Entretien avec Axel Kahn, généticien et éthicien Si le XXème siècle a été celui de la physique, le XXIème siècle sera certainement celui de la biologie. Intégrées aux technologies de l'information et de la communication, les connaissances du vivant prennent, en effet, un essor fulgurant et bouleversent considérablement le rapport de l'Homme à la nature et à lui-même. Des questions d'ordre éthique, moral, économique, politique et religieux s'imposent d'un bout à l'autre de la planète. Qu'il soit question des aliments génétiquement modifiés, du clonage animal et humain, l'imaginaire des êtres humains s'est trouvé profondément bouleversé ces dernière années. L'éthique scientifique comme rempart à la déshumanisation ? En marge de la conférence que le généticien a donnée devant une salle comble à l'Institut français de Casablanca le 25 octobre dernier, le professeur Axel Kahn nous a accordé un entretien. Le Pr Axel Kahn est directeur de l'Unité de recherche en physiologie et pathologie génétiques et moléculaires à l'Institut Cochin à Paris (France), et président du Groupe des experts de haut niveau sur les sciences de la vie auprès de la Commission Européenne. Ancien président de la Commission sur le génie bio-moléculaire du ministère français de l'Agriculture, il a aussi été membre du Comité consultatif national français sur l'éthique. De 1997 à 1999, Kahn a aussi été directeur scientifique adjoint pour les sciences de la vie de la société Rhône Poulenc. Le Pr Axel Kahn est donc bien placé pour nous expliquer les rapports complexes entre science et éthique. La Gazette du Maroc : l'éducation n'est-elle pas au cœur de la problématique en vue d'atteindre l'éthique que vous proposez ? Une éducation scientifique au sens où l'on l'entendait à l'époque de la Grèce antique, c'est-à-dire où la philosophie est le complément essentiel à la science, et vice-versa. Axel Kahn : l'éducation ne suffit pas. Elle n'assure pas une amélioration de l'humanité. Prenons par exemple les événements dramatiques qui ont eu lieu récemment, tel le 11 septembre 2001. Les 19 ou 20 jeunes hommes du 11 septembre qui firent écraser leurs avions contre les tours jumelles et ailleurs, étaient parmi les plus cultivés de leur peuple. Ils avaient été dans les meilleures universités. N'empêche que l'on ne peut pas considérer que leurs motivations aient été un amour de l'humanité dans son ensemble. L'illusion selon laquelle uniquement l'éducation permettra de préparer un avenir radieux est quelque chose qui s'est effondrée. Et là je reviens à ce que vous avez dit. S'il n'y a pas une éducation des choses et des gens, mais également l'éducation à l'amour de la liberté, eh bien... L'éducation fondamentale, c'est l'amour à la liberté. Nous ne sommes pas génétiquement déterminés à aimer la liberté. On est au contraire une espèce très grégaire, éducable. L'éducation c'est une imitation au départ et nous sommes naturellement l'espèce la plus sensible au virus de l'idéologie. Qui peut nous apprendre à aimer la liberté ? Naturellement il faut que les enseignants à l'école nous l'apprennent. Mais là, les femmes ont un rôle absolument fondamental. Parce que les petits enfants jusqu'à l'âge de six ans, c'est avant tout par les femmes qu'ils sont éduqués, et cette éducation à l'amour de la liberté, cette empreinte qui ne peut passer que par les femmes, va marquer des personnes toute leur vie. Si bien qu'il apparaît tout à fait évident qu'un des éléments fondamentaux de l'avenir de tous les peuples du monde, c'est l'éducation à l'amour de la liberté et cela passe notamment par la liberté des femmes. Vous dites que l'idéologie est le problème de toute la question derrière le clonage. D'ailleurs, à titre d'exemple, nous savons que l'URSS avait banni les recherches au niveau de la génétique pour des raisons idéologiques. Aujourd'hui, est-ce que la triade science/entreprises/ Etats libéraux ne rend pas la science dépendante de l'idéologie néo-libérale qui domine ? Vous avez