Salon international du livre de Tanger La dixième édition du Salon international du livre de Tanger, placée sous le signe du cinquantenaire de l'indépendance, a mis en évidence les préoccupations et les ouvertures de cette phase historique ainsi que l'apport essentiel de la création littéraire et artistique aux exigences de liberté et d'universalité. De bout en bout, la dixième édition du Salon international du livre de Tanger qui s'est tenu du 27 février au 5 mars dernier, a été dominée par des interrogations stimulantes quoique inquiètes et parfois divergentes sur le devenir de la littérature, des arts, des médias dans le Maroc du cinquantenaire de l'indépendance et dans le monde. C'est ainsi que cette édition a vu se côtoyer, dialoguer et parfois polémiquer deux générations d'écrivains, d'artistes et de journalistes. La présence de l'histoire s'est imposée aux organisateurs du Salon en cette année charnière où le Maroc indépendant jette un regard plus lucide sur son parcours d'un demi-siècle et veut se projeter dans un avenir plus ambitieux. Deux films, signé l'un par Ahmed Maanouni, l'autre par Frederic Mitterand ont apporté un regard plus nuancé et plus distancié sur l'époque coloniale. La conception thématique du Salon du livre de Tanger se prête bien à cette focalisation sur des sujets fondamentaux de notre époque auxquelles l'actualité confère un surcroît d'acuité. Le salon du livre de Tanger conforte ainsi un peu plus sa vocation de « forum d'échanges et de débat ». Dans un monde en proie à des conflits désastreux, au « choc des ignorances » et des délires savamment entretenus, le pari de la culture, de la raison et du dialogue est plus que jamais vital. Que Tanger redevienne ce haut lieu de rencontre est en soi un riche symbole. Nous avons pu, l'an dernier, évoquer « l'esprit de Tanger » : l'édition 2006 du Salon du livre et la création du Club de Tanger qui regroupera des journalistes français et marocains en sont d'évidentes confirmations. Les tables-rondes ont vu cette année la participation de jeunes écrivains marocains ou d'origine marocaine vivant aux Pays-Bas et en France ainsi que des écrivains et des chercheurs français ayant des racines au Maghreb ou en Orient. De ce fait, les questions d'ordre identitaire ont été évoquées avec une fraîcheur plus roborative. L'identité plurielle n'est plus l'objet de crispations ni à démontrer pour les jeunes auteurs et artistes. Ce qui préoccupe davantage est plutôt la vivacité de l'expression littéraire et plastique dont l'enracinement ne veut pas être confiné dans des particularismes étroits mais revendique plus fort sa participation à l'universel. Il y a là une nette volonté de se déprendre des carcans et des œillères communautaires et idéologiques. L'authenticité d'une expression se veut plus individuelle, plus humaine et non pas réductible seulement à des appartenances. C'est ainsi qu'au sein même d'une culture et d'une société, c'est la diversité des univers existentiels qui prime et l'altérité est aussi une dimension interne qui ne peut plus être niée ou étouffée. La création thème majeur Cette attention appuyée à la pluralité vivante qui traverse les deux rives de la Méditerranée et qui est aussi au cœur de chaque culture et de chaque société est un trait dominant du Salon du livre de Tanger. Il est naturel qu'une telle démarche soit préoccupée par le devenir de la création menacée à la fois par les crispations identitaires et par les dérives du marché ultra-libéral. Entre ces écueils dangereux, comment la création authentique peut-elle garder vie et incarner encore un humanisme et une liberté devenus si improbables ? C'est ce désir qu'illustre l'exposition de beaux livres d'artistes intitulée « l'Art et l'écriture » à la galerie Delacroix mise en valeur par la scénographie de Serge Gevin. A travers des livres qui ont valeur d'œuvres d'art, est célébrée la rencontre entre poètes et peintres (Reverdy et Picasso, Char et de Staël, Claude Duthuit et Matisse, Jacques Dupin et Joan Miro, et bien d'autres encore). A côté d'éditeurs et de collections privées prestigieux de France, l'exposition qui dure jusqu'au 9 avril prochain, accueille aussi des éditeurs du Maroc, Marsam, Malika et Al Manar avec des livres où se conjuguent peinture et poésie (Nissaboury et Miloudi, Laabi et Kacimi, Bounfour et Abouelouakar, de Pontchara et Farid Belkahia, Yves Bonnefoy et Qotbi, etc). Cette exposition d'une qualité rare permet de réelles découvertes et vibre de cette passion pour la “flamme vive” de la création, dont le jaillissement est rebelle à tous cloisonnements. C'est ce même souci de la création qui a aussi prédominé au cours des tables-rondes consacrées à la littérature. Cinquantenaire oblige, on a dressé le panorama de la création littéraire marocaine. Kacem Basfao, qui fait autorité de chercheur en la matière, a souligné les étapes et les tendances marquantes. Pour lui, le tournant s'est opéré en 1985, date du retour de Driss Chraïbi au Maroc et qui marque le passage de l'écrivain porte-parole de la mémoire ou de l'utopie collectives à l'écriture plus subjective et plus individualisée. La levée des tabous, l'expression des non-dits du désir et la remise en cause de normes et de préjugés sociaux étouffants sont plus affirmés, même si Driss Chraïbi eut un rôle de grand précurseur déjà il y a plus de 50 ans. Diversité des expressions Depuis une décennie, la diversité des expressions s'est étendue aux thématiques de la femme et de l'expérience carcérale des années de répression. L'engouement pour l'écriture se manifeste de façon plus vive que jamais, a souligné une éditrice marocaine en