Les chiffres donnent froid dans le dos. Au Maroc, le taux des grèves a explosé durant le premier semestre de cette année. Ce sont ainsi quelques 31.330 journées de travail perdues en six mois, tous secteurs confondus. Selon les statistiques officielles, 83 établissements employant quelques 25.694 salariés ont été touchés par ces grèves devenues intempestives, avec la participation de 8.329 employés. Si la diversification et la multiplication de ces mouvements s'expliquent, en premier lieu, par une faiblesse de la structuration de nombreux secteurs, les principales raisons à ces débrayages touchent à l'absence de couverture sociale, au non respect des dispositions régissant le traitement salarial, notamment le Smig, aux questions liées au temps de travail à rallonge sans compensation, ou même à la non équité des chances au sein des entreprises. En somme, il s'agit du non respect, parfois élémentaire, des dispositions du Code du travail. Du coup, la grève devient le moyen de protestation par excellence pour les salariés en colère, de frapper là où ça fait le plus mal... aux finances de l'entreprise ! Pourtant, en cas d'absence d'un cadre juridique qui en régit les principales modalités, l'exercice du droit de grève se traduit souvent par des abus. «Dans certains cas, nous assistons à de réels abus de droit», s'accordent à dire des experts en management, qui illustrent leurs propos par le fait que, assez souvent, «certains grévistes revendiquent des choses que l'employeur ne pourra pas satisfaire». S'il est dans l'ordre des choses que la grève constitue un des meilleurs moyens légalement reconnus pour les salariés de faire valoir leurs droits, notamment en cas de conflit avec leur employeur, dans un Etat de droit, ces rapports sont censés être réglés, justement, par le droit. En attendant la loi... Or c'est précisément ce préalable qui fait défaut au Maroc. Le législateur est en effet jusqu'ici resté silencieux face à ces questions. L'absence de réglementation du droit de grève constitue donc le véritable nœud du problème. «Le projet de loi qui régit le droit de grève sera probablement voté après les élections législatives », confirme d'emblée Abderrahmane Azzouzi, secrétaire général de la Fédération démocratique du travail (FDT). La raison de cet optimisme réside dans les dispositions contenues dans la nouvelle Constitution, qui stipule dans son article 29 que «le droit de grève est garanti. Une loi organique fixe les conditions et les modalités de son exercice». Cette formule n'apporte rien de nouveau, puisque contenue dans l'ancien texte, sauf que la fameuse loi organique qui devrait donner sens à cet article n'a jamais vu le jour. Cette fois cependant, tout porte à croire que l'attentisme tire à sa fin. En effet, face à la recrudescence des mouvements de débrayage sociaux, le gouvernement et les principaux acteurs se trouvent acculés à assainir enfin l'exercice de ce droit. Pourtant, «si actuellement le gouvernement a réussi à faire le pas en élaborant une loi qui décline les modalités de la grève, cela ne pourra régler les problèmes de l'après grève et des négociations», reconnaît un expert. En effet, généralement, après la période de grève et au cas où l'entreprise ne répond pas aux demandes des salariés, ces derniers ont tendance à «exécuter leurs tâches de manière défectueuse ou en appliquant les règlements au pied de la lettre, dans l'unique but de ralentir le travail et manquent aux obligations résultant de leur contrat de travail ou s'en abstiennent, tout simplement», illustre notre expert en management qui prévient, toutefois, que «la conséquence naturelle de ces agissements est, bien évidemment, la faute professionnelle, pouvant être considérée le plus souvent comme une faute grave, si l'on retient la volonté de nuire du salarié, et donc un licenciement pour cause réelle et sérieuse est pour l'employeur tout de suite envisageable». Cela est de nature à offrir à l'employeur, le plein droit de faire usage de son pouvoir disciplinaire, par des mises à pied par exemple. Les salariés peuvent aussi s'exposer à des poursuites pour responsabilité civile dès lors que l'employeur a la possibilité de démontrer un dommage causé par le fait du salarié. Ce dernier devra alors payer des dommages-intérêts. En clair, tout est question de management, seule institution «habilitée à établir l'équilibre social au sein de l'organisation», souligne notre expert. Autrement dit, face aux multiples difficultés qu'engendre cette question, l'employeur doit pouvoir compter sur l'appui du management de son entreprise. Renforcer la communication L'entreprise doit par conséquent mettre en place des mesures managériales adéquates, permettant de pallier les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des réponses à travers les multiples voies qui lui sont légalement offertes. «La négociation en aval du conflit et la prévention en amont jouent en effet, un rôle déterminant», déclare Ghita Filal, coach d'entreprise et consultante en management. À ce titre, le management passe par le renforcement de la communication, tant avec les intervenants extérieurs comme les médias que dans les rapports salariés-direction. «Le coaching des managers, mis en place dans de grandes entreprises, est un accompagnement permettant de mieux comprendre et d'appréhender les problématiques», souligne Ghita Filal, qui prend comme exemple les boîtes aux lettres anonymes, «lesquelles peuvent aussi être utiles pour prévenir les conflits, tout