Les grands notables du sud ont ramassé des fortunes colossales durant l'époque protectorale et même avant l'arrivée des Français, en période de siba. En ces temps-là, Marrakech trônait sur l'ensemble du sud marocain. Leurs héritiers ne gardent quasiment plus rien des fortunes léguées. Grandeur et décadence. Ils étaient des caïds et/ou des féodaux de grande envergure. Lorsqu'ils rendirent l'âme, leur fortune fut dilapidée essentiellement par leurs descendants. Pas seulement : les vautours étaient au rendez-vous de la goinfrade. Commençons par le célébrissime Haj Thami Mezouari El Glaoui qui fut le Pacha de la ville ocre durant près d'un demi-siècle. Alors que son frère Madani fut nommé Grand Vizir, Haj Thami fut désigné Pacha de Marrakech en 1907, à l'âge de 28 ans. Il ne cessa d'accumuler possessions, privilèges et revenus commerciaux jusqu'au jour où les carottes furent cuites et où les Français le lâchèrent dans le sillage du retour de feu Mohamed Ben Youssef au Trône. Mines de toutes sortes, ONA, commerces licites et illicites, demeures seigneuriales et autres kasbahs, pas moins de 20.000 ha de terres…autant de sources d'enrichissement qui ont jalonné le «ministère» du puissant potentat. «Mon père a compté, à table, 17 plats pour chaque invité», raconte son fils Abdessadeq El Glaoui dans «Le ralliement», une biographie – plutôt édulcorée – consacrée au défunt Pacha. Résultat des courses : une prosternation solennelle par-devant le Sultan légitime à Saint-Germain-en-Laye et une mort qui intervint peu de temps après. L'Istiqlal exigea alors l'expropriation des héritiers et une grosse partie des biens furent accaparés par l'Etat. Brahim El Glaoui, celui qui a zélé dans la collaboration avec la résidence générale quitta le Maroc, rejoint son épouse l'actrice Cécile Aubry et finit son existence en France. Ses biens se sont peu à peu «évaporés» à la faveur des troubles survenus dès la veille de l'indépendance. L'héritage d'El Glaoui père sera peu à peu saucissonné au bénéfice d'une multitude de destinataires alliés au pouvoir. A l'aube des années cinquante, on estimait la fortune d'El Glaoui à plusieurs dizaines de milliards, valeur de l'époque. En 1958, l'Istiqlal prend sa revanche. Le legs El Glaoui devient un bien public. Zaouïas seigneuriales Il existait aussi des fortunes qui n'eurent point besoin de pouvoir, pour être fructifiées. Ainsi en était-il de la saga des Boussouni. Aujourd'hui, à Marrakech, à Safi et même ailleurs, on trouvera toujours un derb Boussouni, sans que les jeunes générations se rendent compte de l'ampleur de la fortune des M'hammed, Hafid, Hamid ou encore Ahmed Boussouni. Des milliers d'hectares de bonne terre (tiress) situés entre les Abda et les Ahmar, des centaines de maisons et de boutiques et même des intérêts substantiels dans les fabriques et les conserveries, sans compter les milliers d'ovins et de bovins, constituaient l'essentiel de cette fortune. Perchée sur des collines surplombant Tnine Jnane Bouih, la zaouïa Boussounia a connu un faste digne des cours mamloukites. Verreries en cristal pur Baccara, assiettes en fine porcelaine de Limoges, couverts or et argent importés directement du Royaume-Uni, bzioui et cachemire…autant de signes d'opulence affichés au milieu d'une armée d'esclaves et d'un personnel servile déployés au sein d'une multitude de Riads. Conduite par un chauffeur noir élevé au sein du harem, les longues limousines de marques Rambler ou Chevrolet sillonnaient majestueusement les pistes sinueuses qui descendaient du château vers la route principale reliant Marrakech à Safi. Tel était le quotidien de «Sidi Hafid Boussouni» jusqu'à sa mort à l'aube des années soixante. La boussole avait tourné. Les temps étaient devenus pénibles pour cette caste féodale qui faisait face aux menaces des résistants de la vingt-cinquième heure. Longtemps couvés, choyés et gâtés par leurs mères autant que par leurs nounous, les héritiers s'empressèrent de liquider le legs dans la reconstitution d'un monde qui se mourrait par la force des choses et qui leur échappait vertigineusement. Soûleries et goinfrades gargantuesques, mariages jouissifs et furtifs et beuveries publiques dans les quatre coins du Royaume ont fini par liquider les biens hérités. Certains descendants ont été réduits à faire la manche avant de rencontrer anonymement la mort dans quelque rue d'une ville lointaine. Rares sont les cousins et les proches qui, précocement avertis des aléas de la vie, se mirent à l'abri des « gueules de bois » qu'assène la vie aux descendants en mal de pachalik. Les biens toujours là… sans leurs héritiers Une autre zaouïa peut être citée à l'aune d'un passé opulent. Il s'agit de la demeure du Caïd Belkouch. Une saga où l'on retrouve trois caïds qui se sont reliés pour administrer Ahmar. Les deux premiers s'appelaient Mohamed, tandis le dernier s'appelait Abdallah. Ce dernier est le père notamment du chercheur El Habib Belkouch qui a rejoint les instances dirigeantes du PAM et qui a connu les affres de la détention arbitraire pour ses idées politiques durant les «années de plomb». Zaouïa Khannoufa, tel est son nom, a connu son heure de gloire, notamment lorsque feu Mohamed Ben Youssef y accomplit une visite en 1950 à l'invitation du Caïd Mohamed Belkouch. A la mort de celui-ci, l'héritage partit en fumée de la même manière. Ceux, parmi les héritiers, qui ne prirent pas la peine de humer l'air du temps se perdirent dans la course à la recherche d'un monde en voie d'extinction. L'Etat moderne se construisait laborieusement; les procédures normatives se mettaient en place ; les juridictions remplaçaient les «bureaux arabes» aux arbitrages arbitraires. Le vent avait tourné. Dans ces contrées du sud, des dizaines d'exemples de fortunes héritées et dilapidées peuvent être cités. Les Mtougui, Biaz et autres Goundafi ont développé des parcours illustres en la matière. Leurs anciennes demeures, les biens qu'ils ont accumulés et les contrées qu'ils ont puissamment marquées de leur empreinte, existent toujours. Mais ils n'appartiennent plus à la famille. Les rares exceptions ne constituent qu'une portion atomique des legs.