raison d'établir une certaine comparaison entre la mentalité du communisme stalinien et certaines tendances, dans l'essence, du libéralisme actuel. La caractéristique du marxisme est de fonder sa théorie sur une illusion scientifique. L'Histoire est une science, elle est connaissable, il existe des lois de l'Histoire et elles permettent de prédire ce que demain sera, et celui qui n'obéit pas à ces lois de l'Histoire c'est soit un criminel soit un fou. Et une fois que l'on voit cela, on voit très bien que baser un système idéologique pseudo-démocratique sur une raison scientifique conduit toujours à une forme de barbarie, de dictature. La société libérale revendique une base pseudo-scientifique qui veut que la société libérale soit la forme normale de la nature, et que la seule différence est que la sélection naturelle fait que la société libérale capitaliste est obligée de gagner. C'est cela la " fin de l'histoire ". On voit très bien que, comme jadis, le nazisme aussi a été un exemple d'idéologie à base biologique. On se trouve avec tout un système de pensée qui, consciemment ou non, veut reposer sur des bases qui sont scientifiques. Biologique pour le libéralisme, scientifisme historique pour le communisme, et très clairement biologique et évolutionniste pour le nazisme. Chaque fois qu'une idéologie ou un système a voulu reposer sur une base scientifique il y a eu des dangers. La certitude est redoutable. Seul le doute est vertueux. Ironie de l'histoire, la religion semble être aujourd'hui l'allié moral de plusieurs scientifiques et éthiciens dans la lutte contre le clonage humain. La religion, dans un contexte de modernité où domine le matérialisme, peut-elle combler le vide métaphysique existant? Peut-elle servir de rempart aux dangers encourus ? En fait la religion a joué le rôle que vous dites, mais le rôle inverse. Parmi les grandes certitudes idéologiques, ce au nom de quoi on a énormément massacré dans l'histoire, c'est tout de même au nom de Dieu. Il ne faut donc pas considérer que la religion soit un rempart important contre cette violence qu'est cette certitude d'avoir raison. Certains ont la certitude d'avoir raison car ils basent leur certitude sur une science, d'autres sur la nature et d'autres sur le "vrai Dieu". Cela conduit à peu près aux mêmes catastrophes. N'empêche que certaines religions ont une conception beaucoup plus ouverte. Mais la religion sans la laïcité fait courir le risque de ne pas être l'allié des éthiciens et c'est l'un des dangers par lequel, au nom d'une certitude absolue, on est prêt à tout faire... Par vos positions éthiques sur le clonage et sur le génie génétique, vous accuse-t-on d'être luddite parfois ? Non, car je ne suis pas contre les technologies. En référence aux adeptes de Thomas Ludd qui exprimaient leur opposition aux conséquences des progrès techniques au XIXème siècle, les luddites ce sont les José Bové . Les propensions à lutter contre l'impérialisme, en brûlant les plantes transgéniques par exemple, est une erreur de l'esprit au même titre que brûler les métiers à tisser pour lutter contre le capitalisme, comme certains le faisaient en Angleterre au XIXème siècle. C'est tout simplement se tromper de combat. BVous êtes tout de même réfractaire, à certains égards, à certaines avancées, au soit disant "progrès" comme vous dites ? Du tout, du tout! Je ne suis pas réfractaire au progrès. Je dis que les progrès technologiques ne sont pas tous des progrès pour l'Homme. C'est-à-dire que la liberté de connaître est une liberté essentielle. Si je dis que la liberté de la science est une liberté essentielle, il s'ensuit qu'elle a les mêmes limites que les autres libertés : la liberté s'arrête au moment où elle attente à la liberté d'autrui. Je suis un scientifique enthousiaste et je crois être un scientifique reconnu dans le monde. Je fais partie de ces scientifiques qui ont contribué à faire avancer la génétique. Donc, me traiter de technophobe ou de luddite est très loin