h. hachimi P ratiquée depuis le Moyen-Age dans le monde entier, la «hajjamia» reste assidument utilisée dans les campagnes marocaines et les quartiers populaires. Bien que facile et très abordable, cette coutume n'est pas sans risque pour la santé, notamment si on utilise plusieurs fois et sur différents «patients» ces petits suceurs de sang. Au cœur de l'ancienne médina de Casablanca, des salons de coiffure populaires offrent différents soins à leurs clients. Depuis 1964, des personnes de tous âges viennent se faire coiffer, raser ou relooker, pour trois à cinq dirhams, dans le salon de Ba Driss. «Je travaille ici depuis plus de 45 ans», dévoile le vieux coiffeur-barbier, «c'est mon grand-père qui m'a appris le métier». Ba Driss utilise d'ailleurs encore les moyens de son aïeul pour stériliser son matériel, «je nettoie mes ciseaux, blaireaux et lames de rasoirs avec de l'eau de javel et du savon», répond-il naturellement. «Mes clients sont contents et me connaissent, certains me payent à la semaine», ajoute le vieil homme, qui fait pourtant partie des plus jeunes coiffeurs du quartier. Mais s'il est autant prisé par ses clients, c'est parce qu'il pratique la «hajjamia», la saignée par sangsues. L'application de sangsues comme moyen thérapeutique est utilisée depuis des siècles au Maroc et ailleurs. On leur reconnaît des propriétés anticoagulantes, anti-inflammatoires, vasodilatatrices et anesthésiques. Ba Driss, comme tous les spécialistes de la saignée, installe ses petites bêtes sur les crânes luisants de ses clients, dont Sidi Ahmed pour qui les sangsues «évitent beaucoup de maladies comme les rhumatismes, l'asthme, les problèmes de foie et de sang», assure le vieillard en djellaba. Les sangsues de Ba Driss trempent dans l'eau d'un vieux seau. Il utilise les mêmes bêtes pour tous ses clients, sans se soucier des maladies que ces limaces d'eau pourraient transmettre aux inconditionnels de la saignée «naturelle». Le docteur Ali Benkhadour, spécialiste des infections transmissibles par le sang, confirme que la «hajjamia» existe «depuis toujours au Maroc et est principalement pratiquée dans les souks de campagne et les quartiers populaires. Mais elle est souvent exercée de façon imprudente. D'une part parce qu'une même sangsue est utilisée plusieurs fois et d'autre part parce qu'on retire les vers avec du sel, ce qui les fait régurgiter le sang qu'elles viennent de pomper dans la plaie que leur succion a produite, entraînant ainsi des infections que le patient n'avait pas en arrivant». Bien qu'efficace pour certains maux bénins, cette pratique moyenâgeuse, si elle n'est pas contrôlée, peut au contraire provoquer de nombreuses maladies transmissibles par le sang, comme les hépatites voire le virus du sida. «La médecine moderne utilise également les sangsues mais chaque bête ne sert qu'une fois, elle est incinérée après avoir fait son travail», développe le docteur Benkhadour, «tout comme une seringue, une sangsue ne doit jamais être utilisée plusieurs fois !». De l'utilité des sangsues Parmi les 650 espèces de sangsues répertoriées dans la nature, seulement une est utilisée par les médecines traditionnelle et moderne, la «hirudo medicinalis». La chirurgie moderne reconnaît l'utilisation de ces limaces suceuses de sang pour les congestions veineuses, les replantations d'organes, les greffes de peau, l'évacuation d'hématomes (bleus) et l'arthrose du genou. A cause de la pollution et de l'assèchement de leur habitat naturel que sont les marais et les lacs, le nombre de sangsues va en diminuant. Elles sont protégées dans de nombreux pays et ne sont «cultivées» en élevage qu'en Russie, en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. La médecine traditionnelle, parallèle ou naturelle, se sert des sangsues pour un spectre bien plus large. Elles soulagent les varices, l'hypertension, l'arthrose, les hernies discales, les crampes et douleurs musculaires, les entorses ou encore les migraines. Selon un spécialiste suisse des sangsues, «le patient ne doit pas porter de parfum, ni s'être lavé avec un savon parfumé et ne doit pas être stressé ou pressé, sans quoi les bêtes mordent mal, elles n'aiment pas les grands fumeurs non plus. Elles créent d'abondants saignements et doivent être tuées par incinération ou congélation après leur utilisation unique pour chaque patient». A bon entendeur… Témoignage Abderrahim a 46 ans, il est diabétique. Sur les conseils de sa famille, il est allé se faire faire une saignée, «pour que tu te sentes mieux, moins lourd et moins fatigué», lui a-t-on recommandé. «Je suis allé chez un guérisseur qui m'a posé des ventouses dans le dos et bien que je sois ressorti de chez lui en me sentant mieux, quelques jours plus tard, j'ai commencé à