Les civilisations arabo-méditerranéennes sont parvenues, au cours de leur histoire, à développer la gestion de leurs ressources hydrauliques et à les rendre mieux adaptées aux besoins de leurs sociétés. Ce qui, par conséquent, a conduit à l'émergence d'infrastructures hydrauliques de haut niveau, lesquelles, à en croire l'historien tunisien Dr. Mohamed Hassan, ont constitué l'épine dorsale des civilisations nord-africaines depuis l'époque des Phéniciens jusqu'à la civilisation islamique, en passant par les Romains. Parmi ces infrastructures, les ruines du grand aqueduc qui reliait Carthage aux sources en eau de la région de Zaghouan avant l'arrivée de l'Islam, d'une longueur de 82 km et d'une hauteur de 10 mètres. Et autour de la ville islamique de Kairouan, ont été construits d'énormes réservoirs d'eau, devenus aujourd'hui un site historique majeur en Tunisie. Ensuite ce sont les morisques (Arabes chassés d'Andalousie) qui sont venus construire au cours des 16e et 17e siècles des infrastructures développées d'irrigation, d'alimentation en eau potable et en eau industrielle. Ainsi, dans le nord de la capitale tunisienne, dans la banlieue d'El Battan, les morisques ont réussi à mettre en marche des machines pour l'industrie du textile grâce à une construction hydraulique développée permettant l'usage des eaux du bassin de Jérada. Les Andalous à Hammamet Mais voilà qu'aujourd'hui la plupart de ces constructions hydrauliques géantes n'existent plus. Les régions qui ont connu, durant les dernières décennies, une forte densité populaire et une expansion économique considérable, ont vu leurs constructions hydrauliques disparaître au gré des changements survenus. La ville de Hammamet (60 km au sud de la capitale Tunis) est l'une des principales régions agricoles et touristiques du pays. Connue pour sa richesse en eau et la fertilité de ses terres, la ville a été occupée par les Andalous qui lui ont transféré leurs techniques agricoles. Ce sont également eux qui ont introduit dans la ville de nouveaux produits agricoles comme l'oranger et les tomates. Au milieu du 20e siècle, la ville de Hammamet a connu une forte immigration en provenance des provinces tunisiennes, suite à un boom touristique survenu à cette époque. À ce propos, le chercheur en géographie, Hafez Setham, explique que l'immigration et le tourisme sont à l'origine de l'affaiblissement des ressources en eau. Résultat : il était devenu difficile de subvenir aux besoins croissants en consommation d'eau, ce qui a renforcé la pression sur le secteur agricole, notamment pour des produits comme les orangeraies éparpillées dans les régions voisines de Hammamet et sur la culture de la vigne dans la ville proche de Kélibia. Le développement urbain et l'extension du secteur hôtelier ont largement étouffé le secteur de l'agriculture, portant atteinte aux structures d'irrigation. Dans ce contexte, l'Union européenne participe au financement d'un projet qui vise à protéger les aménagements hydrauliques traditionnels et à sensibiliser la population locale et les touristes à l'importance de la protection de la richesse hydraulique. Baptisé REMEE (en latin, nostalgie du passé), le projet est loin d'être uniquement l'expression de sentiments nostalgiques à l'égard du patrimoine hydraulique; il est porté par une volonté réelle de valoriser le patrimoine architectural et les savoir-faire liés à l'arboriculture, difficiles à reproduire de nos jours. D'une durée de 30 mois, le projet vise à faire découvrir aux habitants de la ville de Hammamet leur patrimoine agricole et les aménagements hydrauliques traditionnels. Il est financé dans le cadre du programme «Euromed Héritage 4». Matthieu Guary, chef du projet, insiste sur l'importance d'une telle initiative dans un contexte de pénurie d'eau et de disparition des moyens d'irrigation traditionnels qui ont prouvé leur efficacité durant des siècles. Matthieu Guary explique que le projet vise à sensibiliser les citoyens à l'importance de ce