Der SPIEGEL : Dr Kissinger, il y a 90 ans, à la fin de la Première Guerre mondiale, le Traité de Versailles a été signé. Cet événement n'a-t-il plus qu'un intérêt historique aujourd'hui ou a-t-il encore une influence sur la politique contemporaine ? Henry Kissinger : Ce traité a une signification spéciale pour la génération actuelle d'hommes politiques, parce que la carte de l'Europe qui est née du Traité de Versailles est, plus ou moins, la carte de l'Europe d'aujourd'hui. Aucun des responsables de l'époque ne se rendait compte des conséquences de leur acte, et que le monde qui émergeait du Traité de Versailles était fondamentalement contraire à leurs intentions de départ. Pour ne pas reproduire les erreurs du passé, il nous faut comprendre ce qui s'est passé à Versailles. Le Traité de Versailles devait mettre un terme à toutes les guerres. C'était l'objectif du président Woodrow Wilson lorsqu'il est arrivé à Paris. Comme nous le savons, seulement 20 ans plus tard, l'Europe a plongé dans une guerre encore plus dévastatrice. Pourquoi ? Tout système international doit avoir deux éléments clés pour fonctionner correctement. Premièrement, il doit avoir un certain équilibre des pouvoirs qui rende le système difficile à renverser. Deuxièmement, il doit avoir une certaine notion de légitimité. Cela signifie que la majorité des Etats doivent croire que l'accord est foncièrement juste. Versailles a échoué à ces deux points de vue. Les deux plus grandes puissances continentales étaient absentes : l'Allemagne et la Russie. À Versailles, il n'y avait ni équilibre, ni notion de légitimité. À Paris nous avons assisté au conflit entre deux principes de politique étrangère : l'idéalisme incarné par Wilson qui affrontait une sorte de realpolitik représentée par les Européens basée par-dessus tout sur la loi du plus fort. Comment expliquez-vous l'échec de l'approche américaine ? Du point de vue de l'Amérique, la paix est la situation normale entre les Etats. Afin d'assurer une paix durable, un système international doit s'organiser sur la base des institutions nationales existantes, qui reflètent la volonté du peuple, et cette volonté du peuple est toujours considérée comme étant opposée à la guerre. Malheureusement, il n'existe aucune preuve historique de cela. Donc, selon vous, la paix n'est pas la situation normale entre les Etats ? Les conditions préalables à une paix durable sont beaucoup plus complexes que ce que la majorité des gens peuvent penser. Ce n'était pas une vérité historique, mais l'expression de l'opinion d'un pays composé d'immigrés qui ont tourné le dos à un continent et qui a intégré cette idée pendant 200 ans dans sa politique intérieure. Diriez-vous que les Etats-Unis ont provoqué une guerre sans le vouloir en tentant d'instaurer la paix ? La cause première de la guerre était Hitler. Mais dans la mesure où le Traité de Versailles a joué un rôle, il est indéniable que l'idéalisme américain lors des pourparlers a contribué à la Seconde Guerre mondiale. L'appel de Wilson à l'autodétermination des Etats a eu concrètement pour effet de morceler certains des plus grands pays d'Europe et cela a produit une difficulté double. Premièrement, il est devenu techniquement difficile de séparer des nationalités qui cohabitaient depuis des siècles pour en faire des entités nationales selon la définition de Wilson. Deuxièmement, cela a eu pour conséquence de renforcer l'Allemagne d'un point de vue stratégique. Pourquoi ? L'Allemagne était désarmée militairement et décimée géographiquement. L'expansion territoriale et le pouvoir sont relatifs. L'Allemagne était plus petite, mais plus puissante. Avant la Première Guerre mondiale, l'Allemagne faisait face à trois pays majeurs à ses frontières : la Russie, la France et la Grande-Bretagne. Après Versailles, l'Allemagne était confrontée à des Etats plus petits à ses frontières de l'est, contre chacun desquels elle était en conflit, mais aucun n'était capable de résister seul face à l'Allemagne, et aucun