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Pour un nouveau contrat social (au Maroc et ailleurs)
Publié dans Les ECO le 09 - 09 - 2019

John Rawls et de nombreux autres penseurs, tels que Amartya Sen ont réhabilité la théorie du «contrat social» dans le cadre de la philosophie sociale et la réflexion autour des questions de développement mais récemment, le débat ne se limite plus aux aspects théoriques. Les crises économiques successives des deux dernières décennies, les révolutions et les guerres du Printemps arabe, la montée du populisme et du terrorisme, l'apparition des tendances protectionnistes et l'attaque contre la mondialisation ont précipité l'émergence de revendications pour un nouveau contrat social.
Un Nouveau contrat social pour le Région MENA
En 2015, la sous-région Afrique du Nord et Moyen-Orient de la Banque mondiale a publié un rapport intitulé «Vers un nouveau contrat social». Selon le rapport, les pays de la région avaient tous adopté une même stratégie de développement en dépit du fait que leurs économies diffèrent selon qu'elles exportent ou importent du pétrole. Selon ce modèle, l'Etat «fournirait la santé et l'éducation gratuites à tous, soutiendrait les aliments de base et les carburants» et serait également le principal employeur, fournissant le plus grand nombre d'emplois via le secteur public. D'autre part, on constate une faible participation des citoyens à la vie politique et une limitation relative des libertés pour (prétendument) assurer la sécurité de l'Etat et des citoyens. Ce contrat a entraîné des succès économiques et sociaux importants dans la région arabe. En 2000, «les taux de pauvreté étaient faibles et en baisse. Presque tout le monde a terminé l'école primaire et les taux de scolarisation dans l'enseignement secondaire et supérieur étaient élevés et en hausse» (ibid.). Cependant, à la fin des années 2000, le contrat commençait à montrer des signes de fragilité croissante. L'endettement public a augmenté suite à la montée des revendications sociales, notamment dans le sillage de la crise économique et de la flambée des prix du carburant et des denrées alimentaires sur le marché international (ibid.). Le secteur public n'est plus en mesure de créer des emplois et «le secteur privé n'a pas connu une croissance assez rapide» pour compenser le manque d'opportunités d'emploi (ibid.). Malgré des investissements soutenus dans l'éducation et la santé, la réforme de ces deux secteurs importants reste confrontée à des défis majeurs en particulier sur deux fronts : qualité et équité (ibid.). Ainsi, l'ancien contrat social n'est plus «adapté aux besoins de la génération de citoyens actuelle», selon les auteurs du rapport.
Pour remédier à cela, ils proposent un nouveau contrat social basé sur la promotion de la compétitivité dans le secteur privé plutôt que de s'appuyer sur l'Etat comme principale source d'emplois, l'abandon des subventions des matières de consommation de base ainsi que l'adoption d'un système de transferts directs aux plus démunis. Ajoutez à cela le besoin d'entendre la voix du citoyen et de regagner sa confiance. Cela peut paraître comme étant une nouvelle recette pour un nouveau modèle de développement plutôt qu'un contrat social mais il comporte une description à peine cachée de ce que les régimes arabes pourraient en gagner : stabilité et légitimité politique en période de révolutions et de guerres.
Faire face à la peur de la technologie et de la mondialisation, la recette de Nemat Shafik
Dans un long article publié début décembre 2018 sur le site Web du Fonds monétaire international par Nemat Shafik, présidente de la London School of Economics et ancien vice-présidente de la Banque d'Angleterre et du FMI intitulé «Un nouveau contrat social : Comment faire face à la peur de la technologie et de la mondialisation en réexaminant les droits et les devoirs de la citoyenneté» (Finance & dévelopment. Dec, 2018, Vol. 55 Issue 4), l'auteur analyse les circonstances de l'échec du contrat social mondial actuel dans la gestion des conséquences de la mondialisation et des développements technologiques.
«L'avancement du mode de production automatisé» a entraîné une baisse significative de l'employabilité d'une grande partie des travailleurs peu qualifiés et entraînera une division majeure du marché du travail «au profit des plus instruits», a déclaré Shafik. Elle ajoute aussi que les systèmes de protections sociales aux Etats-Unis ainsi qu'en France ont permis de protéger les familles à faible revenu mais ont alourdi les dettes publiques.
En outre, tous les employés contribuent en payant des impôts, les riches paient certes plus d'impôts mais vivent plus longtemps et bénéficient donc davantage du système de retraite. Selon Shafik, cela perturbe le dicton erroné selon lequel il y a ceux qui «travaillent dur» et ceux qui sont «un fardeau pour les autres». Enfin, «le monde fait face à de grands défis en termes d'équité entre générations». Plus le vote moyen est élevé par année, plus les dépenses publiques pour la retraite s'élèveront de 0,5%. Les jeunes doivent également se mobiliser, voter et participer aux processus électoraux pour faire entendre leur voix et imposer leurs points de vue.
