L'UMT a 50 ans Après un demi-siècle d'existence, le syndicalisme marocain, né au sein du mouvement national, n'a cessé de se scléroser du fait de son centralisme autoritaire et de sa coupure avec l'évolution du monde du travail et de la société. Alors que sont en germe de nouvelles formes d'action sociale, quelles conditions permettraient un renouveau syndical plus en phase avec son époque ? Le 50ème anniversaire de la création de l'Union marocaine du travail (UMT) est passé inaperçu le 20 mars dernier. Seule est venue le rappeler une missive adressée au secrétaire général de cette centrale, Mahjoub Benseddik, par Abdelhamid Amine secrétaire de la fédération nationale de l'agriculture. Dans cette lettre, ce dernier (au demeurant président de l'Association marocaine des droits de l'homme) demande l'organisation, en urgence, du 10ème congrès de l'UMT. En 50 années d'existence, celle-ci n'a donc organisé que 9 congrès (le dernier en date s'est tenu en 1995), marquant un immobilisme sinon un état de sclérose très avancé. Cet état peu reluisant contraste avec l'épique époque qui, en 1955, vit la naissance de cette centrale au sein du mouvement national pour l'indépendance. Cette particularité devait marquer la nature et l'évolution ultérieure du syndicalisme au Maroc. "Née par le sommet" comme l'avait, dès le départ, souligné Mahjoub Benseddik, l'UMT ne fut pas l'incarnation d'organisations autonomes arrivées à maturation sur le terrain social. Davantage comparable à la naissance d'un parti, cet avènement restera marqué par un centralisme rigide et par un leadership figé autour des principaux dirigeants. Prédominance du politique C'est un fait que l'UMT fut d'abord l'organisation de masse principale du parti de l'Istiqlal qui était alors prépondérant dans le mouvement national. Cette vocation de courroie de transmission et cette structure dirigiste n'ont cessé de caractériser le syndicalisme marocain. L'UMT a dès le début des années 1960 pris ses distances vis-à-vis de l'aile gauche du mouvement national. Elle est restée, malgré l'ouvriérisme travailliste affiché depuis, dirigée comme un parti très centralisé. Le même phénomène s'est reproduit, par la suite, avec la création en 1959 de l'UGTM, par réaction de l'aile traditionnelle de l'Istiqlal. La création de la CDT, en novembre 1978, au lendemain de la formation de l'USFP en rupture avec la direction de l'UMT, a fini aussi par donner lieu au même modèle et aux mêmes comportements. Née aussi d'une scission de la CDT, la FDT, dernière en date, reflétait davantage les dissensions politiques au sein de l'USFP qu'un mouvement social autonome. La prévalence du politique est nette depuis le début. Lorsqu'en mars 1955, la création de l'UMT fut décidée, ce fut Taïeb Ben Bouazza, un militant syndicaliste très populaire, qui fut élu au secrétariat général par la majorité des congressistes. La direction du parti de l'Istiqlal lui préféra cependant Mahjoub Benseddik que son charisme et son dynamisme politiques distinguaient. Le centralisme syndical fut porté par un tissu économique composé surtout de petites et moyennes entreprises et par une classe ouvrière embryonnaire et peu intégrée. Le centralisme était censé pallier cette faiblesse structurelle. Grâce à son effet fédérateur il devait constituer la force d'appui et de solidarité dont avaient besoin des salariés trop démunis face à leurs employeurs. Le volontarisme politique du syndicalisme traduisait aussi ce besoin de compenser l'éparpillement et la précarité par une mobilisation et une symbolique de “classe”. Celle-ci était porteuse aussi d'une revendication politique de transformation économique et sociale. La suite des événements a été cependant marquée davantage par les divisions politiques et l'exacerbation du centralisme autoritaire, sous forme de chefferies sans partage. Les dirigeants inamovibles semblent de plus en plus déconnectés des réalités sociales et de plus en plus seuls. La suspicion et les exclusions sont devenues la règle, à tel point que l'on a vu, en 2004, Mahjoub Benseddik exclure son adjoint Mohamed Abderrazak, après 50 ans de compagnonnage. Auparavant les purges et les départs successifs de militants et de cadres n'ont cessé d'anémier la première centrale ainsi que par la suite la CDT gagnée à son tour par l'autoritarisme du chef et par le populisme ouvriériste. La dépendance vis-à-vis des directions politiques et la faiblesse de la formation intellectuelle et syndicale des bases ont conditionné cette tendance à la dérive autoritaire au sommet. Impact en baisse Il est certain que, à son apogée, le syndicalisme avait pu obtenir des acquis sociaux non négligeables pour les salariés. Par la suite son impact n'a cessé de diminuer alors que l'évolution des structures sociales allait se poursuivre sans expression ni contrepoids syndicaux effectifs. Les deux principales centrales rivales, UMT et CDT, ont au fil des ans balancé entre les accommodements au quotidien