Mustapha Nabli, économiste en chef à la Banque mondiale “Le Maroc est l'un des pays qui a enregistré la croissance la plus rapide dans la région MENA”, le directeur du développement économique et social à la Banque mondiale, le Tunisien Mustapha Nabli, a le sens du propos. Interview exclusive. Question : selon vous, est-ce que la bonne gouvernance est vue sous le même angle aussi bien dans les pays du Maghreb, qu'en Afrique noire ou sous d'autres cieux ? Mustapha Nabli : lorsque nous parlons de “bonne gouvernance”, nous faisons allusion à un environnement où prévaut l'Etat de droit, et où la corruption est beaucoup plus l'exception que la règle. Nous faisons également allusion à une façon de délivrer les services publics de manière qu'ils répondent aux besoins des populations, d'une manière efficace et en évitant le gaspillage des ressources. Bien plus, nous faisons référence à un environnement où les individus se sentent en sécurité et où leurs biens sont protégés. Sous un angle économique, toutes ces conditions sont importantes pour encourager l'investissement et la croissance. Et, d'un point de vue humain, ces conditions sont également nécessaires pour permettre au gouvernement de jouer pleinement son rôle en aidant les individus à améliorer leur niveau de vie. La bonne gouvernance dépend essentiellement de la transparence, de la responsabilisation et de l'inclusivité. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, nous remarquons qu'il existe des faiblesses en matière de gouvernance, en termes de responsabilisation notamment. Toutefois, le degré ainsi que l'origine de cette faiblesse varient d'un pays à l'autre. Cela signifie que l'approche à adopter pour améliorer la gouvernance variera également d'un pays à l'autre. La gouvernance peut, dans certains cas, être améliorée en se concentrant sur la responsabilisation interne dans le secteur public ce qui est d'une importance cruciale pour améliorer l'action des responsables du secteur public. Les élections sont certainement un moyen d'asseoir la responsabilisation externe. Mais pour qu'elles soient crédibles, ces élections doivent être transparentes et jouir d'une participation massive de tous les citoyens. Une presse libre et active joue un rôle important en tenant la société civile informée sur les actions du gouvernement et en permettant l'expression d'opinions publiques destinées au gouvernement. Plus il existe de canaux favorisant le rapprochement entre le gouvernement et la société civile, plus la gouvernance sera susceptible d'être améliorée. Lorsque nous comparons le degré de gouvernance entre les pays, nous observons des disparités notables au niveau des “canaux externes de la responsabilisation”, dus à l'existence de valeurs sociales différentes et de tendances politiques divergentes. Le Maroc, par exemple, a connu une formidable dynamique de la société civile, une ouverture de la presse, et un Parlement dont le rôle s'est accru. Des élections libres et transparentes ont eu lieu ; la réforme de la Moudawana a été adoptée, assurant la protection du rôle de la femme au sein de la famille, et in extenso, celui de la société, leur conférant une participation plus grande dans la gestion des affaires publiques. Ce sont là des tendances extrêmement positives pour le Maroc et qui peuvent contribuer à aboutir à une meilleure responsabilisation et à terme, à une meilleure gouvernance. Quel lien établirez-vous entre la bonne gouvernance, les droits de l'homme et la liberté économique ? Manifestement, ceux-ci sont intimement liés quoique différents. Comme je l'ai mentionné, la bonne gouvernance signifie des gouvernements qui pratiquent l'inclusivité en impliquant les individus et citoyens dans des décisions qui concernent leur vie, et l'obligation faite à ceux qui gouvernent de rendre des comptes sur leurs actions et décisions. La bonne gouvernance signifie également l'exercice du pouvoir d'une manière qui contribue à parvenir au respect des droits de l'homme. De la même façon, la bonne gouvernance et le respect des droits de l'homme ouvrent la voie à la liberté économique qui comprend la liberté de l'individu à investir, à travailler et à disposer de ses biens. Le Maroc est toutefois blâmé par la Banque mondiale. Comment pourriez-vous expliquer ses performances macroéconomiques et son classement parmi les dernières