Par conséquent, a déclaré Shafik, le contrat social doit être revu et un nouveau système basé sur le principe du «paiement des taxes en échange de biens publics et des soins aux personnes âgées, aux jeunes, aux infirmes et à ceux qui sont tombés dans une période difficile». Associer des conditions aux transferts de fonds à ceux qui en ont besoin, exiger une assurance en retour, revoir le système de protection sociale et encourager les riches à utiliser les services publics pour assurer un sentiment durable de solidarité et d'«assurance qualité» - sont autant de politiques inévitables à adopter pour surmonter la crise. Il est également nécessaire de maintenir des «politiques préalables à la redistribution» (investissements dans l'éducation, les services et les infrastructures dans les zones isolées et frontalières afin de soutenir la productivité). Pour Shafik, nous devons investir davantage dans la capacité de l'éducation à rapprocher l'identité sociale : «Les pays à mobilité sociale avancée croissent plus rapidement parce qu'ils offrent aux personnes les bons emplois et contribuent ainsi de manière significative au soutien de la production». En vertu de ce nouveau contrat social, les jeunes doivent avoir «des transferts financiers qu'ils peuvent utiliser pour améliorer leurs compétences tout au long de leur vie», un investissement dans l'avenir «parce qu'ils rembourseraient cet investissement avec des impôts futurs plus élevés susceptibles de financer les soins aux personnes âgées»(Shafik). D'autre part, les baisses de salaire minimum devraient être compensées «par des subventions salariales, des crédits d'impôt sur le revenu et des salaires minimum plus élevés, associés à l'accès à des services tels que l'éducation et les soins de santé» afin de maintenir un niveau de vie raisonnable pour tous. Des politiques efficaces devraient être adoptées pour assurer une transformation appropriée de l'emploi afin de s'adapter au modèle de production automatisée et digitale par le biais de la formation, du redéploiement et du suivi des opportunités offertes par la quatrième révolution industrielle en permettant aux travailleurs temporaires d'avoir recours à la protection sociale. Enfin, les revenus doivent être rééquilibrés de manière à ce que le capital puisse supporter une grande partie du fardeau en «éliminant les politiques visant à taxer lourdement l'emploi» et en taxant «le capital dans lequel l'activité économique est exercée» pour lutter contre la fraude fiscale et le recours aux paradis fiscaux (ibid.)
Le Maroc depuis l'indépendance : deux modèles qui se chevauchent
Toutes ces questions qui intéressent les théoriciens du développement au niveau des institutions internationales ne sont pas loin de ce dont discutent actuellement les Marocains. La crise du modèle de développement actuel et l'épuisement de son potentiel sont-ils dus au fait que le contrat social actuel est dépassé et risque de ne pas répondre aux aspirations des générations actuelles ? C'est une certitude ; ajouter à cela le manque de confiance en la politique et les institutions de l'Etat, phénomène dû au renoncement de nombreux segments de la population au contenu du contrat en cours, adopté après l'indépendance et reproduit sous une nouvelle forme sous «le nouveau règne».
L'Etat jacobin : 1961-1999
L'évolution du développement historique du Maroc depuis l'indépendance peut être résumée en deux modèles successifs, le second étant construit sur les fondements du premier tandis que le second porte en lui une critique plus ou moins profonde du premier. Le premier contrat social élaboré après l'indépendance était fondé sur le rôle central de l'Etat dans la prestation de services tels que la santé, l'éducation et l'accès aux services nécessaires et en tant que principal opérateur économique et employeur en raison de son monopole des moyens de production, en particulier les entreprises et les sociétés publiques. D'autre part, l'Etat intervenait pour soutenir les denrées alimentaires et les hydrocarbures et a mis en place des systèmes de protection sociale plus ou moins limités. D'autre part, le système de gouvernance global était motivé par des préoccupations de sécurité, ce qui signifiait que les quelques ouvertures démocratiques de temps en temps étaient toujours suivies de mesures exceptionnelles : la voix des citoyens était réduite au silence, les dissidents emprisonnés, les partis d'opposition opprimés et la presse muselée. Les termes du contrat étaient l'intervention de l'Etat en tant que garant de la redistribution de la richesse en échange de la participation de tous à un projet politique basé sur la consolidation de la monarchie exécutive en tant que base fondamentale du gouvernement et de la gouvernance au Maroc. Au cours de cette période, le Maroc a réussi à maintenir une stabilité relative (malgré les événements de 1965, 71, 72, 73, 81, 84 et 90), de former une nouvelle élite que l'école publique a réussi à faire venir de divers segments de la société, à mettre en place une administration centralisée forte et une administration territoriale expérimentée et à maintenir des équilibres sociaux plus ou