de la réalité. En revanche, je ne crois pas que la recherche en soi, la recherche de la vérité scientifique, conduise immanquablement au bien. La science a toujours procédé, en termes de processus d'expérimentation, des végétaux aux animaux pour ensuite expérimenter sur l'Homme. Est-ce qu'il n'est donc pas inévitable aujourd'hui que le clonage ait lieu au niveau de l'être humain, car il a déjà eu lieu au niveau des plantes et des animaux ? Que l'on s'y oppose ou pas, n'est-il pas fondamental à l'être humain de vouloir dépasser certaines frontières morales ou éthiques ? Oui, mais le problème n'est pas là. Si vous me demandez s'il est inévitable qu'un jour on puisse cloner l'être humain, je vous répondrais oui. Et maintenant si votre question est de savoir s'il est moralement admissible de cloner la personne humaine, eh bien je vous dis non. Il est inévitable que l'on arrive à cloner des êtres humains, mais, pour autant, je ne considère pas qu'il soit inévitable que l'on se résigne à la moralité de ce geste. J'aimerais, si l'on clone des êtres humains, que cela continue d'être considéré comme une agression contre l'Homme, par conséquent comme un délit, éventuellement comme un crime. Au niveau des organismes génétiquement modifiés maintenant, on sait que l'Europe vient d'abandonner son moratoire sur les OGM il y a quelques jours. Dès lors, l'introduction complète d'aliments transgéniques en Europe est assurée. En tant que président du Groupe des experts de haut niveau sur les sciences de la vie auprès de la Commission européenne et ex-président de la Commission sur le génie bio-moléculaire du ministère français de l'Agriculture, quelle est votre position sur la question ? Personnellement, je ne suis pas anxieux quant à l'utilisation du génie génétique dans l'agriculture. Je considère que, là encore, cela peut être pour le pire et pour le meilleur. Toutefois, je ne crois pas que cela soit dangereux. Je rappelle tout de même qu'il y a soixante millions d'hectares de cultures d'OGM aujourd'hui, qu'il y a probablement 500 millions de personnes qui mangent des OGM matin, midi et soir dans le monde depuis maintenant dix ans et que si c'était dangereux les Américains mourraient comme des mouches. Mais personne, honnêtement, ne croit à la dangerosité des OGM. Mais en faisant appel au médecin et scientifique que vous êtes, et sachant que l'évolution génétique, qui est le propre de tout être vivant, se fait sur la longue durée, est-ce qu'il n'est pas prématuré de croire, ou de ne pas croire, qu'il n'y a pas de danger ? Car après tout l'évaluation de l'innocuité des OGM ne peut se faire que sur une longue période de temps et selon des études appropriées. Oui, mais la manière d'améliorer des plantes par transfert de gènes est beaucoup moins perturbatrice que ce que fait l'agriculture depuis 10.000 ans. Certaines techniques sont beaucoup moins maîtrisées que ne l'est le fait de transférer un gène, qui est une toute petite quantité d'information génétique, dans une plante. Donc il n'y a aucune raison théorique de s'inquiéter. Alors quand vous demandez si selon cette manière de faire l'on peut être complètement certain de l'innocuité de ces plantes... C'est une fausse question en fait. La notion du risque est une question de comparaison. Est-ce qu'aujourd'hui cette manière de faire est certainement plus dangereuse que la manière traditionnelle ? Je dis non. Honnêtement, rien ne peut indiquer que cette manière de faire de nouvelles plantes soit plus dangereuse que la manière traditionnelle. Dans l'évaluation des aliments transgéniques qui se fait à l'heure actuelle, les tests sont les mêmes que pour les aliments classiques. Toutefois il a été démontré que les protéines que codent les OGM peuvent être différentes de l'organisme naturel qui n'a pas subi de mutation, pouvant ainsi causer des effets inattendus, telle la présence d'allergènes et de toxines. Pour les OGM, les tests sont beaucoup plus exigeants que pour les plantes normales. Si