patrimoine hydraulique, à savoir les puits, canaux, petits lacs ou encore réservoirs d'eau... Dans les villes, l'accent est mis sur les fontaines, les hammams et les lieux saints dans lesquels l'eau joue un rôle crucial. Contrairement aux sites historiques qui bénéficient d'une attention particulière et d'un entretien permanent, le patrimoine immatériel est souvent relégué aux oubliettes, alors qu'il constitue un élément important de la mémoire collective des peuples de la Méditerranée et de leur relation à l'environnement. Les Européens espèrent que ce projet aidera à mettre la lumière sur la fragilité de l'environnement agricole qui subit les changements du mode de vie contemporain. Il s'agit d'inclure les composantes du projet dans le processus de développement local et de promouvoir auprès des habitants de la ville les techniques traditionnelles de l'arboriculture, considérées aujourd'hui comme obsolètes. «L'objectif n'est pas d'en faire un musée, mais d'assurer la pérennité de ce patrimoine en vue d'attirer des investissements après la mise en place du projet (30 mois)». Bashir Rayyan, sociologue à l'Université de Tunis, estime que ce projet doit contribuer à la protection des orangeraies qui connaissent une régression dans un contexte d'urbanisation croissante. Les activités sont mises en place par une équipe de travail composée de bénévoles chargés d'assister les agriculteurs. Au menu: musée écologique et jardin de loisirs et de découverte. Après avoir participé à un atelier international qui a réuni paysagistes, architectes, agronomes, spécialistes en tourisme culturel ou en design, originaires de Tunisie, de France, d'Espagne, de Turquie et de Suisse, un groupe de bénévoles ont formulé des propositions d'aménagement et de muséographie pour le musée écologique et le jardin pédagogique. Un autre groupe de bénévoles a ensuite été chargé de mettre en place un jardin pilote autour du patrimoine de l'eau dans le parc du Centre culturel de Hammamet qui donne sur la Méditerranée. D'après Guary, l'intérêt de cette action est qu'elle prouve que le patrimoine de l'arboriculture est toujours d'actualité. Dans ce contexte, l'Institut des sciences agricoles tunisiennes s'est lancé dans une étude de faisabilité autour de l'usage des techniques traditionnelles d'irrigation. REMEE en Algérie et au Maroc En Algérie, dans la région locale de Tipaza-Mont Chenoua, plusieurs activités ont été mises en place dans le cadre de REMEE, à savoir la création d'un guide du patrimoine de l'eau à travers les âges et la mise en valeur des traditions de l'eau dans le Chenoua. Au Maroc, dans la médina de Marrakech, le projet a inclus une série d'opérations locales, comme la mise en place d'un inventaire des fontaines et hammams, la réhabilitation de fontaines ainsi que le lancement d'un écolabel sur les hammams. Des actions d'éducation et de sensibilisation ont également été conçues dans les pays ciblés par le projet. Dans la région rurale d'Al Haouz, un écomusée du patrimoine et un parcours de découverte ont été créés. Dans chaque ville cible, un thème de travail est choisi autour des « mémoires de l'eau». À Marrakech, l'accent est mis sur le métier traditionnel du porteur d'eau, et en Algérie sur les méthodes de collecte d'eau dans les prés. Plus de 1.000 jeunes ont été invités à participer aux activités mises en place dans les pays du sud de la Méditerranée. Matthieu Guary insiste sur l'objectif du projet : sensibiliser les jeunes à la redécouverte et à la sauvegarde du patrimoine de l'eau, à l'importance de sa pérennité ; ainsi ils seront les gardiens de la mémoire de l'eau. Il s'agit également de créer un centre de ressources documentaires sur le patrimoine et les usages de l'eau en Méditerranée. Enfin, un site Internet a été dédié à ce patrimoine : www.remee.eu Cependant, il faut noter que ce patrimoine de l'eau n'est pas protégé par la loi. À Marrakech, il y avait une centaine de fontaines il y a 5 décennies. Aujourd'hui, il n'en reste que la moitié.