nations dans le développement humain ? Concernant le Maroc, l'économie a été en transition pendant les deux dernières décennies. Elle a évolué d'une lourde dépendance des exportations de produits de base (phosphate) dans les années 1970, à une dépendance comptant plus sur les exportations utilisatrices de main-d'œuvre comme les textiles, dans les années 1980, à une dépendance où les aptitudes de la main-d'œuvre joueront un rôle plus important en servant la locomotive à la croissance économique. Une gestion économique appropriée est nécessaire pour favoriser toutes ces transitions, qui, à certains moments, peuvent être douloureuses. La transition majeure s'est produite dans les années 1980 lorsque le Maroc eût à traiter une situation héritée des années 1970 au cours desquelles les dépenses publiques sont montées en flèche en raison du prix élevé sur le marché international des phosphates, sa principale exportation. Durant cette période, d'ambitieux projets d'investissement ont été entrepris, le nombre de fonctionnaires s'est accru et le Maroc dut contracter de lourdes dettes. Lorsque les taux d'intérêt se sont élevés à l'échelle internationale, le pays tomba dans une crise de la dette, similaire à celle que les pays d'Amérique latine ont connue durant cette période. L'inflation était très élevée, les réserves en devises étaient négatives et le déficit fiscal s'accentua. Les autorités marocaines réagirent en adoptant “un programme de stabilisation” et de libéralisation qui contribua à faire baisser l'inflation, à redonner confiance aux investisseurs, et à accroître la compétitivité sur le marché international. Par conséquent, entre 1985 et 1991 l'économie est relancée, des milliers d'emplois furent créés et la pauvreté a diminué de 26 % en 1985 à 13 % en 1991. En dépit de l'impact positif de ces politiques d'ajustement structurel sur la croissance, il n'y a pas eu suffisamment d'intérêt accordé aux problèmes sociaux. Au milieu des années 1990, les réformes requises pour soutenir la transition se ralentirent. Associées à plusieurs années de sécheresse les performances économiques connurent un déclin et la pauvreté s'accrut. Au cours des quelques dernières années, de bonnes conditions climatiques ont permis à l'agriculture d'enregistrer d'excellents résultats. Une nouvelle série de réformes a commencé à être mise en place, ce qui a permis des améliorations lentes mais régulières des activités économiques non agricoles, et ainsi le Maroc a connu une croissance plus forte ainsi qu'une réduction de la pauvreté. Néanmoins, la création d'emplois en nombre suffisant pour le nombre croissant d'entrants sur le marché du travail nécessite une plus forte croissance. Dans ce contexte, deux questions de gestion économique me paraissent importantes pour le Maroc. Premièrement la création d'emplois et la réduction de la pauvreté nécessiteront l'implication d'un secteur privé dynamique. Et l'expérience du Maroc montre que les entreprises du secteur privé réagissent bien au cadre incitatif et lorsqu'elles investissent, des emplois sont créés et la pauvreté diminue. Des réformes politiques et institutionnelles sont nécessaires pour consolider davantage l'environnement nécessaire pour favoriser la concurrence et attirer les investissements. Ces réformes ne doivent pas être ralenties. Si une série de réformes importantes a été entreprise au cours de ces dernières années, un ambitieux agenda reste néanmoins à mettre en place. L'amélioration de la compétitivité du monde des affaires dépend à la fois des réformes macro et microéconomiques. Un environnement macroéconomique stable, y compris un déficit budgétaire soutenable et un taux de change compétitif sont d'une importance primordiale. Sur le plan micro-économique, des études sur l'évaluation du climat d'investissement ainsi que d'autres travaux révèlent que l'encouragement des entreprises et plus particulièrement les PME génératrices d'emplois nécessite un système financier qui fournisse un capital adéquat aux petites entreprises ainsi qu'aux entreprises de plus grande envergure. Ils nécessitent aussi une main-d'œuvre qualifiée et l'application effective du nouveau code du travail. Ils nécessitent enfin un régime foncier fonctionnel et équitable ainsi qu'un système juridique qui fasse respecter les droits de propriété et les contrats, et résolve