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Sanaa Afouaiz. " Il faut renforcer la participation des femmes à l'économie numérique".
Publié dans L'observateur du Maroc le 08 - 07 - 2021

La conférencière sur le féminisme et les questions relatives aux femmes Sanaa Afouaiz travaille depuis la création de Womenpreneur en 2016, sur l'entreprenariat féminin, la justice technologique, et la question de l'accès à la technologie et l'innovation pour les femmes, en Belgique, au Moyen-Orient et en Afrique du nord. Son organisation a soutenu et aidé depuis sa création plus que 10 000 femmes dans les deux régions et a continué à aider les femmes durant la crise du Covid, notamment via le programme GenerationW - un accélérateur en ligne gratuit pour les femmes qui sont touchées et affectées par la crise du Covid -, donc l'objectif est de créer des emplois et aider les femmes qui sont les grandes oubliées de la révolution digitale à acquérir de nouvelles compétences « numériques », pour s'adapter aux nouvelles exigences du marché du travail, chamboulé par la crise sanitaire.
Lors de cette crise sanitaire, on a assisté à une révolution digitale. Quel a été l'effet de la pandémie sur les femmes (MENA) ?
La pandémie de covid-19 a eu un impact très négatif sur les populations en général, mais sur les femmes en particulier. Cet impact négatif se voit à différentes échelles. Les violences conjugales par exemple ont explosé avec les confinements nationaux. En Tunisie par exemple, les appels à la help line ont quintuplé dans les cinq premiers jours du confinement (UN Women). L'accès aux soins reproductifs a été significativement restreint pour les femmes du fait de la surcharge des hôpitaux, entraînant une hausse de la mortalité durant la grossesse et l'accouchement.
Sur le plan économique, les femmes ont été affectées de deux manières. D'abord, les femmes occupent majoritairement les emplois qui sont le plus exposés à une possible infection. UN Women montre que les femmes représentent une large majorité du personnel de la santé et de l'aide sociale dans la région. Elles occupent le plus souvent des emplois qui se retrouvent en première ligne tels qu'infirmières, sages-femmes, et travailleuses de santé communautaires. Ainsi en Egypte, les femmes infirmières sont 10 fois plus nombreuses que les hommes infirmiers. Ensuite, les femmes occupent des emplois qui ont été plus menacés par la crise du covid. Ainsi, UN Women prévoit une perte d'emploi pour 700 000 femmes dans la région. Cela advient dans un contexte où l'emploi des femmes est déjà très bas et le taux de chômage des femmes élevé. En effet, le taux de chômage pour les femmes est de 19% contre 8% pour les hommes. Cela s'explique par des inégalités préalables qui font que les femmes sont surreprésentées dans le secteur informel puisqu'elles représentent 61,8% des travailleur.se.s informel.les. Elles sont présentes aussi dans des secteurs de l'économie nécessitant une main d'œuvre importante et qui ont connu des licenciements massifs, comme le secteur de la production industrielle et les services. Les femmes portent aussi le fardeau supplémentaire des services de soins à domicile. A la suite de la fermeture des écoles et des services de garde d'enfants, ce sont surtout elles qui sont chargées de s'occuper des enfants ainsi que des plus âgés et des malades (Rapporteur spécial aux Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits humains). Ainsi en Jordanie et au Liban quand les écoles ont été fermées, les employeurs ont renvoyé leurs employées femmes pour qu'elles s'occupent de leurs enfants.
"La crise sanitaire a accéléré la transition numérique... et la fracture genrée du numérique persiste".
Les tendances sur le long-terme sont assez inquiétantes puisqu'est redoutée une hausse des inégalités sociales de par la fermeture des écoles. Dans la région, 110 millions d'enfants entre l'âge de 5 et 17 ans n'ont pu aller physiquement à l'école avec la pandémie. 45% d'entre eux et d'entre elles n'avaient pas accès à une modalité d'apprentissage en ligne quelle qu'elle soit. Cela risque de creuser des inégalités déjà existantes, notamment de genre, entre les enfants.
Pendant la crise sanitaire liée au Covid, avez-vous constaté une fracture numérique entre les sexes dans la région MENA ? et en Afrique du nord en particulier ? et comment s'est-elle constituée ?
La crise sanitaire a d'autant plus accéléré la transition numérique. Cela ne signifie pas pour autant que les progrès technologiques ont eu lieu à tous les niveaux, et on constate que la fracture genrée du numérique persiste. Ainsi les femmes bénéficient moins de l'usage d'internet que les hommes de manière générale, y compris dans la région MENA. En 2019, 47,3% des femmes utilisaient Internet contre 61,3% des hommes selon l'International Telecommunication Union.