dans les entreprises et les pressions d'ordre politique conjoncturel. Avec l'instauration en grande pompe du "dialogue social", les centrales à bout de souffle ont commencé à renoncer aux surenchères et aux démonstrations de force sans consistance réelle. C'est ainsi que, depuis le milieu des années 90, le lexique syndical s'est davantage porté sur les notions de "partenariat", "dialogue", "reconnaissance mutuelle", "compromis négociés", etc.. Pour ce cadre de la CDT, "on a vécu 30 années de blocage et de confrontations" avant d'aborder cette nouvelle phase consacrée par l'accord du 1er Août 1996 puis par d'autres accords dont notamment ceux du 30 avril 2003. Une longue négociation a pu enfin être conduite, malgré quelques péripéties et a abouti à de nouvelles avancées, notamment la réforme du code du travail et l'adoption de l'assurance maladie obligatoire. Des critères plus précis ont été définis pour la représentativité des syndicats. Ceci au moment où ces derniers ont été sévèrement atteints par la crise de confiance et la perte de crédibilité aux yeux de leurs adhérents potentiels. Ce délitement a fragilisé les bases des syndicats et les élections professionnelles ne sont guère probantes car plus de la moitié des entreprises n'y participent pas et que certaines en fabriquent les résultats. Ces derniers indiquant que 50 % des élus du personnel sont "sans appartenance syndicale", on peut mesurer l'ampleur de ce délitement. Evolution sociologique Anémiés, divisés, sans impact décisif, les syndicats sont aujourd'hui au pied du mur. Comment peuvent-ils effectuer leur mise à jour pour sortir de l'ornière ? Les cadres les plus lucides estiment qu'il faut un renouveau des élites et des structures d'encadrement (certains souhaitent que “cela se fasse sans trop de douleur ni de casse” !). Ceci impliquerait même de réexaminer les divisions entres centrales, nées des rivalités et de dissensions politiques. Un travail de critique et d'autocritique à la fois des directions syndicales et des partis politiques seraient, dans cette optique, indispensables (quoique encore difficiles à concevoir). Par ailleurs, il faudrait que l'action syndicale et ses formes soient revues et redéployées sur des créneaux non investis jusqu'ici. En attendant, il s'agirait de privilégier le partenariat inter-syndical pour dépasser l'esprit d'exclusion et de concurrence qui divise les centrales et envisager une concertation et des actions communes afin de mieux répondre aux besoins réels des bases qui se détournent d'elles. C'est ainsi que l'attitude vis-à-vis du patronat connaît aussi un changement d'approche dans l'optique du “partenariat”. Ce n'est plus le patronat organisé dans la CGEM qui pose problème mais plutôt le patronat non organisé. C'est sur ces plans que la nouvelle stratégie peut se déployer afin de redonner vie au syndicalisme et de sortir du choix entre confrontation sans fin ou compromission servile. Encore faut-il prendre en considération les données sociales actuelles. Une évolution essentielle s'est manifestée depuis les années 90, caractérisée par deux tendances contraires. D'une part une aggravation de la précarité de l'emploi dans de larges secteurs d'activité avec l'extension du chômage (y compris celui des diplômés). D'autre part, un retrait prudent des catégories de salariés plus favorisés dans les secteurs les plus compétitifs et les plus modernes. C'est ainsi que la distinction entre catégories "aisées" veillant à ne pas mettre en danger leur situation et catégories "subalternes" vouées à la précarité sociale et aux fluctuations des secteurs économiques qui les emploient est devenue plus accentuée. Alors que le premier pôle semble davantage pris dans une logique d'intégration, le second est voué à l'atomisation des entreprises à statut familial et gestion archaïque. S'y ajoutent la fragilité induite par l'emploi des femmes (avec ségrégation salariale et de statut) et la pression de masses marginalisées demandeuses d'emploi. Des sociologues (comme Mohamed Madani) soulignent aussi l'évolution des modèles de représentation chez les nouvelles générations, plus instruites et confrontées à la précarité de l'emploi. De ce fait celles-ci sont moins réceptives aux modèles classiques d'expression et d'action syndicales et sont plus sensibles à des approches privilégiant les responsabilités et les projets individuels. Cette recomposition sociologique est déterminante pour toute rénovation du syndicalisme qui doit aussi tenir compte et même prendre en charge les nouveaux mouvements sociaux qui se font jour. Loin des cadres vermoulus du vieux syndicalisme, de nouvelles attentes et de nouvelles formes d'action sont en ébullition dans le corps social. Elles portent en germe les conditions d'autonomie et d'expression directe de larges secteurs sociaux différenciés. Au lieu du syndicalisme créé par le sommet, c'est désormais celui en gestation à la base qui porte la marque de l'avenir.