moins fragiles. Cependant, l'accès libre aux services publics, les subventions des biens de consommation en période d'inflation des prix et l'augmentation des salaires pour atténuer la colère de la rue et des syndicats ont tous contribué à l'épuisement des ressources de l'Etat. L'existence d'élites fidèles au régime ont permis à celui-ci de se défendre politiquement. Cependant, le fait que ces élites soient à l'origine des «classes improductives» vivant sur un système de rente a privé l'économie nationale de possibilités de se développer et de créer davantage de richesses pour financer la facture sociale. La croissance d'une classe qui bénéficie de privilèges sans apporter de valeur ajoutée, des demandes sociales galopantes et une administration de la fonction publique gonflée sont les facteurs ayant entraîné une augmentation de la dette extérieure et intérieure ; à la fin des années soixante-dix les finances publiques se sont rapprochées de la faillite. Les programmes de réajustement structurels appuyés par la Banque mondiale et le FMI (1984-1992) malgré leurs réalisations macro-économiques ont gelé les dépenses sociales consacrées à l'éducation, à la santé et aux services de base, ont fixé un plafond pour l'emploi public, ont perturbé l'évolution normale des salaires et ont arrêté le développement du réseau de sécurité sociale. Lorsque Hassan II a mis en garde contre la «crise cardiaque» économique du Maroc en 1995, c'était une annonce officielle que le contrat social de l'après-indépendance était au point mort.
L'ère nouvelle
Le deuxième contrat adopté à l'époque nouvelle (règne Mohammed VI) est une reproduction sophistiquée du premier contrat. Le nouveau contrat social repose sur la lutte contre la pauvreté, le ciblage progressif des classes sociales inférieures, la levée des subventions pour les denrées alimentaires et le carburant, l'expansion des réseaux de sécurité sociale et l'amélioration de l'accès aux services de base. Tout cela en contrepartie d'un consensus tacite pour continuer à travailler dans le cadre des fondements pérennes et fondamentaux de la nation, notamment la monarchie, l'intégrité territoriale et l'islam et d'une orientation prudente vers une démocratisation progressive (malgré ses nombreuses lacunes) et une prise de décision politique plus ou moins participative. Ce contrat a eu des effets louables sur la pauvreté, le taux de chômage et l'extension de la classe moyenne. Néanmoins, il n'a pas apporté de solution au problème du chômage chronique des jeunes, en particulier des titulaires de diplômes supérieurs ; il n'a pas non plus contribué à augmenter les revenus de la classe moyenne émergente et très exigeante ; et il n'a que partiellement réussi à garantir un accès généralisé et de qualité à l'éducation, à la santé et aux services de base pour tous.
En effet, les attentes de la classe moyenne et de la jeunesse ont grandi à un moment où une catégorie aisée tirait profit de la privatisation et des privilèges accordés aux investisseurs dans les domaines de l'immobilier, de l'agro-alimentaire, de l'agriculture, de l'énergie et des télécommunications. La classe des riches est perçue par la majorité de la population comme étant un groupe de lobbies interdépendants renforçant la distribution inégale de la richesse et contribuant à la montée de la corruption et au manque de transparence des marchés publics. Le nouveau contrat social a connu sa première crise avec le mouvement du 20 Février (qui a émergé dans le cadre des révolutions successives du Printemps arabe) lorsque des voix appelaient à éliminer la corruption, à lutter contre les nouveaux lobbys économiques et à supprimer le contrôle des affaires publiques par le prétendu «Etat profond». La nouvelle Constitution de 2011 a donné une impulsion aux réformes (en particulier politiques) et a permis de relever sérieusement le contrat social renouvelé mais elle a rapidement montré ses limites à absorber la colère populaire, notamment en ce qui concerne la participation des citoyens au développement et à la rénovation de la société. Le système de gouvernance et la démocratisation politique réelle sont restés les grands absents des réformes dans un contexte où primaient une lutte fabriquée contre les islamistes et la tentative de revenir sur les acquis de la Constitution de 2011. Des tentatives désespérées de reconfigurer la carte politique (d'une manière pseudo-contre-révolutionnaire) ont empêché le pays de s'attaquer aux problèmes vrais et fondamentaux de la croissance économique et du développement humain, tout en assurant une participation effective des citoyens à la gestion des affaires locales et en soutenant une redistribution juste de la richesse. Le Hirak du Rif et les soulèvements de communautés marginales (à Jerada, Zagora et ailleurs) et la révolution des médias sociaux contre les élites et les symboles de l'Etat ont ouvert la porte à une crise profonde décrite par le roi Mohammed VI comme étant «une crise du modèle de développement actuel». D'où le débat actuel entre les acteurs politiques sur la nécessité de réfléchir sérieusement et efficacement à un nouveau contrat social plus efficace.
