Dix-neuf mois après sa nomination, on est en droit de faire bilan de l'action d'Abdelilah Benkirane, à la tête du gouvernement marocain et de s'interroger, à l'aune des derniers développements, si l'expérience n'aurait pas atteint ses limites et si par son acharnement, l'intéressé ne serait pas en train de signer son propre suicide politique et, à terme, la perte de son parti. Un scénario qui pourrait s'avérer coûteux pour le Maroc et les marocains. A l'heure où j'écris ces lignes, je reste parfaitement conscient que la vie du patron du PJD ressemble, en tous points, à celle du punching-ball sur lequel, à tour de rôle, chacun vient affûter ses poings. Pourfendre Benkirane est devenu un sport national, à telle enseigne que le Chef du gouvernement s'en est ouvert à la Chambre des Conseillers, reconnaissant qu'il est devenu la cible privilégiée de toutes les attaques. N'ai-je pas hésité dans un précédent papier, à dénoncer les pourfendeurs de l'homme qui n'avaient pas le courage de s'en prendre au véritable détenteur du pouvoir dans ce pays ? Je me contenterai donc de poser cette simple question: Benkirane aurait-il échoué dans la conduite du gouvernement ? La réponse pourrait sembler facile, à tout un chacun, au premier abord. Un partisan de Benkirane vous soutiendrait mordicus, que l'homme vole de victoire en victoire, même si celles-ci relèvent du symbole. Il citerait, en appui, ses joutes oratoires et ses envolées lyriques au parlement, qui font ressembler le Chef du gouvernement au maître de classe, réprimandant des élèves paresseux. A contrario, un opposant dresserait le constat impitoyable de son échec dans la gestion de la chose publique et ajouterait que cet échec est si flagrant qu'il n'a nul besoin d'être prouvé. Rendons tout de même justice l'homme, en rappelant quelques un de ses succès. Benkirane restera celui qui aura convaincu le pouvoir d'ouvrir aux islamistes la participation à la vie politique, après avoir convaincu ses troupes de la légitimité d'une action politique pacifique. Il a également bâti le plus grand parti islamiste et remporté les dernières élections, s'imposant du même coup comme un interlocuteur crédible du Pouvoir. Premier leader islamiste à mener son parti vers une victoire électorale et à arracher, les circonstances aidant, le poste de Chef de gouvernement du Maroc, il a su imposer un style qui lui a valu la sympathie de larges franges de la population marocaine et l'a aidé à faire passer la pilule amère des augmentations du prix des carburants et du gel d'une grande partie des investissements publics. Mais s'il a fallu à Benkirane plusieurs décennies pour ces accomplissements, quelques mois seulement lui auront suffi, pour cumuler tant d'échecs et générer tant de désillusions. Il a échoué à faire rentrer la Jamaa Adl Wa Al Ihssane dans la légalité politique. D'autres mouvements islamistes tels que « Al Badil Al Hadarie» et «Al Oumma» n'ont toujours pas le droit de se constituer en partis politiques, malgré la volonté de leurs dirigeants d'accepter les conditions du jeu politique tel qu'il est aujourd'hui. L'homme a échoué à rallier les élites du salafisme à son parti plutôt qu'à d'autres. Il a raté l'ouverture de son parti aux démocrates de gauche. Il n'a gagné ni la confiance du Pouvoir ni la bénédiction du Palais malgré toutes les concessions qu'il a consenties et qu'il se dit prêt à consentir. Il n'a jamais réussi à imposer ses arguments, lors des négociations avec le pouvoir, qu'il s'agisse du jeu politique, des élections ou de la formation du gouvernement. Du coup, il n'a pas réussi à former un gouvernement stable, ni à s'assurer une majorité cohérente et loyale, ni à mener ses projets de réformes et encore moins exercer ses prérogatives de chef du gouvernement. Enfin, il n'a pas réussi à concrétiser ce qui fut son fameux slogan de campagne : «Ton vote est ta chance pour lutter contre la corruption et la tyrannie». En adoptant la soumission et la docilité comme stratégie, Benkirane a vite capitulé face à ces deux fléaux dont il est même devenu le plus précieux des alliés. On