les éventuels litiges de manière efficiente. En second lieu, le Maroc doit investir dans sa population en améliorant la qualité de l'enseignement et de la formation afin de se préparer pour une économie mondiale sans cesse changeante. Une main-d'œuvre jouissant d'une bonne santé et bien éduquée assure une meilleure distribution des dividendes de la croissance, permettant aux pauvres d'occuper des emplois à plus haute productivité. Est-ce que cette classification n'est pas le résultat de la politique imposée par le FMI dans les années 1980 ? La classification selon l'indice du développement humain est réalisée par le PNUD. Cet indice prend en considération plusieurs indicateurs tels que le revenu par tête d'habitant, l'espérance de vie à la naissance, le niveau d'éducation. Selon moi, il est difficile de dire que ces indicateurs, qui sont le résultat d'une expérience de développement sur plusieurs décennies, peuvent être attribués à une politique du FMI imposée dans les années 1980. Ces dernières sont des politiques qui avaient pour objectif de corriger les grands déséquilibres et défaillances que j'ai expliqués précédemment. Après trois décennies de PAS, quelle est votre lecture des retombées économiques et politiques sur les pays du Maghreb ? Pour le Maroc ainsi que les autres pays maghrébins, les politiques d'ajustement ont une histoire de deux décennies. Elles ont été plus importantes pendant les années 1980 pour le Maroc et la Tunisie et pendant les années 1990 pour l'Algérie. Dans les trois cas, elles ont permis de retrouver la stabilité macroéconomique et le chemin de la croissance, mais à des périodes et à des rythmes différents. La Tunisie a retrouvé un rythme de croissance plus élevé depuis la fin des années 1980 et une importante réduction de la pauvreté. Le Maroc, comme je l'ai indiqué, a retrouvé une croissance rapide et une réduction de la pauvreté pendant la deuxième moitié des années 1980, mais le rythme de croissance a chuté pendant les années 1990. Quant à l'Algérie ce n'est que plus récemment, pendant la deuxième moitié des années 1990 et surtout les années 2000 qu'elle a retrouvé un rythme de croissance raisonnable. Mais il est important de noter que le rythme des réformes structurelles dans tous les pays du Maghreb reste lent par rapport à ce qui est nécessaire pour permettre à ces pays d'atteindre le niveau de croissance économique de l'ordre de 6 à 7 % par année et qui permettrait de relever le grave défi de l'emploi pour une population jeune et de plus en plus éduquée. On parle toujours des caractéristiques du Maroc en tant que marché émergent, qu'est-ce qui autorise les spécialistes à le classer comme tel ? Ces classements sont plus ou moins arbitraires, mais sont en général basés sur le degré d'attraction d'un pays pour les investissements extérieurs étrangers. Cela dépend bien sûr de la qualité du climat des affaires, du niveau de développement du marché des capitaux, du degré de convertibilité de la monnaie. Quel jugement portez-vous sur les économies du Maghreb ? Comme je l'ai dit auparavant, les économies du Maghreb ont connu des expériences tout à fait différentes. L'expérience de l'Algérie a été marquée par l'existence d'importants revenus des hydrocarbures. Evidemment, ceci apporte au pays des revenus dont il a grand besoin, mais cela conduit également à une gestion économique relâchée. Les performances de l'Algérie ont été beaucoup plus volatiles et plus faibles sur le long terme. La Tunisie, d'autre part, a durant les deux dernières décennies entrepris des réformes progressives et investi de manière substantielle dans son capital humain, en s'ouvrant aussi au commerce. Son économie a entamé son take-off, avec un revenu par tête d'habitant multiplié par deux depuis le début des années 1990 (en termes de parité de pouvoir d'achat, PPA). L'expérience du Maroc contenant les réformes et la croissance n'a pas été aussi régulière que celle de la Tunisie et nous remarquons que son revenu par tête d'habitant (en termes de PPA) s'est légèrement accru, mais ne s'est pas rapproché des mêmes niveaux que la Tunisie. Jusqu'à récemment, le Maroc n'a pas suffisamment mis l'accent sur le développement de son potentiel humain, et par conséquent, les niveaux d'alphabétisation ainsi que le développement des aptitudes ont en général pris du retard. Aujourd'hui, en