Faisant pourtant l'objet d'une réglementation très stricte à la vente, la consommation des antidépresseurs n'aura jamais été aussi vulgarisée qu'aujourd'hui. Brandis comme des jokers, ces petits comprimés sont devenus des remèdes miracles pour beaucoup de patients, et toutes les occasions sont bonnes pour se les faire prescrire ou s'en procurer de sa propre initiative en pharmacie. Médicaments ou paradis artificiels Préconisés au départ pour traiter uniquement les cas de dépressions sévères, ils ont fini par être détournés de leurs buts principaux et se voient dorénavant utilisés à tout bout de champ, parfois même comme antalgiques ou somnifères. Tristesse passagère, fatigue, manque de sommeil, l'antidépresseur remédie à tout dans la nouvelle imagerie collective et presque tout le monde veut en prendre, à tort ou à raison. On reste toujours mal à l'aise à l'idée de recourir aux services d'un psychologue, ou d'un psychiatre, mais en revanche quelques doses de Deroxat ou d'Athymil sont les bienvenues pour parer à certains «soucis». «Cela peut donner l'illusion d'un bien-être rapide et ça évite à certains d'aborder les problèmes de fond avec un professionnel». Psychiatre de formation, Mohamed Amine Benjelloun associe cette forme d'automédication à une prise de substances visant à fuir toute confrontation avec la réalité. «Au départ cela peut marcher, mais par la suite cela peut entraîner de véritables handicaps». Les antidépresseurs séduisent en effet par les changements qu'ils entrainent sur l'humeur de ceux qui les prennent. Dans les délais impartis, la prise permet d'ordonner la pensée, de diminuer les sensations d'angoisse ou d'agressivité, d'améliorer la capacité de dialoguer et de percevoir la réalité. C'est sans doute ce qui explique qu'ils aient fini par entrer dans les murs de tous ceux qui préfèrent solutionner leurs états d'âme à coups de gélules, sans égard aux effets secondaires (pourtant nombreux) ou encore aux risques de dépendance. Entorses à la règle Les procédures régissant la distribution de ces psychotropes semblent quant à elles receler de nombreuses failles. "Les pharmaciens sont tenus de consigner toute vente d'antidépresseur dans un registre et d'en faire mention par la suite aux services qui en réglementent la distribution. Seulement bon nombre d'entre eux décident de passer outre cette loi et de vendre sans ordonnance ces produits à leurs clients. Il m'est arrivé à plusieurs reprises d'éconduire des personnes qui ne disposaient pas de prescriptions légales puis de les voir revenir quelque temps après dans ma pharmacie, arborant fièrement les médicaments que j'avais refusé de leurs vendre. Là où par conscience professionnelle je m'interdis de céder, d'autres n'hésitent pas à déballer la marchandise en moins de deux. Devant l'appât du gain, les réactions ne sont pas toutes les mêmes". Pharmacienne à Mohamédia, Awatef Khalid, fait état de nombreux clients qui tentent leur chance dans différents points de vente jusqu'à trouver quelqu'un qui les leur fournira sans trop d'histoires. Même son de cloche de la part d'Isaad Iraqi, pharmacienne à Casablanca. «Si chacun se faisait un devoir d'appliquer la norme, de vérifier la conformité des ordonnances ainsi que le statut du praticien, le problème ne serait pas posé. Tout ce qui intéresse les gens, c'est d'écouler leurs stocks et il est impossible de vraiment savoir qui fait quoi. La profession s'est malheureusement muée en un commerce pur et dur». Lorsque ces médicaments sont par contre prescrits, cela peut être le fait d'un psychiatre comme celui d'un médecin généraliste (à condition de bien connaître l'historique du patient). Cette dernière possibilité se justifierait par le faible nombre de spécialistes et le trop grand pourcentage de personnes souffrant de dépression. «Omnipraticien, le généraliste est à même de diagnostiquer et de traiter toutes sortes de pathologies médicales. Aujourd'hui, les généralistes sont vivement encouragés à se prononcer sur de tels cas, d'une part parce que les psychiatres se retrouvent submergés de travail et d'autre part parce que nous avons des responsabilités face à la santé publique». Généraliste, Mohamed Abbour, réfute l'idée selon laquelle seul un psychiatre est habilité à autoriser la prise de psychotropes, mais estime qu'un antidépresseur ne peut être prescrit à la simple demande d'un particulier. Comment expliquer alors que ces produits se retrouvent souvent entre les mains d'individus ne répondant pas vraiment aux critères requis, si l'on peut user d'une telle expression ? Trop de complaisance face à des patients qui savent ce qu'ils veulent dès la visite médicale, une industrie pharmaceutique qui se doit de prospérer coûte que coûte et des prix assez abordables. Impossible de passer à côté