Animaux en voie de disparition au Maroc De ses mains expertes, il décortique en un éclair les cacahuètes lancées par les touristes qui viennent admirer une espèce unique dans son habitat naturel. Les visiteurs ont intérêt à en profiter, puisqu'au rythme où vont les choses, le magot pourrait ne plus en avoir pour longtemps. Victimes de la désertification, de l'érosion, du surpâturage et de changements climatiques de plus en plus importants, les forêts de cèdres du Moyen Atlas passent un mauvais quart d'heure. Plusieurs parcelles portent déjà les marques d'une dégradation qui ne semble pas en voie de s'arrêter. Selon le Fonds Mondial pour la Nature (WWF), la densité végétale des forêts du Moyen Atlas aurait diminué de 40 pour cent depuis les 15 dernières années. Et si le singe magot, une espèce animale ayant depuis toujours cohabité en harmonie avec le cèdre de l'Atlas, menaçait aujourd'hui d'en causer la perte? Les faits sont indéniables. Dans certaines régions du parc d'Ifrane, comme ailleurs dans le Moyen Atlas, les dommages causés aux cèdres par le singe magot sont omniprésents. Dans la forêt d'Aïn Kahla, par exemple, un nombre préoccupant d'arbres à la cime asséchée défigurent le paysage. L'animal s'en prend le plus souvent aux jeunes cèdres, arrachant l'écorce au sommet de l'arbre et l'empêchant de croître en hauteur. “L'attaque n'est pas généralisée, mais cause beaucoup de dommages dans certaines régions”, affirme M. Mohammed Tigma, ingénieur au service forestier d'Ifrane du Ministère chargé des eaux et forêts. “Ça anéantit un peu nos efforts de régénération de la forêt”, ajoute-t-il. Un tel comportement ne date pas d'hier, des forestiers l'auraient observé dans les années 1940. Par contre, la prolifération des dommages depuis les 15 dernières années a suffi à attirer l'attention du gouvernement et d'un certain nombre de scientifiques marocains et étrangers. Plusieurs hypothèses circulent au sujet des raisons motivant de telles attaques, mais certains chercheurs soutiennent que le singe magot serait – à défaut d'en être la cause – victime de la dégradation de l'écosystème. Pour le professeur Andrea Camperio, primatologue enseignant à l'Université de Padoue, en Italie, et président du GEA – une organisation qui mène depuis 1994 des recherches sur ce phénomène – il s'agirait d'un problème de disponibilité d'eau. Les forêts de cèdres du Moyen Atlas n'abritent pas que le singe magot : le milieu forestier subit la pression croissante d'une population considérable d'animaux d'élevage. Par exemple, bien que des quotas sur le bétail aient été établis en fonction de la capacité de la forêt à supporter leur présence, les abus sont fréquents. “Il y a une législation qui parle d'établir la capacité de charge des parcours forestiers, et à partir de là on décide de la taille du troupeau que peut soutenir la forêt”, explique M. Tigma. “Mais cette législation n'a jamais été appliquée; c'est difficile d'appliquer quelque chose qui ne l'a jamais été”. Certains signes de tels abus sont évidents : aux abords de certaines routes de montagne près d'Azrou, des clôtures de fil barbelé censées empêcher l'accès à certaines parcelles forestières sont garnies d'une laine qui n'a pu appartenir qu'au bétail qui les traverse régulièrement. On estime à 800.000 têtes l'ensemble du cheptel actuellement en pâturage dans le parc d'Ifrane – près de quatre fois ce qu'il devrait être si les quotas étaient respectés. Pour le singe magot, la compétition est donc féroce. De plus, certains groupes de bergers autrefois nomades se sont aujourd'hui sédentarisés. “Les bergers se sont accaparés les points d'eau et le singe n'y a plus accès”, explique Ali Aghnaj, responsable des projets de la WWF au Maroc. Le singe magot, ainsi privé de l'accès aux points d'eau naturels, s'en prendrait à l'écorce riche en eau des jeunes cèdres. Selon le Pr. Camperio, son comportement pourrait être interprété comme un indicateur du déséquilibre de l'écosystème, une