accordant un intérêt accru aux questions sociales, le Maroc semble donner une importance, tellement indispensable, à son capital le plus solide : sa population. Pensez-vous que le Maroc et la Tunisie aient vraiment atteint leur take-off économique ? Je ne pense pas que l'on puisse vraiment dire cela quand on compare leurs expériences à celle des pays émergents qui ont vraiment connu un take-off tel que la Malaisie, le Chili, ou la Chine. Mais la Tunisie se rapproche plus d'un tel take-off. Comment jugez-vous le processus des privatisations dans les pays du Maghreb ? Le Maroc a fait de la privatisation des sociétés étatiques une priorité visant à améliorer l'efficacité des services aux citoyens ainsi que celle des entreprises, et à concentrer les efforts du secteur public là où ils sont nécessaires. La privatisation des licences GSM et celle de Maroc Telecom est un excellent exemple qui illustre admirablement bien une amélioration majeure des services. Malheureusement, les revenus générés par la privatisation de ces sociétés sont des recettes qui ne se renouvellent pas et ne devraient pas être considérées comme une source régulière de financement public. Au Maroc, ces revenus ont servi au financement de grands déficits fiscaux, causés en grande partie par une masse salariale croissante. Ils n'ont pas été utilisés pour le remboursement de la dette (nonobstant la conversion de la dette extérieure en dette intérieure), pas plus qu'ils n'ont servi à contribuer à d'importantes réformes structurelles. En Tunisie, la privatisation s'est déroulée plus lentement et par conséquent, l'efficacité de certains services publics a continué à prendre du retard. Si en général les sociétés étatiques ne semblent pas constituer un fardeau pour le budget, il est cependant difficile de s'en convaincre car la question de la transparence se pose, comme cela est habituellement le cas lorsqu'il s'agit de sociétés étatiques. Quant à l'Algérie, il n'y a pas eu jusqu'à présent un vrai programme de privatisation, il n'y a eu que quelques opérations d'envergure limitée. L'Indonésie ou la Corée du Sud ont accédé à l'indépendance pratiquement en même temps que le Maroc et la Tunisie, force est de constater que nous sommes à la traîne. Comment expliquez-vous le retard dans lequel se débattent ces pays et le reste du monde arabe en général ? Les pays de l'Asie orientale ont entamé leur “take-off” dans les années 1970 en investissant une part importante de leurs ressources dans le développement humain, en s'ouvrant au commerce, en développant le secteur privé, et en maintenant un environnement macroéconomique compétitif qui a stimulé la confiance des investisseurs. Cette politique leur a permis de semer les graines des booms économiques favorisés par des exportations grosses utilisatrices de main-d'œuvre, et par la transition vers des produits et des services à plus forte plus-value. La Tunisie et le Maroc ont emprunté un chemin similaire beaucoup plus tard, une ou deux décennies après les Dragons de l'Asie orientale. Mais plus important encore, ils n'ont pas été en mesure de créer des conditions similaires en termes de qualité du capital humain, d'environnement propice au secteur privé, d'une plus grande ouverture aux échanges commerciaux et à la compétitivité des exportations. Ces économies sont très longtemps restées tributaires de l'intervention de l'Etat y compris dans le secteur financier, sujettes à des pratiques restrictives sur le secteur privé, à une faible compétitivité et à une intégration insuffisante dans l'économie mondiale. Néanmoins, l'expérience de l'Asie orientale, marquée aussi bien par l'expérience positive des années 1970 et 1980 que par la crise des années 1990, est riche d'enseignements pour les pays du Maghreb. La croissance ne peut être soutenue en l'absence d'une bonne gouvernance c'est-à-dire la transparence, la responsabilisation et l'inclusivité. Les pays asiatiques ont réagi au choc des années 1990 à travers l'amélioration de leurs structures de gouvernance et se trouvent aujourd'hui une fois de plus sur un chemin très prometteur. Les pays du Maghreb ont encore un long chemin à parcourir en termes d'amélioration de la gouvernance laquelle revêt une importance cruciale pour l'instauration d'un climat favorable à l'investissement et d'initiatives dynamiques pour leurs citoyens.