Manque de vision, de cohérence, d'anticipation, ingérence du politique… Economistes et anciens ministres donnent leur avis : de bonnes idées mais une gestion désastreuse. A ce jour, il n'y a pas eu d'évaluation sérieuse des effets des politiques économiques choisies. On est en 1982. Les responsables de la célèbre multinationale de transport maritime et de logistique, Maersk, débarquent au Maroc avec, dans leurs valises, un méga projet pour le pays : un port de transbordement sur la Méditerranée. Ils approchent les autorités marocaines, notamment le ministère des Travaux publics pour lui proposer de construire, à leurs propres frais, un port contre une concession sur une longue durée. On en restera là. Le Maroc n'ayant pas donné suite au projet, Maersk réalise son port sur la rive d'en face, à Algésiras plus précisément. Vingt-deux ans plus tard, le Maroc, qui a construit une flopée de ports sur l'Atlantique, découvre la nécessité d'avoir un port de transbordement sur la Méditerranée, carrefour mondial du commerce. Cet exemple résume à lui seul un constat : de l'Indépendance à ce jour, le Maroc est passé à côté de grandes occasions et en a raté plusieurs. Le passif est lourd mais, depuis deux ans environ, le pays donne l'impression d'avoir amorcé un grand virage. Les réformes sont relancées, de grands chantiers mis sur les rails, des dossiers épineux ont été enfin traités ou sont en voie de l'être et de grands textes fondamentaux sont sortis des tiroirs. Or, ce sont là des chantiers qui s'étalent sur le long terme et dont les premiers résultats ne seront palpables que dans quelques années. D'où la réflexion : et si l'on se trompait ? Question qui renvoie à une autre : avant de lancer ces grands chantiers, a-t-on pris la peine d'évaluer tout ce que le Maroc a entrepris depuis trois décennies dans le domaine économique ? Connaît-on aujourd'hui les raisons de l'échec des codes des investissements ? A-t-on évalué les retombées de certains grands choix opérés dans les années passées, comme la défiscalisation de l'agriculture, les amnisties fiscales successives, les multiples dévaluations du dirham, les plans quinquennaux… Quelles ont été nos erreurs ? Quels sont les virages que nous avons ratés ? Aurions-nous pu faire autrement ? D'entrée de jeu, l'économiste et chercheur Larabi Jaïdi tente de recadrer le débat en atténuant le terme «erreur». Pour lui, «juger qu'un choix déterminé a été une erreur suppose que nous ayons pris la peine de l'évaluer». Or, «il n'y a jamais eu à ce jour, poursuit-il, de dispositif d'évaluation des politiques, encore moins des choix et programmes économiques», et c'est peut-être là la plus grosse des erreurs. «Les choix doivent être replacés dans leur contexte pour être compris» La difficulté de porter un jugement s'explique également par la notion de contexte. Quand Mohamed Berrada, actuel président de Royal Air Maroc, suggère de «remettre ces décisions dans leur contexte en prenant en considération l'ambiance qui régnait au moment de leur mise en œuvre», il sait de quoi il parle. Il était ministre des Finances de 1986 à 1993, une des périodes les plus difficiles pour le pays, soumis au joug du programme d'ajustement structurel (PAS) avec son corollaire, une politique d'austérité. Quant à Hassan Benabderrazik, ex-secrétaire général de l'Agriculture, économiste et membre du célèbre «G14», il estime qu'«il est difficile de parler d'erreurs car ces décisions, prises dans des contextes spécifiques, étaient parfois des options sérieuses et viables». Le cas des banques publiques en est la meilleure illustration pour la simple raison que, «dans les années 60, il était illusoire de croire que le Maroc pouvait se doter d'un secteur bancaire et financier privé». Certes, mais en déresponsabilisant les représentants de l'Administration, on a donné un blanc-seing à des gestionnaires nommés par décision politique, qui se sont trompés ou ont profité du système. Un exemple ? Déjà en 1986, affirme Mohamed Berrada, les comptes du CIH étaient dans un état catastrophique. Le politique a retardé des prises de décision vitales L'économiste et enseignant-chercheur Najib Akesbi, lui, pense que «l'histoire du Maroc d'après l'Indépendance est un océan d'erreurs». La première erreur de taille est que les décideurs marocains qui se sont succédé aux affaires n'ont jamais eu de vision globale. Souvent, les décisions et choix n'étaient pas compatibles, les politiques sectorielles (quand il y en avait) étaient incomplètes. «En 1973, argumente un ancien ministre des Finances, le Maroc a misé sur le tourisme et la pêche. Il a donné des crédits pour construire des hôtels, sans se préoccuper d'une stratégie pour attirer les touristes, il a accordé des licences de pêche, sans savoir ce que l'on ferait du poisson». Résultat : des hôtels vides