Pour un nouveau contrat social
Un tel contrat doit inclure un ciblage intelligent et conditionnel des démunis, y compris une mise à niveau effective de leurs capacités et de leurs compétences pour les faire sortir de la pauvreté afin qu'ils puissent contribuer à l'activité économique et produire à leur tour de la richesse, des taxes et des ressources qui compenseront les dépenses effectuées par le biais de transferts directs conditionnels. Ce nouveau contrat devrait inclure un soutien important aux classes moyennes grâce à une réduction de l'impôt sur le revenu ou via d'autres mécanismes favorisant l'accès au logement, la possession d'un véhicule, le paiement de la facture de l'éducation privée, l'accès à l'université et le financement des voyages et des loisirs. Le renforcement des capacités de la classe moyenne augmentera sa capacité de consommation, ce qui stimulera fortement l'économie et influera positivement les ressources de la trésorerie. Soutenir la classe moyenne ne signifie pas augmenter les subventions et créer un nouvel Etat providence mais plutôt investir dans la croissance économique et la création de richesses. Ce contrat devrait également inclure des transferts monétaires conditionnels (conditionnés par la formation, l'apprentissage et le perfectionnement des compétences) pour les jeunes de l'université, les jeunes au chômage et les jeunes à la recherche d'un emploi. Cette aide pourrait prendre forme de bourses, de prêts bancaires à long terme, d'emplois temporaires ou de prix d'excellence ou de créations de TPE ; autant de moyens d'incitation pour contribuer à la construction de leur avenir. Assurer la participation directe des citoyens à la gestion de leurs problèmes au niveau local est également essentiel pour assurer une gestion plus efficace des problèmes de développement. Il faut mettre en place des mécanismes pour assurer le suivi des projets par les citoyens et des séances de questions adressées aux responsables et aux élus lors des séances de planification et de restitution publiques ; il faut également mettre en place des mécanismes de consultations transparentes et de budgets ouverts développés avec la participation de la communauté locale et des résidents et mettre au point des systèmes efficaces de gestion des plaintes et des griefs liés aux projets de développement et à leur impact sur la population mais tout cela n'est possible que dans le cadre d'une démocratisation progressive mais réelle sans perdre de vue les fondements pérennes de la nation. Lorsque nous parlons de responsabilité et de reddition des comptes, nous devons lui donner le sens réel de choisir qui gère les affaires publiques par le biais des urnes et de le tenir responsables et redevables devant le Parlement, les citoyens et les instances de contrôle. Cependant, il n'y a pas de responsabilité en l'absence de ressources adéquates et du manque de pouvoir décisionnel réel. Enfin, il est impératif de s'assurer que la voix du citoyen soit entendue en garantissant son droit de critique et de démonstration. La société et l'Etat deviennent plus forts lorsque les citoyens sont libres, la presse est plus indépendante et plus critique, le Parlement est fort et détient un réel pouvoir de contrôle, la société civile est plus démocratique et mobilisée, les syndicats sont plus responsables, plus forts et plus critiques, le secteur privé est plus conscient de son rôle économique et est mieux organisé... Les Etats deviennent faibles lorsque les voix critiques sont muselées, réduites au silence et réprimées et ils deviennent forts lorsque leur opposition est forte et indépendante, de même que le point de vue de ceux qui critiquent le gouvernement et le régime. La dualité des droits et des devoirs est essentielle au succès du contrat social souhaité, à condition que nous comprenions que le fait de ne pas être conscient de ses devoirs n'élimine pas la jouissance de ses droits. Le droit est légitime et doit être garanti et protégé par la loi mais le devoir est une culture et un ensemble de valeurs développées par le biais de la prise de conscience, le débat et l'engagement. Les droits sont constitutionnels et les devoirs sont une culture qui s'acquiert. C'est pourquoi il n'est pas acceptable d'échanger ceci pour cela. Une société qui réussit est une société qui garantit les droits les plus fondamentaux et s'efforce de propager la culture de la véritable citoyenneté. Cela est impossible sans la détermination et le courage de tous à faire naître l'espoir, l'espoir d'un avenir meilleur et plus brillant pour tous, d'une société où personne ne soit laissé pour compte.
NB : Farah Lahdiy a aimablement aidé dans la traduction de ce texte de l'arabe.
Lahcen Haddad
Universitaire et ex-ministre du Tourisme.


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