En 395, l'Empire romain, en difficulté, fut divisé administrativement en deux. La ligne de partage passa, à peu de choses près, par la frontière actuelle entre la Croatie et la Serbie. Les auteurs occidentaux rappellent souvent cette permanence historique: cette frontière de 395 est celle qui sépare aujourd'hui l'Union européenne du bourbier serbo-bosniaco-albanais, autant dire l'Europe de l'Orient compliqué. Mais prolongeons la frontière romaine de 395 sur la rive sud de la Méditerranée: elle traverse exactement la Libye en son milieu, partageant ses deux masses, la Tripolitaine et la Cyrénaïque, entre l'Occident et l'Orient, le Maghreb et le Machreq. Ni les Ottomans, ni les Italiens, ni Kadhafi ne réussirent à l'effacer.Car la Libye est une croix. Elle porte sa passion dans sa géographie : deux fractures fortes et antiques la traversent. La première, longitudinale, sépare la Tripolitaine de la Cyrénaïque, que les Arabes nommèrent Barqa. Bien avant 395, dès le VIe siècle avant J.-C., la Libye actuelle se trouve déchirée par cette fracture. Salluste, auteur romain – et gouverneur d'une province de l'Afrique du Nord pour le compte de l'Empire pendant quelques années – raconte l'histoire de l'établissement de la frontière entre les deux territoires. Le vaste désert, qui ne se laboure ni ne se cultive, était disputé entre les Carthaginois maîtres de la Tripolitaine et les Grecs établis dans la Cyrénaïque. Carthage et Bérénice (Benghazi) envoyèrent chacune deux coureurs. Ils avalèrent les distances de sable jusqu'au lieu où se fixa la frontière. Les coureurs carthaginois, deux frères jumeaux, moururent d'épuisement à leur rencontre avec les Grecs. On construisit pour eux une borne commémorative. La seconde fracture, latitudinale, est climatique : elle sépare la mince frange méditerranéenne de l'immense Sahara. Car nulle part ailleurs en Afrique du Nord, le désert ne vient si près s'abreuver aux eaux de la Méditerranée. L'Egypte est câblée à l'humidité équatoriale par le Nil, le Maghreb connaît des gradations subtiles qui atténuent l'effet du Sahara et doucement le transforme en climat méditerranéen. La Libye, dès la plus haute antiquité, fut le lieu où se confrontent avec le plus de violence le dur labeur du paysan méditerranéen et la répétition incessante du désert. Ses deux frontières intérieures courent le long de l'histoire plurimillénaire du pays. La Tripolitaine et la Cyrénaïque sont comme deux mains d'un même corps qui essaient vainement de se rejoindre, l'une enchaînée au Maghreb, l'autre à l'Egypte. Les grandes cités se retrouvent de part et d'autres du Golfe des Syrtes ; les dialectes y ont des sonorités différentes, la résistance contre le colonisateur italien y eut deux héros, Omar al Moukhtar à l'Est, Mohammed Fekini à l'Ouest, jusqu'aux réserves d'hydrocarbures, quasi équitablement partagées entre les deux provinces… Quant à la frontière du désert et de la côte, ni l'unification culturelle par l'Islam ni les politiques volontaristes du siècle passé, des Italiens à Kadhafi, n'ont réussi à l'effacer. Au contraire : la Libye, on l'oublie souvent, fut avec la Palestine et l'Algérie, la seule tentative de colonisation radicale que connut le monde arabe. Les Italiens de l'entre-deux-guerres, forts du bellicisme revanchard des fascistes, procédèrent à des déportations de populations, pour vider les zones cultivables du Nord, déportant les Libyens vers l'intérieur désertique. Les tribus et les clans dont se gargarisent les commentateurs ne sont pas des pièces folkloriques authentiques mais des débris nés du refoulement vers le désert et le repli tribal, qui suit toujours, au Maghreb, la destruction des structures étatiques. Pour que le printemps arabe, qui ne fait que commencer, n'ait pas, comme la chute du mur de Berlin, sa Yougoslavie, il faut être attentif à ce que ces très vieilles frontières ne saignent pas de nouveau. Au-delà de la personnalité grotesque de Kadhafi, des objectifs contradictoires de l'Otan, de la Ligue arabe et de l'Union européenne, ces antiques lignes de tension doivent être surveillées pour que la Libye ne voie pas, de nouveau, son territoire couturé de frontières commémoratives, comme celles dont parlait Salluste, déjà. Pour que le nouveau qui nous vient de Libye ne soit pas une répétition du plus ancien.