comme la création de blogs internes, à condition qu'ils soient régulièrement mis à jour et qu'ils fassent l'objet d'une prise en compte réelle par tous les niveaux hiérarchiques». Il peut s'agir, selon l'experte, de blogs d'information, de conversation, ou de blogs collaboratifs pour les groupes de travail, voire de blogs syndicalistes, comme il en existe dans les grands groupes et multinationales au Maroc. La prévention des conflits via la communication implique également d'accroître les échanges entre toutes les parties prenantes. La multiplication de réunions ouvertes et régulières peut être un moyen d'y parvenir. Face à une situation de «grève froide» et lorsque le dialogue est paralysé, le recours à des médiateurs ou à des groupes de supervision du conflit est envisageable, à condition d'avoir obtenu l'accord des intéressés. Cette pratique est d'ailleurs relativement émergente au Maroc. Filal nous explique que «l'audit social constitue également un outil permettant de mesurer le climat, de jauger le ton des conflits latents ou déclarés, en vue d'en limiter les effets, voire d'y mettre un terme». Enfin, les entreprises peuvent également faire recours à une pratique ludique, mais très fédératrice, qui est celle des «lipdub». Il s'agit de vidéos en plans-séquences et en play-back faites par des collaborateurs afin de témoigner de la créativité et de la bonne humeur qui règnent dans une équipe ou dans l'entreprise. Pour preuve, le groupe Aksal a réalisé avec succès cette nouvelle pratique. «Il faut savoir que cela permet aussi de bénéficier d'une promotion gratuite, grâce à l'engouement actuel de la vidéo sur Internet, et de créer des liens entre les participants», confirme Ghita Filal. Dans le même esprit, le «team-building» permet de renforcer la cohésion du groupe et, in fine, de prévenir les risques de conflit. La réforme du «pacte social» passe par un certain effacement de la hiérarchie au profit d'une plus grande collaboration au sein de l'entreprise. En somme, il s'agit d'une véritable culture d'entreprise, dont la mise en oeuvre requiert la participation de tous les acteurs. Cela n'est pas aisé à pérenniser sans un climat de confiance, d'abord en interne. Toutefois, quand on sait que mieux vaut prévenir que guérir, le jeu en vaut sûrement la chandelle, en attendant l'hypothétique loi organique, dont l'efficacité restera de toute façon tributaire du climat qui règne au sein de l'entreprise. Point de vue: Abderrahmane Azzouzi, Secrétaire général de la Fédération démocratiqque du travail (FDT) Après plusieurs années d'attentisme, le projet de loi qui décline les modalités du droit de grève sera probablement voté par le Parlement, juste après les élections législatives. La concrétisation de cette promesse sera un pas courageux vers une amélioration des conditions de travail et du climat social au sein des entreprises marocaines. Certes, rien ne nous garantira l'efficacité de cette loi organique, car cela dépend étroitement des attitudes des patrons. En effet, ces derniers ont tout intérêt à veiller à la bonne application de cette loi, notamment du fait que suite aux derniers mouvements de grève qu'a vécus le pays, nombreux parmi eux ont bien compris que les périodes de grève pèsent lourdement sur la trésorerie de leurs structures. La validation d'une loi qui garantit le droit de création d'un bureau syndical au sein des entreprises pourra contribuer à assurer l'efficacité de la loi sur la grève. Les bureaux syndicaux auront pour mission de protéger les droits des salariés autant en temps normal qu'en période de grève. De nouveaux modes de grèves émergent Finies les grèves classiques ? Force est de constater que de nouveaux modes alternatifs de protestation voient le jour, notamment dans les grandes entreprises marocaines. La grève perlée ou la grève du zèle est l'une des formes de grève les plus répandues. Afin d'obtenir des revendications sans perdre le salaire des journées non travaillées, celle-ci consiste à ralentir l'activité de production des employés. Ce moyen de pression s'avère extrêmement efficace car il fait perdre de l'argent à l'employeur sans en faire perdre aux salariés. Dès lors, ce type de mouvement peut durer très longtemps et ainsi affecter davantage la dynamique d'une entreprise qu'une simple grève. Dans le même ordre d'idées, le débrayage est caractérisé par l'arrêt du travail pendant une courte période. Résultat : les employés ne perdent pas leur salaire journalier, tout en faisant perdre de l'argent à l'entreprise. Cette pratique se développe de plus en plus dans les entreprises industrielles, où l'arrêt d'une heure d'une machine peut avoir des conséquences dramatiques pour l'entreprise. Autre forme de protestation, les grèves rotatives. Cette action de protestation permet de déterminer les départements d'une entreprise qui se relayeront pour faire la grève. Cela minimise les pertes de revenus des salariés et inhibe la pleine activité de l'entreprise. La grève virtuelle est également utilisée comme moyen de pression. Ce fut le cas d'IBM, qui a vu 1.850 de ses salariés manifester sur le site Second Life en 2008. La direction fut obligée de négocier un accord. Dans le même registre, des blogs anonymes dénigrant les conditions de travail dans certaines entreprises sont aussi jugés «efficaces». Une chose est sûre : ces nouvelles formes de protestation semblent bien plus portées sur la symbolique de l'action de contestation que la grève classique basée sur un pur rapport de force.