Pascal Picq, paléoanthropologue Spécialiste de l'évolution de l'Homme, Pascal Picq est un scientifique de renom et un vulgarisateur hors pair. Outre son intérêt pour l'étude de l'évolution de la morphologie de l'Homme fossile et des différentes sociétés humaines qui nous ont précédé, le paléoanthropologue français est avant tout le témoin de l'évolution de la vie sur Terre. A la quête des origines de l'Homme, sujet qui ne va pas sans poser d'importantes controverses, confrontant tantôt les croyances religieuses, tantôt les théories scientifiques, ses recherches le conduisent à aborder des sujets qui dépassent les seules frontières de son champ d'étude : environnement, génétique, politique, etc. Mais en bout de ligne, nous dira le scientifique, il importe plus que jamais aux Hommes de prendre conscience de leur environnement et de la diversité qui leur est essentielle. En tant qu'acteur de changement, la responsabilité qui incombe aux Hommes par rapport à leur avenir et à la nature est grande. Maître de conférence au Collège de France et responsable de l'unité de paléoanthropologie et d'anatomie humaine, Pascal Picq a notamment publié “Les origines de l'homme: l'odyssée de l'espèce” (2002), “Cro-Magnon et nous” (2000) et a dirigé avec Yves Coppens deux volumes consacrés “Aux origines de l'humanité”. En marge de la conférence intitulée “ Des origines de l'Homme au génie génétique ” présentée par l'Institut français de Casablanca le vendredi 24 octobre 2003, La Gazette du Maroc a rencontré le scientifique. La Gazette du Maroc : vous faites une mise en garde de l'utilisation de la science et des risques et périls qu'elle peut faire encourir aux êtres humains lorsqu'elle est utilisée à des fins idéologiques. Aujourd'hui, voyez-vous poindre un tel risque ? Pascal Picq : le problème a toujours existé et je crois qu'il existera toujours. Aujourd'hui, on sait que l'Homme actuel, l'Homme moderne, est une seule et même espèce sur la Terre. La science nous dit que nous sommes tous issus d'une origine extrêmement récente. Mais il fut une autre époque où il y avait la théorie polygéniste qui consistait à faire s'enraciner différentes populations humaines sur des lignées différentes, ce qui laissait la place ouverte à une hiérarchisation. Admettons qu'un jour on trouve les gènes pour les noirs, les jaunes, les blancs. C'est pas un problème de science cela.Au-dessus des sciences, il y a l'éthique. Il y a une pensée humaniste qui consiste à dire que quelles que soient les particularités et les raisons de ces particularités, nous sommes tous égaux en droit. Il est très clair toutefois que d'aucuns ont toujours voulu utiliser les sciences et leurs résultats pour des visées eugénistes. Sauf qu'aujourd'hui la science donne des moyens considérables par rapport à cela. Il est vrai que d'un point de vue de l'histoire il y a une corrélation troublante entre les pays qui acceptent bien les théories de l'évolution et qui ont des pratiques eugénistes. Ce lien est indéniable et il est inacceptable ! La science ne peut justifier cela. On sait très bien de nos jours que, d'un point de vue scientifique, les concepts classiques de races sont complètement obsolètes. La science prouve que nous avons une unité d'origine. Mais même si la science ne prouvait pas cela, il n'empêche que les hommes et les femmes sont tous égaux entre eux, c'est tout simplement une question de principe. Ainsi la science porterait en elle un projet politique ? Elle peut entrer dans un projet politique, mais elle n'a pas a en avoir. On ne peut justifier une attitude en ce sens, car c'est extrêmement dangereux. Qu'est-ce que le propre de l'Homme ? On a voulu faire une différence absolue entre l'Homme et les singes, mais il n'y en a pas. Cependant, l'ensemble des différences qui se sont accumulées au fil de l'évolution font qu'au bout du compte l'Homme est très différent du chimpanzé. La difficulté c'est que l'on ne sait plus le dire. Aujourd'hui, on peut nuancer en disant que la différence est celle de la bipédie humaine par opposition à la bipédie. Ainsi, on ne parle pas que de la bipédie. On parle de culture humaine, et non plus de “la culture”. On