peut même affirmer que cette soumission à la machine de corruption est le trait saillant de ses 19 premiers mois à la tête du gouvernement. Mais le plus grave échec à mettre au passif de Benkirane, aura été son pari de réformer le « système » de l'intérieur. Une vieille chimère sur laquelle s'étaient cassés les dents les socialistes et qui valut à l'USFP de sortir laminée au bout de dix ans au gouvernement. L'entêtement de Benkirane à s'extirper de cette logique, ne peut que lui faire mordre la poussière, comme ce fut le cas d'Abderrahman Yousfi et son parti, réduits au statut d'un organe de presse enchaînant communiqués et déclarations d'opposition au gouvernement, dans l'espoir de gagner tout au plus quelques strapontins dans ce même gouvernement. Une pure escroquerie intellectuelle qui a déjà montré ses limites. Comment peut-on, en effet, décemment lutter contre la corruption en s'alliant aux corrompus ? Ou encore lutter contre la dictature en s'aplatissant face aux tyrans ? Benkirane et les membres de son parti serinent à qui veut les entendre, qu'ils n'ont que deux options. La première serait une nouvelle majorité à composer avec le «Rassemblement National des Indépendants». Ce qui reviendrait à reconduire l'expérience des derniers mois, en pire. Du pain bénit pour le chef du RNI qui se referait une virginité, passablement entamée par les critiques du PJD au Parlement. Du même coup le PJD perdrait le peu de crédibilité qui lui reste, la "valeur ajoutée" du RNI étant nulle, le parti ayant depuis toujours, été associé aux gouvernements successifs qui ont orchestré le pillage systématique du pays et la répression du peuple. La deuxième option consisterait à provoquer des élections anticipées. Une décision dont le patron du PJD n'ignore pas qu'elle lui échappe totalement et qui ne ferait que reproduire la même carte politique balkanisée avec en prime, le risque de voir un autre parti remporter les élections et la perpétuation du vaudeville politique que vit le pays depuis le fameux « processus démocratique » jusqu'à cette prétendue « révolution des urnes », tout droit sortie de la farce nommée « nouvelle Constitution ». Cependant, en plus de ces deux options dans lesquelles Benkirane et son parti voudraient s'enfermer, il y aurait une troisième solution qu'ils aimeraient éviter, c'est celle de la rue. La seule qui puisse rebattre convenablement les cartes et imposer de nouvelles règles au jeu politique, avec en perspective la révision de la constitution, de la loi électorale, du mode de scrutin et du découpage électoral. Au final, le seul espoir de bâtir un jour, des institutions crédibles qui représenteraient véritablement la population. Une option qui ferait appel au courage et à l'audace. Benkirane présenterait ses excuses au peuple et procèderait à une sévère autocritique, pour recouvrer la confiance perdue. Persister à affirmer que le parti met la stabilité du pays au-dessus de toutes considérations politiques ou calculs partisans, revient à cacher derrière un mensonge grossier, sa propre lâcheté et sa complicité objective avec la tyrannie. Le parti de Benkirane se trouve à un carrefour stratégique de son histoire, entre un retour à ses objectifs initiaux d'éradication de la corruption et de lutte contre la tyrannie, soit continue de les couvrir et les justifier. Dans ce cas c'est l'Histoire impitoyable qui se chargera de le juger! C'est le même Benkirane noyant aujourd'hui le poisson, en évoquant les crocodiles et les démons, qui n'avait, pourtant pas hésité, un jour d'avril 2011, en plein meeting, à citer nommément des corrompus: « Majesté, ils puisent leur pouvoir de la proximité avec toi, ils ne font aucun bien et ne font que semer le Fassad et tout cela n'est plus acceptable ! ». Ne pourrait-il retrouver le même courage de dire ouvertement au peuple: -« Oui, les mêmes corrompus continuent de sévir et je ne me tairais plus d'avantage. Je suis résolu à les dénoncer et à rompre toutes relations avec eux, afin de cesser d'être perçu comme leur complice ! ». Traduction de l'arabe par Ahmed Benseddik