l'on prend l'exemple canadien en matière d'évaluation de l'innocuité, ce dont l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) est responsable, on s'aperçoit que l'on ne se fie qu'aux seuls rapports que lui fournissent les entreprises privées, tel que Monsanto, sans véritablement les passer au crible. Comment le consommateur/citoyen peut-il s'y retrouver ? En France, j'ai dirigé pendant 10 ans la Commission qui donnait des autorisations. J'ai vu circuler près de 2000 dossiers de plantes transgéniques. Je peux vous dire que les tests demandés avant de donner un avis, sont des tests intermédiaires entre les tests pour les médicaments et les tests classiques. Je ne suis pas en train de dire que cela ne peut pas être utilisé comme un moyen de domination supplémentaire des entreprises agro-chimiques du Nord, des pays industrialisés sur le monde entier. Il y a des risques économiques, il y a des risques d'accroissement du pouvoir de domination du Nord sur le Sud, du capitalisme monopoliste sur les agriculteurs. Mais au niveau de la sécurité des aliments, je n'ai aucune inquiétude particulière. Mais il doit y avoir un débat démocratique. Pour ou contre, les deux positions me semblent parfaitement ouvertes. Mais si l'on est contre, il faut s'appuyer sur ce que sont les vrais problèmes, c'est-à-dire les problèmeséconomiques, les conséquences économiques. En quoi cela va être un outil supplémentaire de domination des puissances déjà dominatrices ? C'est là une crainte authentique. En revanche, est-ce que l'on peut utiliser les méthodes pour trouver de nouvelles variétés intéressantes pour des pays du Sud si on ne laisse pas la méthode à Monsanto et à ceux dont le but est uniquement de faire du fric ? Je pense que ce n'est pas exclu, que ce soit utile pour répondre notamment aux problèmes des pays en voie de développement. Est-ce que nourrir l'Afrique ne passe pas plutôt par une meilleure redistribution de la richesse? Vous avez raison. Mais même par redistribution, ce qui y pousse est insuffisant afin de nourrir les Africains. Et la solution qui consisterait uniquement à nourrir l'Afrique à partir de ce que l'on fait croître en Amérique ou bien en Europe est une mauvaise solution, car cela pérennisera la domination de ces peuples. La bonne solution c'est de développer les conditions d'agricultures africaines, de telle sorte que l'Afrique atteigne l'autosuffisance, de lui donner des variétés nécessaires à cette fin. Je ne vous dis pas que les plantes transgéniques sont le moyen d'y parvenir, je n'en sais rien. Mais le défi est tellement important que ce ne serait pas sage de faire d'emblée abstraction des possibilités éventuelles offertes par ces techniques, parmi d'autres. Un message pour les lecteurs de La Gazette du Maroc ? Le Maroc est un pays absolument magnifique. Ceci dit, il y a deux éléments sur lesquels j'invite à la réflexion. Il y en a un qui me fait un plaisir tout à fait extraordinaire au Maroc et je voudrais que cela ne soit pas seulement la décision d'un gouvernement, mais véritablement le fait de tous les Marocains : c'est la libération de la femme. La progression vers l'égalité dans le droit de la famille, entre la femme et l'homme, me semble un des éléments les plus fondamentaux. Quelqu'un m'a demandé un jour quel est le plus grand stigmate, quel est le plus grand paramètre de l'évolution d'un pays ? J'ai répondu, et pour moi c'est évident, que c'est le sort qui est fait aux femmes.Donc, si le Maroc améliore le sort qui est fait aux femmes, il y a lieu d'être optimiste sur son destin. L'autre élément, c'est quand je me promène au Maroc et je vois tout à la fois un pays magnifique, mais aussi un pays qui est terriblement pollué, avec des décharges publiques, des plastiques absolument partout.Cette pollution là, c'est aussi le destin de vos enfants. Le destin de vos enfants, c'est ce que vous faites pour y parvenir, c'est la liberté de vos femmes, mais également le soin que vous prenez de votre pays.