et une flotte de pêche surdimensionnée. Le tout ayant engendré des impayés auprès des banques publiques. Ce mode de prise de décision, caractérisé par le conjoncturel, tous les économistes et analystes que La Vie éco a interrogés sont unanimes à l'expliquer par une seule raison : l'ingérence disproportionnée du politique dans l'économique. D'un côté, comme l'explique Abdelali Benamor, «le capitalisme privé marocain devait sa légitimité au pouvoir politique (makhzen) qui l'a créé». Il n'avait de privé que le nom. D'un autre côté, bien des décisions qui engageaient des dépenses publiques, parfois lourdes, répondaient plus à des préoccupations politiques qu'économiques. Un exemple : au début des années 90, l'Etat prend la décision de recruter 100 000 jeunes diplômés chômeurs alors que la Loi de finances de l'époque ne prévoyait que 10 000 postes budgétaires. Une bonne partie de ces jeunes furent finalement casés principalement au ministère de l'Intérieur et dans les collectivités locales alors qu'ils n'avaient ni les profils requis, ni les moyens de travail (bureaux, mobilier…). Ce faisant, l'Etat a ouvert la boîte de Pandore. Aujourd'hui, des milliers de diplômés chômeurs, convaincus qu'ils finiront bien par être fonctionnaires, assiègent ministères et Parlement. Il y a pire. Les filières à fabriquer des chômeurs (biologie, géologie, physique…) n'ont toujours pas fermé leurs portes. La raison ? Réponse ironique mais pertinente d'un ancien haut responsable. Il faut bien que ces professeurs servent à quelque chose, que ces salles, ces paillasses, ces labos soient utilisés. Le système continue de tourner en s'auto-entretenant. Et quand il est trop tard, on agit dans la précipitation… Les exemples de décisions prises à la hâte, sous la contrainte ou pour éteindre un feu, sont légion : dévaluations, amnisties fiscales, défiscalisation de l'agriculture, le fameux programme, insuffisamment expliqué, des «200 000 logements»… Les décisions ont toujours souffert du facteur temps Même pour des décisions prises de manière posée, donc censées être bien étudiées, les ratages ne manquent pas. Le cas le plus flagrant est celui des barrages, dont les eaux sont gaspillées. En fait, qu'elles soient réfléchies ou non, les décisions ont toujours souffert du facteur temps : il y a celles qui ont été prises trop tard, quand le mal était déjà fait, et d'autres qui devaient être prises et qui ne l'ont jamais été à cause de la lenteur de l'administration. Le création de la Sodea et de la Sogeta, par exemple, a été en soi une excellente initiative, mais quand les problèmes ont commencé à surgir, dès 1989, on n'a pas eu le courage d'arrêter. Au lieu de quelques centaines de millions de dirhams, l'Etat paie aujourd'hui des milliards pour résoudre le problème. «On voit les problèmes, on définit les solutions, mais l'on s'essouffle très rapidement dans la mise en œuvre», résume un ancien ministre des Finances. Le catalogue des erreurs, des «ratages de coche», est très long. Citons, dans la lignée de ce qui précède, les politiques économiques fondées sur l'interventionnisme étatique, les déficits budgétaires, l'économie de rente, et les actions dites de substitution aux importations qui ont surprotégé les producteurs au détriment du consommateur et de l'efficacité économique. La crise des années quatre- vingt a eu au moins un mérite, celui d'imposer une libéralisation progressive de l'économie. Quels enseignements tirer de tout cela ? D'abord, que le politique doit être au service de l'économique et, par ricochet, du social, et non l'inverse. Ensuite, que des choix qui peuvent paraître aujourd'hui judicieux et justifiés peuvent hypothéquer l'avenir. Le corollaire en est la nécessité de mettre en place des dispositifs d'évaluation des choix, de manière à pouvoir réajuster et, surtout, arrêter les dégâts à temps. Avec son économie, quoi qu'on en dise encore fragile, et dans un contexte de concurrence mondiale féroce, le Maroc n'a plus droit à l'erreur. Et Mohamed Berrada de conclure: «Depuis l'Indépendance, le principal problème du Maroc est qu'il n'a jamais su ni définir ses priorités, ni planifier». Dans l'article qui suit, trois économistes, Larabi Jaïdi, Najib Akesbi et Abdelali Benamor, ainsi que deux anciens ministres, Ahmed Lahlimi (Haut commissaire au Plan) et Mohamed Berrada (PDG de la RAM), ont accepté de détailler pour nous les erreurs les plus flagrantes. En 1973, le Maroc avait misé sur la pêche et le tourisme. Des licences ont été accordées, des crédits octroyés, sans qu'on se préoccupe de savoir qui allait remplir ces hôtels ou acheter ce poisson. Résultat : des impayés qui s'accumulaient auprès des banques publiques. La défiscalisation de l'agriculture devait permettre au secteur de décoller. Vingt-cinq ans après, l'agriculture fait du surplace.