indiquant que l'afflux des manuscrits n'a cessé de grandir et que leurs auteurs proviennent des milieux professionnels et sociaux les plus divers. La singularité des nouvelles générations d'écrivains, leur désir de distanciation et de remise en cause n'exclut pas, pour beaucoup d'entre eux, un lien et une référence à des auteurs qui incarnèrent avant eux la rupture, tel Mohamed Choukri. Le pluralisme linguistique, au-delà des difficultés qui y restent liées, est aussi invoqué comme vivier où se ressourcent les diverses écritures, y compris celle des écrivains judéo-maghrébins. Kacem Basfao a pris soin de préciser toutefois qu'au Maroc on ne peut parler d'ethnies mais seulement d'espaces linguistiques (« tous les Marocains sont des Berbères arabisés ou des Arabes berbérisés » a-t-il fort justement noté). La présence d'écrivains marocains ou d'origine marocaine vivant aux Pays-Bas, en France et pour l'un d'eux en Egypte, a focalisé l'intérêt d'une nombreuse assistance. Parmi eux figure Abdelkader Benali (né en 1975 au Rif) qui a grandi à Rotterdam et dont le premier roman « Noces à la mer », écrit en néerlandais et traduit chez Albin Michel a obtenu le prix du meilleur roman étranger en France alors que son deuxième roman « Celui qu'on attendait » a reçu en 2003 le prix Libris Literatuurprijs (l'équivalent du Goncourt aux Pays-Bas). Cherchant à exprimer « sa frustration identitaire », il considère que l'universalité commence avec l'évocation de ses propres origines et du milieu familial. L'universalité c'est ce qui, dans chaque vérité particulière, peut toucher les lecteurs les plus éloignés. « L'universalité n'est pas abstraite, il faut partir du vrai et bien l'exprimer », souligne-t-il. Quant au dialogue, par exemple aux Pays-Bas, il faut veiller à ce qu'il ne se transforme pas en soliloque, il est important de chercher de réelles prises de conscience, « car la complexité et le tragique de la vie et du monde ne facilitent pas toujours le vrai dialogue », note-t-il avec une certaine amertume malgré l'exubérance qui le caractérise. Génération nouvelle d'écrivains Saïd El Haji, lui aussi Hollandais natif en 1976 du Rif, auteur des « Jours de Chaïtane » estime pour sa part, que « quand on est dans son imaginaire, on n'a pas de frontières, on essaie d'être libre, sans racines ». Il dit être dans la continuité de Mohamed Choukri, bien avant d'avoir connu l'œuvre de ce dernier. La figure du père est pour lui centrale, car elle traverse au-delà de la relation père/fils celle de l'individu à l'Etat et de l'individu à Dieu. Il relève ce paradoxe : si la création a des racines, elle essaie sans cesse de s'en déprendre. Mohamed Leftah (né en 1946 à Settat) qui vit au Caire et dont le talent est confirmé (il est l'auteur de plusieurs romans dont deux sont parus : Demoiselles de Numidie et Au bonheur des Limbes), considère que « seule la dimension universelle importe » pour lui, par delà les thématiques particulières. Tout texte authentique dialogue, selon lui, avec les textes de la littérature mondiale. Mohamed Hmoudane né en 1968, vivant en France depuis l'âge de 21 ans, auteur d'un roman “French Dream” et de divers autres textes, estime que l'imaginaire est un hors-territoire et que l'écrivain n'est pas enchaîné au réel. L'écriture est pour lui « un jaillissement poétique », un effort sur la forme, un parcours individuel guère en conformité avec une appartenance collective présupposée. Quant à Abdellah Taïa (30 ans), il dit ne pas se reconnaître dans la génération précédente d'écrivains à part Choukri et déplore l'incompréhension à son égard parmi ces derniers. Le désir d'écriture est pour lui à la fois lié et distancié avec une réalité qui écrase et étouffe. Il est intéressant de retrouver un écho similaire chez des écrivains français comme Colette Fellous (née en Tunisie) qui souligne « qu'on est d'abord soi et non pas nécessairement représentatif d'une communauté ». Face à la complexité du monde qui oblige les écrivains à réduire leurs ambitions (dixit la romancière Paula Jones), la littérature cherche à travers des vérités particulières à « réengendrer le monde » selon l'expression de Louis Gardel. L'écriture, estime-t-il, a un lien aujourd'hui avec trois dominantes du monde actuel : l'exil, la rupture, la violence. Face à de telles inquiétudes, on comprend que le débat sur « l'identité humaine entre science et spiritualités » ait été aussi au programme. A rebours des certitudes closes, ce thème était aussi dans la tonalité générale du Salon à la recherche d'ouvertures et de passerelles entre approches de prime abord hétérogènes. Tensions de l'art contemporain Une table-ronde consacrée à la situation de l'artiste face au monde et à l'art contemporain a voulu aussi revenir à la question essentielle de la nature et du statut de la création. La notion, jugée hégémoniste sinon fallacieuse, d'art contemporain a conduit des intervenants comme Abdelkebir Khatibi à faire la distinction entre la création comme genèse inédite et son imitation à des usages commerciaux et pratiques. Khatibi a aussi considéré que la trace individuelle est la seule identité d'une œuvre qui ne peut être confinée dans une aire culturelle et il a rappelé que des artistes majeurs de Chine et d'ailleurs ne sont pas reconnus et cités comme créateurs singuliers mais catalogués seulement dans leur culture. Fouad Bellamine a pour sa part mis en rapport individualité et universalité et débouté les classifications stériles. C'est ainsi que la création, comme espace de liberté et d'universalité est apparue comme le maître mot de cette dixième et mémorable édition du Salon du livre de Tanger.