût relatif du travail qualifié et à augmenter celui du non qualifié. Ce qui est très inhabituel ». Modi – qui en tant que Premier ministre du Gujarat est admiré par les investisseurs pour son soutien à l'industrie manufacturière – s'est engagé à créer des emplois, attirer des investissements et accélérer la prise de décision s'il devenait Premier ministre. Entre autres promesses, le manifeste du BJP indique que le parti examinerait les lois et règlements du travail en vigueur qui sont dépassés, compliqués et même contradictoires. Il est soutenu par presque tous les industriels même s'ils ne sont pas d'accord sur la stratégie que l'Inde devrait adopter. Selon Kumar, il existe en gros trois écoles de pensée. La première – qu'il juge « totalement dans l'erreur » – soutient que l'Inde a peu d'avenir dans le secteur manufacturier, et devrait abandonner ce rôle en faveur de la Chine et se concentrer entièrement sur des services tels que la sous-traitance de logiciels. La deuxième idée porte sur la stratégie de l'industrie manufacturière high-tech adoptée par Kalyani de Bharat Forge, un ancien étudiant du Massachusetts Institute of Technology, qui a licencié 2.000 travailleurs non qualifiés et embauché 700 ingénieurs lorsqu'il a procédé à la modernisation de l'entreprise dans les années 1990. Aujourd'hui, près de 70% des 3.500 employés dans les usines de Pune sont diplômés dans leurs disciplines respectives. Et Bharat Forge prévoit de décupler son chiffre d'affaires à 10 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie. Néanmoins, la pénurie de candidats qualifiés constitue un obstacle sur la voie de l'industrie high-tech, ce qui oblige la plupart des meilleures entreprises indiennes de former leurs propres effectifs. Mais la montée des unités industrielles modernes dans la région de Pune – y compris l'allemand Volkswagen et le constructeur automobile indien Mahindra qui contribuent à transformer l'Inde en un hub d'exportation d'automobiles – suggère que cette politique pourrait réussir dans certaines parties de l'Inde. « Nous connaissons tous ces problèmes auxquels nous sommes confrontés et nous pouvons les résoudre », explique Sanjay Kirloskar, le propriétaire de Kirloskar Brothers, un exportateur de pompes industrielles utilisées dans les centrales nucléaires et dans les bâtiments tels que le gratte-ciel Londonien, Shard. « Mais si nos concurrents mondiaux disposent de la meilleure technologie, nous devons l'avoir nous aussi. Nous ne pouvons nous permettre de nous contenter d'employer des milliers de nouvelles recrues ». La troisième approche recommande que l'Inde, loin d'abandonner le secteur manufacturier ou de se concentrer uniquement sur l'industrie high-tech, doit redoubler d'efforts pour créer des millions d'emplois dans les industries à forte intensité de main-d'oeuvre tels que les secteurs de l'agroalimentaire, de l'habillement et du cuir ainsi que la construction de logements et des infrastructures. « Je ne crois pas à cette absurdité qui dit que nous avons manqué le bateau », explique Arvind Panagariya, économiste à l'Université de Columbia, dont les idées ont influencé le développement de la pensée économique du BJP. « Si le Bangladesh et le Sri Lanka peuvent le faire, il n'y a pas de raison nous empêchant de le faire. Si le gouvernement veut le faire, il pourra le faire, mais à condition de s'attaquer aux réformes du travail ». Certains progrès peuvent être réalisés en bricolant les règles en vigueur en milieu de travail, indique Panagariya, mais n'importe quel nouveau Premier ministre doit également accélérer les changements politiquement difficiles en matière de législation de travail. Et d'ajouter que la nécessité de ces réformes a été confirmée par l'expérience vécue dans l'Etat du Gujarat, qui n'a pas profi té d'une croissance dans le secteur manufacturier à forte main-d'oeuvre. «Cet Etat dispose de ports magnifiques, de fonctionnaires responsables, d'une infrastructure adéquate. Mais personne ne s'est empressé de mettre en place des unités de production de textiles ou de l'électronique dans la région. Cela prouve donc que les réformes du travail sont tout aussi importantes ». Kumar, concerné par la menace de désindustrialisation qu'il considère comme une « vraie frayeur », reconnaît que l'Inde ne devrait pas abandonner l'espoir d'un avenir industriel. « Je ne comprends pas pourquoi l'Inde n'est pas sur l'échiquier manufacturier » se demande t-il. « Le pays dispose d'une maind'oeuvre bon marché, de l'espace nécessaire, d'entrepreneurs qualifiés. Ce qu'il nous faut, c'est une bonne gouvernance et une infrastructure adéquate ». Même les industriels les plus prospères sont las de lutter contre les obstacles législatifs et bureaucratiques créés par les gouvernements successifs. Que cela changera après les élections? « Je pense que oui », affirme Kalyani à Bharat Forge. « Je pense que tous les Indiens sont fatigués maintenant. Ils sont épuisés de ce système actuel. Et donc tout changement sera le bienvenu » ❚