a changé de registre. Ce qui est très important en rapport avec cela, c'est que dans l'état de nos connaissances, c'est qu'apparemment les chimpanzés ne se posent pas la question du propre du chimpanzé. Donc l'ontologie, la connaissance de l'être en tant qu'être, la connaissance de l'Homme en soi est le propre de l'être humain ? Dans l'état actuel de nos connaissances, effectivement l'ontologie est le propre de l'espèce humaine. Vous dites que l'une des caractéristiques fondamentales de l'être humain est qu'il évolue selon le processus de survie darwinien proie/prédateur, et que l'on ne peut y échapper. Il est surprenant de constater que les protagonistes du néolibéralisme conçoivent le monde sous le même angle, un monde régi par le jeu de la compétition et de la survie, où les Etats les plus forts évoluent au détriment des plus faibles. Mais n'est-ce pas justement la particularité de l'être humain que de pouvoir dépasser cette vision afin d'arriver à un horizon plus humaniste ? Une des tendances du mauvais usage de la théorie de l'évolution était de croire à la notion de la survie du plus apte. C'est donc une vision très radicale du darwinisme qui a mené aux pensées eugénistes, telles que celles de Galton, le petit-fils de Darwin. Par contre, l'autre idée est de dire qu'en effet, les Hommes sont capable de comprendre que ce qui fait la potentialité de l'évolution, c'est la diversité. Par ailleurs, nous avons les moyens aujourd'hui, comme de tout temps d'ailleurs, de dépasser ce stade. Même du temps de Néanderthal on trouve des tombes dans lesquelles il y a des handicapés. On n'éliminait donc pas les individus. L'Homme est capable de compassion. On peut donc prendre conscience de l'évolution et on peut considérer, ce que certains appellent l'effet irréversible de l'évolution, que toute l'histoire évolutive est liée au jeu de compétition et de sélection, mais non pas de la sélection du plus apte. On est meilleur dans un moment donné mais pas dans un autre. Ce que j'évoquais sur les prédateurs et les proies, ce sont les mécanismes de compétition et de dynamique au sein des communautés écologiques. Mais au sein d'une même espèce ceci n'intervient pas et ce qui est très important c'est qu'aujourd'hui l'Homme est capable d'agir sur la diversité qui est au sein de notre espèce et à travers la morale, l'éthique et les moyens techniques que l'Homme met en place. Nous sommes à même de subvenir aux autres et d'aller à l'encontre de l'abandon de l'Autre sous prétexte qu'il est différent. Cette vision est tout aussi importante pour ce qui a trait à l'environnement. En fait, c'est de considérer que tout ce qui nous entoure dans la vie nous y sommes liés, que ce soit par nos gènes ou nos comportements. Ceci nous amène à une responsabilité, car aujourd'hui nous sommes à même d'influencer d'une manière tout à fait radicale la biodiversité, et donc l'évolution. Nous sommes donc amenés à prendre garde à cela et à prendre de véritables responsabilités. Est-ce qu'il n'est pas difficile aujourd'hui pour l'être humain d'avoir une telle conscience par rapport à son environnement, alors qu'il s'est complètement dénaturé, qu'il est déconnecté de la nature du fait de l'industrialisation ? Nous sommes complètement déconnectés de la nature. Et là on a à faire aux premières générations d'enfants, peut-être la deuxième, qui ont vécu dans les villes et qui n'ont eu aucun contact avec le monde de la nature. Il y a tout un travail de réapprentissage à faire parce qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils ne sont pas des animaux-machines. Ainsi, le paradoxe c'est que l'on découvre combien nous ressemblons par nos sentiments et nos comportements aux grands singes, nos cousins, au moment où nous sommes en train de les détruire, tout comme la nature. Cela interpelle notre responsabilité par rapport à la connaissance de la nature et de la connaissance de ce qu'est l'Homme. On est en train de détruire à tout jamais nos connaissances les plus précieuses de ce que nous sommes. Alors il vaut donc mieux sortir de notre milieu pour mieux le comprendre. Absolument ! C'est ça la science… du moins on l'espère.