avoir des démangeaisons terribles, puis des saignements. Je ne dormais plus. Je suis allé voir trois médecins différents qui m'ont tous dit que j'avais attrapé des champignons. Lorsque je leur annonçai que je m'étais fait faire une «hajjamia», ils ont répondu très vite que le matériel que le guérisseur avait utilisé n'avait pas été correctement stérilisé». Il a fallu six mois à Abderrahim pour se débarrasser de sa maladie de peau, à base de traitements chimiques qui, en plus, lui ont coûté très cher. Le guérisseur qui lui a transmis le microbe exerce à Derb Sultan, un quartier populaire de Casablanca. «Avec son tablier blanc, il n'a aucun souci pour attirer les clients», raconte Abderrahim. «Il est jeune et il parle comme un médecin. Il a vraiment l'air de connaître son travail. Il pratique les saignées avec les ventouses et avec les sangsues, qui baignent toutes dans le même seau», ajoute-t-il furieux. «Utiliser une même sangsue pour plusieurs personnes revient à ne pas changer de lame de rasoir pour ses clients ! Le pire, c'est que j'ai eu de la chance de n'attraper qu'une infection de la peau, ça aurait pu être bien plus grave !». Ventouses contre mauvais sang h. h. L a «hajjamia» ne s'exécute pas seulement avec les sangsues mais aussi avec des ventouses en verre, souvent préférées par une clientèle que les limaces d'eau rebutent. La finalité est la même, se débarrasser du mauvais sang, et sa pratique par quiconque s'improvise guérisseur pose les mêmes questions d'hygiène que pour leurs collègues les sangsues. Omar Moussaoui, cinquante ans, est guérisseur, et traite les maux en tout genre à la traditionnelle. Bien connu dans la rue Ibnou Nafiss, les clients se pressent chez lui, principalement des personnes âgées. Sur sa vitrine, on peut lire «Traitements naturels, nous sommes à la terre et nous revenons à la terre». Portant barbe et blouse blanche, le guérisseur commence chaque rendez-vous en demandant à son «patient» de lui faire confiance, «sans confiance, on ne peut rien traiter», appuie-t-il. Il prend ensuite la main de son client pour vérifier son rythme cardiaque, observe les lignes de sa main en le regardant droit dans les yeux, puis s'enquiert de son régime alimentaire : «Combien de repas par jour ? Est-ce un grand consommateur de viande ?». Omar conseille à tous de manger du poisson. Autour de lui, des dizaines de bouteilles et de pots d'herbes de toutes sortes. Pour l'assister, deux jeunes hommes en blouse et gants de latex blancs. On se croirait dans n'importe quel cabinet de l'hôpital Averroès. Une seconde pièce est réservée à la saignée. Omar la propose systématiquement. «Avez-vous déjà essayé la «hajjamia» ?», demande-t-il. Si le patient répond par la négative, le guérisseur la lui conseille sur le champ, sans consultation plus approfondie, sans analyse. A la question de la quantité de sang que Omar va prélever, il répond : «Je récupère le sang que le corps rejette naturellement, donc on va l'extraire jusqu'à ce qu'il soit rosé». «Le premier sang est noir, c'est le mauvais sang», affirme-t-il. Trois ventouses en verre, qu'il placera sur le dos et la nuque de son «patient», une lame de rasoir et du miel suffisent à la saignée. Le guérisseur montre bien comment il stérilise son matériel, porte des gants et n'utilise qu'une lame par personne, «parce que ça peut transmettre des microbes et des maladies», explique-t-il. La séance dure deux heures, au bout desquelles le client repart avec un paquet de plantes à faire infuser et à boire en tisane chaude le soir. Que se passe-t-il si une personne cardiaque ou diabétique vient le voir ? «Je leur pose la question au début de la consultation et s'ils sont dans l'un de ces deux cas, je leur fait des saignées beaucoup plus courtes», rassure M. Moussaoui. Même chose pour ceux qui ont de la tension. N'exige-t-il pas d'analyses sanguines ? «Pourquoi faire ?», s'étonne le quinquagénaire, «mon matériel est stérilisé, nous portons tous des gants, on ne court pas de risque !». De plus, Omar Moussaoui a formé ses deux assistants après avoir lui-même été formé «par un grand médecin traditionnel en Arabie saoudite». «J'ai des diplômes», s'exclame-t-il en montrant les attestations de participation à des congrès de plantes médicinales accrochées aux murs de son cabinet. Comme s'il voulait se justifier, le guérisseur se lance alors dans une longue explication selon laquelle «les gens ne veulent plus aller dans les hôpitaux, parce que les médicaments chimiques ne servent à rien, coûtent cher et mettent du temps à prouver leur efficacité alors qu'avec la médecine des anciens, par les plantes et la saignée, l'efficacité ne se fait pas attendre, coûte moins cher et est recommandée par le Prophète». Que demande le peuple ?