n'était probablement capable de résister à l'Allemagne même avec l'assistance de la France. Donc, d'un point de vue stratégique, le Traité de Versailles ne répondait à aucune des aspirations des principaux acteurs, ni à la possibilité stratégique de défendre ce qui avait été créé, sauf si l'Allemagne avait été conservée dans un état de désarmement permanent. Il aurait été préférable d'inclure l'Allemagne dans le système international, mais c'est précisément ce que les puissances victorieuses ont omis de faire en démilitarisant et en humiliant le pays. Malgré l'échec de Versailles, l'idée wilsonienne est remarquablement répandue. Nos idéaux de démocratie seraient-ils trop naïfs ? La foi en la démocratie en tant que remède universel réapparaît régulièrement dans la politique étrangère américaine. Son intervention la plus récente date de l'administration Bush et de ses néoconservateurs. En fait, Obama est plus réaliste à ce sujet que Bush l'était. Considérez-vous Obama comme un « realpoliticien » ? Permettez-moi de dire un mot sur la realpolitik pour clarifier les choses. Je suis régulièrement accusé de mener une realpolitik. Je ne pense pas avoir jamais utilisé ce terme. C'est la façon choisie par mes détracteurs pour me cataloguer et pour dire «Regardez-le. C'est un vrai Allemand. Il n'adopte pas du tout le point de vue américain». Serait-ce donc une façon de vous présenter comme un cynique ? Les cyniques considèrent toutes les valeurs comme équivalentes et cruciales. Les responsables politiques fondent leurs décisions pratiques sur des convictions morales. Il est facile de diviser le monde entre les idéalistes et les personnes avides de pouvoir. Les idéalistes sont supposés être des gens nobles et les personnes avides de pouvoir seraient à l'origine de tous les problèmes du monde. Mais je pense que plus de souffrances ont été causées par les prophètes que par les hommes d'Etat. Pour moi, une définition sensée de la realpolitik est qu'il existe des circonstances objectives sans lesquelles la politique étrangère ne peut être menée. Tenter de contrôler le sort des nations sans porter attention aux circonstances, c'est fuir la réalité. L'art d'une bonne politique étrangère est de comprendre et de prendre en considération les valeurs d'une société, et de les comprendre autant que faire se peut. Que faire lorsque ces valeurs ne peuvent être prises en compte parce qu'elles sont inhumaines ou trop vindicatives ? Dans ce cas, la résistance est nécessaire. En Iran, par exemple, on doit se demander si l'on doit obtenir un changement de régime avant de pouvoir concevoir un éventail de circonstances dans lesquelles chaque camp conserve ses valeurs et arrive à une certaine compréhension de l'autre. Et votre réponse ? C'est trop tôt pour répondre. Actuellement, j'ai plus de questions que de réponses. Le peuple iranien acceptera-t-il le verdict des responsables religieux ? Les responsables religieux resteront-ils unis ? Je ne connais pas les réponses, et personne ne les connaît. Vous semblez très sceptique. Je vois deux possibilités. Soit nous parviendrons à un accord avec l'Iran, soit nous entrerons en conflit. En tant que société démocratique, nous ne pouvons justifier un conflit auprès de notre propre peuple si nous ne montrons pas que nous avons tout fait pour l'éviter. Je ne dis pas que nous devons faire toutes les concessions qu'ils exigent, mais nous sommes obligés de proposer des solutions que le peuple américain puisse appuyer. Les troubles à Téhéran doivent suivre leur cours avant que ces possibilités ne puissent être envisagées. Êtes-vous donc en faveur d'une sorte d'idéalisme réaliste ? Exactement. Il n'y a pas de réalisme sans une notion d'idéalisme. La notion de pouvoir abstrait n'existe qu'en théorie, pas dans la vie réelle. Pensez-vous que le discours prononcé par Obama au monde islamique au Caire était utile ? Ou a-t-il créé de nombreuses illusions sur les capacités de la politique ? Obama est comme un joueur d'échecs qui joue à plusieurs