Ces chiffres varient cependant considérablement d'une région à une autre. Ainsi, les pays du Golfe sont non seulement leaders de la région dans le domaine de la tech mais on remarque également une absence de fracture numérique en ce qui concerne le genre puisque les femmes utilisent autant, voire plus que les hommes Internet. On remarque cela aux Emirats arabes Unis, à Oman et au Koweït. Par exemple, aux EAU 99,5% des femmes utilisent Internet contre 99% des hommes. Par contre, la situation en Afrique du Nord est beaucoup moins favorable puisqu'on remarque un accès à Internet plus restreint et des inégalités de genre fortes dans le domaine du numérique. Ainsi, au Maroc, 78,6% des hommes utilisent Internet contre 70,2% des femmes. En Egypte, 61,5% des hommes utilisent Internet contre 53% des femmes. En Tunisie, 72,5% des hommes utilisent Internet contre 61,1% des femmes. Et en Algérie, 55,1% des hommes utilisent Internet contre 42,9% des femmes.
Cette fracture ne date pas de la pandémie. Au contraire, on remarque une tendance de long-terme de diminution de ces inégalités. Cette fracture est apparue en même temps que s'est faite la révolution digitale. De nombreuses études ont montré ainsi que les inégalités dans le numérique se sont superposées à des inégalités déjà existantes, qu'elles soient économiques, genrées, ethniques, etc. Ainsi cette fracture numérique de genre s'explique avant tout par des normes culturelles, des rôles genrés et des stéréotypes dans la région. Cela est d'autant plus regrettable que le secteur offre de nombreuses opportunités et débouchés, notamment pour les femmes et leur "empowerment" comme l'expliquait le précédent Rapporteur spécial aux Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits humains, Philip Alston. Les nouvelles technologies transforment et vont continuer de transformer nos vies quotidiennes, y compris professionnelles. Il est donc primordial d'intégrer les femmes dans la révolution numérique pour qu'elles n'en soient pas les premières victimes !
"La fracture numérique de genre s'explique par des normes culturelles, des rôles genrés et des stéréotypes dans la région MENA".
Quel est le profil des femmes qui ont été le plus touchées ?
Les personnes les plus touchées qui bénéficient d'un accès plus restreint au numérique sont celles qui sont déjà marginalisées, qui font déjà l'objet d'inégalités. Ainsi, les femmes vivant en milieu rural, les femmes plus âgées, moins éduquées et avec des revenus plus faibles sont les plus affectées par la fracture numérique. Cela est démontré par les chiffres de l'Arab Barometer. Or comme le disait en 2016 l'ancien Rapporteur spécial aux Nations Unies sur le droit à l'éducation Kishore Singh, "Les technologies numériques doivent réduire les inégalités dans la société, pas les élargir". Il nous faut donc continuer à travailler ensemble pour avancer dans la bonne direction et que chacun et chacune puisse bénéficier des nombreuses opportunités qu'offre le digital.
Womenpreneur est un hub numérique avec une communauté de 15 000 membres dans 20 pays. Parlez-nous de cette initiative et de son objectif ?
En effet, Womenpreneur a créé un hub rassemblant des femmes de tous les horizons. L'entrepreneuriat féminin est en plein essor. De plus en plus de femmes libèrent leur esprit créatif pour créer des entreprises sociales innovantes. Le problème est le suivant : comment transforment-elles leurs idées en réalité ? Comment accèdent-elles aux informations et aux investissements ? Comment font-elles pour faire face aux contraintes sociales ? Et comment peuvent-elles exploiter toute la puissance des nouvelles technologies et prendre part à la révolution numérique ? Ce hub c'est comme noyaux, une source d'énergie et d'inspiration pour toutes les femmes qui en font partie. Ce hub, c'est un réseau de femmes qui s'entraident et partagent leurs expériences. Ce hub les ouvre à de nouvelles opportunités professionnelles et leur offre un panel de formations.
"En Afrique du Nord, l'accès à Internet est plus restreint et les inégalités de genre sont fortes dans le domaine du numérique. Au Maroc, 78,6% des hommes utilisent Internet contre 70,2% des femmes".
Womenpreneur a été désignée comme une initiative porteuse de changement par la Banque mondiale, a formé 15 000 femmes depuis 2016, dans 23 pays et mis en place 35 projets. Nous conseillons les Nations unies, l'Union européenne et d'autres institutions internationales sur l'émancipation des femmes, l'inclusion, la diversité et la politique de genre. Womenpreneur a été nommée parmi les innovations sociales et les initiatives d'entrepreneuriat social les plus inspirantes du SE100 par Social Enablers. Nous avons été fortement impliqués dans les discussions sur les ODD, en participant à la rédaction de résolutions et de recommandations destinées à promouvoir l'autonomisation des femmes.
Notre mission est de créer un changement au sein des sociétés en proposant des discussions révolutionnaires et des solutions percutantes qui accéléreraient le développement économique et social des femmes et des communautés.
Pendant la crise du Covid-19, nous avons créé une plateforme numérique pour continuer à faire exister cette communauté malgré les conditions sanitaires : la Womenpreneur Digital Hub.