conclusion sur laquelle tous semblent vouloir s'entendre. Les environnementalistes ne sont donc pas seuls à avoir sonné l'alarme, le gouvernement marocain en a fait autant. “Cette alarme, elle ne doit pas être uniquement au sujet du singe”, soutient M. Tigma. “C'est une alarme généralisée. Le singe n'est qu'un cas particulier qui est apparent”. Dans le cadre du Projet d'aménagement et de protection des massifs forestiers de la province d'Ifrane, les autorités parlent de développer des solutions globales aux problèmes environnementaux rencontrés dans l'Atlas moyen. Avec un budget de plus de 200 millions dirhams, le projet (débuté en 2002) d'une durée de cinq ans, prévoit entre autres une étude poussée sur l'évolution des populations et des comportements du singe magot. M. Tigma explique qu'une telle étude devrait permettre de connaître une fois pour toutes les raisons qui poussent le singe à s'attaquer aux cèdres, en plus de mettre fin à la polémique au sujet de l'accroissement ou de la diminution de la population. “Les chercheurs italiens ont tendance à croire que la population de singes diminue”, explique-t-il. “Nous croyons, d'après nos observations sur le terrain, que c'est plutôt l'inverse”. Pour le Pr. Camperio, les théories du gouvernement sont peu convaincantes. “Si vous regardez le long des routes, comme le font les forestiers, vous verrez plus de singes, parce qu'ils ont faim et sortent à la recherche de nourriture”, explique-t-il. “Par contre, si vous observez à l'intérieur de la forêt, comme nous l'avons fait, ce que vous verrez d'une année à l'autre, c'est de moins en moins de singes”. Même l'ambitieux projet du gouvernement laisse le Pr. Camperio sceptique. “J'ai vu des millions de dollars passer dans l'Atlas pour des études environnementales et plusieurs compagnies s'y remplir les poches”, confie-t-il. “La firme italienne Agriconsulting en est un exemple frappant. Ils ont récolté des sommes énormes de la Banque mondiale et n'ont produit que quelques rapports. Des rapports que même mes pires étudiants auraient pu écrire en deux fois moins de temps” dit-il. “Par contre je peux vous garantir qu'on ne les a jamais vus en forêt”. Le singe magot – dont l'habitat naturel se limite à certaines régions du Maroc et de l'Algérie – figure depuis 2000 sur la liste rouge des espèces menacées de l'Union mondiale pour la nature (UICN). Le magot est allé y rejoindre un nombre alarmant d'espèces animales, en partie parce que l'UICN estime que son territoire s'est réduit de plus de 20 pour cent au cours des 10 dernières années et que, si la tendance se maintient, une diminution de même ordre pourrait prendre place avant la fin de la prochaine décennie. Selon un rapport publié par le Fonds français pour l'environnement mondial, 30,000 hectares de forêt sont défrichés chaque année au Maroc, ce qui “entraîne une érosion sans précédent” - 22.000 hectares de terre agricole seraient perdus chaque année. Le Pr. Camperio avoue que le cas du singe magot n'est pas ce qui le préoccupe réellement. “Franchement, il n'est pas si important pour moi. Ce qui est terriblement important, c'est que s'il disparaît, cela voudra dire que l'écosystème est tellement compromis que même les humains devront partir”. La véritable urgence, ajoute-t-il, est de protéger la forêt, la culture berbère, ses traditions et d'assurer sa compatibilité avec la conservation de l'écosystème. “En se débarrassant des chèvres – qui produisent peu de revenus et causent les plus grands dommages – et en offrant des alternatives aux groupes tribaux comme la production de miel, l'élevage de dindes, ou le développement de l'artisanat par exemple”. Le Pr. Camperio croit que, faute d'une solution efficace au problème, les conséquences pourraient être catastrophiques. “Il n'y aura plus d'eau produite dans les montagnes, et toutes les communautés situées plus bas en souffriront, la population en général en souffrira, et toute la biodiversité en souffrira”.