parties simultanément et qui a commencé son jeu avec une ouverture peu ordinaire. Nous ne sommes pas encore allés au-delà du coup d'ouverture de jeu. Je n'ai rien contre ce dernier. Mais ce que nous avons vu jusque-là de lui, est-ce vraiment de la realpolitik ? C'est aussi trop tôt pour répondre. Si ce qu'il veut, c'est faire comprendre au monde islamique que l'Amérique est ouverte au dialogue et ne poursuit pas de stratégie de confrontation physique avec lui, alors il peut jouer un rôle très important. Mais s'il poursuit sur l'idée que toutes les crises peuvent être résolues grâce à un discours philosophique, alors il aura les mêmes problèmes que Wilson. Obama n'a pas fait que prononcer un discours. Il a en même temps appelé Israël à cesser sa colonisation de la Cisjordanie et à reconnaître un Etat palestinien indépendant. L'issue ne peut qu'être une solution à deux Etats, et il semble que l'on se dirige vers un accord. Maintenant, comment amener cela, par quelles phases de négociations passer et par quel bout commencer, on ne peut le déduire d'un seul discours. Les concepts de « bien » et de « mal » ont-ils leur place dans un contexte de politique étrangère ? Oui, mais généralement sous différents degrés. Rarement en termes absolus. Je pense qu'il existe certains types de maux qui doivent être condamnés et détruits, et personne ne devrait avoir à s'excuser pour cela. Mais l'existence du mal ne peut servir d'excuse à ceux qui pensent qu'ils représentent le bien et qu'ils ont le droit absolu d'imposer leur définition de leurs valeurs. Que signifie pour vous le terme « victoire » ? La chose la plus importante après une victoire militaire est de traiter avec la nation vaincue de façon généreuse. Voulez-vous dire qu'il ne faut pas assujettir la nation vaincue ? On peut soit affaiblir une nation vaincue au point que ses convictions n'ont plus aucune importance et lui imposer tout ce que l'on désire, ou l'on peut la réintroduire dans le système international. Du point de vue de Versailles, le traité était trop clément pour maintenir l'Allemagne au sol, et trop dur pour la ramener dans le nouveau système. Il a donc échoué des deux côtés. Qu'est-ce qu'un vainqueur sage devrait faire ? Un vainqueur sage tenterait de réintroduire la nation vaincue dans le système international. Un négociateur sage essaierait de trouver une base sur laquelle un accord pourrait être maintenu. Les pays occidentaux ont-ils agi sagement à l'implosion de l'ex Union soviétique ? Il y a eu trop de triomphalisme du côté occidental. On a trop décrit les Soviétiques comme les perdants de la Guerre froide et il y a eu un certain degré d'arrogance. Uniquement vis-à-vis de la Russie ? Dans d'autres situations également. Quelle est la différence entre les conflits en Europe au début du 20e siècle et les conflits auxquels nous faisons face aujourd'hui. Autrefois, le vainqueur pouvait s'assurer certains avantages. Dans les circonstances actuelles, cela n'est plus possible. Un conflit entre la Chine et les Etats-Unis, par exemple, ébranlerait les deux pays. Iriez-vous jusqu'à dire que nous assistons à la fin des grandes guerres ? Je pense qu'Obama a la chance unique de mener une politique étrangère américaine pacifique. Je ne vois aucun conflit entre des grands pays tels que la Chine, la Russie, l'Inde et les USA qui justifierait une solution militaire. Le champ est donc libre pour un effort diplomatique. De plus, la crise économique ne permet pas aux pays de consacrer un pourcentage historique de leurs ressources à un conflit militaire. Je suis plus optimiste qu'il y a deux ou trois ans. La situation en Iran ne vous fait pas peur ? La peur n'est pas une bonne motivation pour un homme d'Etat. Il se peut qu'un conflit local éclate, mais ce n'est pas obligatoire. L'Iran est un pays relativement faible et petit, dont les capacités sont limitées par nature. Les relations entre la Chine et le reste du monde sont beaucoup plus importantes en termes historiques que la question iranienne.