La Womenpreneur Digital Hub qui rassemble 6000 utilisatrices, est un espace en ligne d'éducation et apprentissage de l'entrepreneuriat, de compétences financières et technologiques. Cette plateforme permet l'accès à de nouvelles opportunités d'emploi, à des formations et à un réseau. L'objectif est de mettre à la disposition de toutes les femmes de la région MENA des outils nécessaires à la réalisation de leur potentiel économique. Cela est d'autant plus important dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
Quelles sont vos recommandations pour remédier au problème de la fracture numérique ?
Les technologies de l'information et de la communication (TIC) sont le futur de nos sociétés. La diffusion des TIC dans nos sociétés a un effet positif sur l'autonomie des personnes, augmente la puissance cognitive et la part d'activités relationnelles. Cependant, la plupart des personnes travaillant dans ce domaine sont des hommes. Les femmes travaillent majoritairement dans le secteur des services, la consultance, le commerce de détail, l'HORECA et les services des soins de santé. Nous cherchons à pallier la fracture numérique en organisant des programmes dédiés aux femmes et qui se concentrent sur la culture du numérique. En se faisant, nous attirons davantage de femmes à s'intéresser au numérique et à occuper des postes dans ce secteur. Nous cherchons à outiller les femmes de compétences et de connaissances numériques pour qu'elles puissent s'adapter aux changements technologiques.
Nous recommandons ainsi la sensibilisation les femmes au rôle majeur du numérique dans nos sociétés et aux opportunités qu'offre ce secteur ; la mise en lumière des nombreuses femmes inspirantes qui ont déjà intégré le monde de la tech. Pour les entreprises travaillant dans le numérique, nous préconisons l'instauration des quotas au sein de leur personnel, de sorte d'équilibrer la part d'hommes par le recrutement de plus de femmes ; l'organisation des programmes d'initiation, de mentorat et de formation au numérique pour intégrer les femmes dans ce secteur. Nous conseillons également aux politiques d'identifier et de mesurer les différentes causes de déséquilibre entre hommes et femmes afin de mettre en œuvre des politiques appropriées.
"Les opportunités d'éducation et de formation doivent rester une priorité".
Vous avez également lancé le programme GenerationW. De quoi s'agit-il ?
Initialement, la GenerationW est un incubateur de 6 mois conçu pour soutenir les femmes issues de milieux marginalisés pendant et après la crise du COVID19 afin d'intensifier leur engagement et leur participation dans l'entrepreneuriat et dans tous les aspects de la révolution technologique moderne. En aidant ces femmes, nous souhaitions aussi réduire les inégalités de genre dans l'économie et la technologie en les plaçant au cœur de l'écosystème bruxellois. Au cours de ce semestre, nous avons sélectionné 50 candidates qui ont participé à 140 activités. Le Conseil de l'Europe a qualifié cette initiative de "l'une des plus inspirantes de Covid-19". Ce programme était unique et innovant car c'était le premier de ce genre à être mis en place. Ensuite, nous avons lancé une 2e édition : le programme GenerationW2021 conçu pour fournir aux jeunes femmes entre 18 et 30 ans des outils utiles pour les aider à entrer sur le marché du travail. Ce programme d'une durée d'un an touche 100 jeunes femmes. Des activités reliées à l'entrepreneuriat, l'innovation et la technologie sont organisées. Nous mettons les candidates en contact avec des entrepreneurs et des recruteurs. De plus, nous créons une communauté de jeunes femmes qui peuvent s'entraider. Nous avons donc créé une plateforme numérique : la GenerationW. Un outil numérique permettant aux membres du programme de la GenerationW d'accéder facilement aux différents outils que nous avons mis en place pour elles. Sur cette plateforme, elles ont facilement accès à des offres d'emploi, aux événements et aux formations qu'on organise ainsi qu'à notre blog. De plus, via cet espace, nous partageons une série de ressources audio-visuelles. Cette plateforme permet aussi aux recruteurs et aux employeurs d'avoir accès aux profils et CVs des candidates.
"Une fois les causes de déséquilibre entre hommes et femmes identifiées, il faut mettre en œuvre des politiques appropriées".
Vous êtes également l'auteure de l'ouvrage « Les femmes invisibles du Moyen-Orient ». Parlez-nous en un peu ?
J'ai voyagé à travers le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, rencontrant des femmes et écoutant leurs histoires. Plongeant dans leurs diverses réalités et complexités culturelles, ce livre donne la parole aux silencieuses, aux souffrantes, aux braves, aux résistantes et aux opprimées. Avec des thèmes d'honneur, de virginité, de sexe, de hijab, de prostitution, de religion, de liberté et d'oppression, "Invisible Women of the Middle Easr" appelle à examiner de toute urgence les perceptions et les idées sur lesquelles les réalités de genre sont construites dans cette région.


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