Architecte DPLG, docteur en anthropologie sociale et diplômée du Laboratoire de Troisième cycle arts, esthétiques sciences et technologies de l'image, Salima Naji est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les architectures vernaculaires du Sud Marocain. Dans cet entretien, elle nous dresse un état des lieux très sombre de notre patrimoine national. La Gazette : Quelle est votre définition du «patrimoine» ? Salima Naji : Le patrimoine est ce qui nous vient des anciens, que ces biens soient matériels ou intangibles. Et c'est vrai qu'à travers ce mot est finalement subsumée l'idée-même de culture, l'idée que ce mot englobe énormément de variables tant humaines, sociales que matérielles avec des traces visibles (gravures rupestres, ensembles bâtis, édifices particuliers, objets, instruments...) ou moins visibles. J'ai entendu de belles formules dans les montagnes que je pourrais faire miennes : «Ces vieux greniers sont comme l'image des aïeux, ils veillent sur nous, nous devons aussi veiller sur eux, continuer à les entretenir». Ce qui m'intéresse le plus, ce sont les pratiques et ce que j'appelle un «patrimoine vivant». Je note la disparition d'une culture par la perte de ses usages, même si aujourd'hui, on sait que l'identité n'est pas figée dans ses formes et se réélabore constamment, un patrimoine est vivant s'il est entouré de pratiques. J'intègre donc dans ma définition l'usage d'un lieu ; mais c'est le plus fragile et le moins mesurable. Voyez Jamaâ Al Fnaa classée patrimoine de l'humanité, patrimoine intangible -c'est très intéressant conceptuellement ce paradoxe (conserver le fugace)- mais comment être en mesure de faire perdurer ces traditions immatérielles parfois détachées d'un univers qui les a fait naître ? Parce que le patrimoine n'est pas seulement un legs, c'est aussi un devoir, des obligations. Une éthique. La conscience aussi que les choses sont fragiles, ténues, que nous formons un tout et que chaque action devrait être mesurée. Le patrimoine pour moi est un ensemble de repères ancrés dans les couches du passé, et qui nous indiquent bien des voies pour construire l'avenir. En tant qu'architecte, je me nourris de la pensée des architectures du passé, et chacun des édifices que je relève, influera sur mes propres travaux. C'est aussi pour cela que je mets l'accent sur les procédés constructifs et les hommes. Car il y a là un savoir qui ne peut se transmettre que par la main (pas seulement par les mots), par le faire (la poésie grecque), par le contact direct. Ampaté Bâ dit qu'en Afrique, un vieillard qui se meurt est une bibliothèque qui brûle, je dirais pour ma part qu'un édifice qui s'effondre, c'est des millénaires de mises au point sur des procédés et des matériaux, qui disparaissent. Il faut laisser mourir les bâtiments de leur mort naturelle disait Philibert de l'Orme au XVIIe… Le week-end dernier, une grande partie de l'hôtel Lincoln à Casa s'est effondrée. Quelles réflexions vous viennent sur cette question ? Ces architectures sont héritées de la colonisation, mais même sans être fascinés par cette période (et son idéologie…), on peut constater l'importance d'une ville comme Casa au regard de la modernité, des premiers urbanismes. Ces architectures sont des références, elles témoignent d'un état de la pensée urbaine et architecturale au début du XXe siècle et sont une réponse à l'extension de nos villes à ce moment-là. Il faut analyser ces gestes architecturaux et urbanistiques à l'aune de cette postérité. Au lieu d'en avoir là encore une grande fierté, on préfère démolir pour des raisons bassement spéculatives. Et ceux qui démolissent (ou laissent mourir) ne sont pas pauvres, mais ils veulent une opération ultra-juteuse. Peut-être faudrait-il créer des exonérations fiscales ou toute autre facilité pour essayer de sauver une ville aussi passionnante que Casa. Je connais mal le dossier, mais tout pousse à croire, que le temps a eu raison de cette glorieuse bâtisse de 1917, désormais définitivement déchue. En vidant la population des lieux, l'entretien a été arrêté, le pillage du métal (les poutres) a commencé, et en dix ans, on a un écorché d'architecture, le lieu s'est effondré, c'est lamentable. Pour ce dossier, particulièrement mal géré semble-t-il, il aurait fallu sensibiliser davantage à l'idée d'unicité du lieu. L'usage d'un lieu est primordial, l'entretien, la vitalité d'un espace passe par son occupation. Une fois qu'une chose est vidée des habitants, et qu'elle est abîmée, c'est terminé, définitivement perdue. On revient difficilement en arrière en patrimoine (contrairement aux idées reçues). Dire que justement le propriétaire pouvait en tirer une certaine gloire, en le sauvant et en signant un acte de responsabilité civique digne d'un grand mécène par exemple. Au moment où Elie Azagury n'est plus, figure également d'une écriture singulière dans cette belle ville de Casa, il faut que cela serve de leçon et qu'on arrête d'être la risée du monde entier de la sorte. C'est aussi une façon de désavouer toutes les bonnes âmes qui se sont portées au chevet du lieu pendant des années, désavouer les Monuments Historiques – alors que de toute époque face à un spéculateur, aucune autorité légale ne peut arrêter les choses. Classer une façade «patrimoine culturel national» était une étape positive vers un classement complet de l'édifice et déjà une reculade car classer une façade n'a de sens que si en même temps d'autres actions sont entreprises parallèlement pour classer l'ensemble des lieux. Un bâtiment vit sous ses trois dimensions, et le plan, l'intérieur a été conçu en relation avec l'extérieur. Un bâtiment vit aussi par son contexte, l'environnement immédiat, un quartier. Or il est rare dans ce pays, de faire attention au voisin, on pose le bâtiment sans se soucier ni de l'échelle du lieu, ni des références, ni même du voisinage immédiat. Pourtant l'insertion de l'architecture dans son site, s'inscrit dans la nature même de l'architecture dont la capacité à exister et à durer dépend de son ancrage physique et esthétique, voire symbolique sur le sol. L'immobilité de l'édifice oblige à la prise en compte de tous les facteurs d'interaction qu'il peut entretenir avec son environnement. La prise en compte des données du site et du contexte dans l'acte architectural répond à une démarche fondatrice de toute architecture nouvelle, qu'elle prenne place dans la cité déjà établie, dans un quartier en devenir ou dans un environnement naturel. Les données du contexte peuvent être différentes mais l'approche reste identique. La tragédie du Lincoln me fait penser à la démolition stupide de bâtiments modernes en Europe dans les années 1960, la «Maison du Peuple» (1895-1900), de Victor Horta à Bruxelles ou certains hôtels particuliers irremplaçables de Guimard à Paris. Effondrements, ruines, constructions inachevées, friches urbaines… il y a beaucoup de mots/maux pour stigmatiser le paysage urbain marocain. Avez-vous une baguette magique ? Par quels bouts prendre tout cela ? Ce n'est pas par hasard que je me suis donc intéressée au rural où l'on ne se sent pas aussi impuissant qu'en ville mais où l'on peut avoir les mêmes immenses tristesses. Car la ville et ses maux, se répand désormais sur la campagne et la montagne. Et là on vous traitera de nostalgique ou l'on opposera modernité et tradition, alors qu'elles ne s'opposent pas. Il y a simplement un manque de conscience et aussi d'engagement ou simplement de réflexion. En ville, en tant qu'architecte, on a l'impression de céder sans cesse, compromis avec la clientèle, souvent versatile, compromis avec l'administration la plupart du temps rigide, frileuse et qui vous oblige à lisser, à retirer un parti pris, compromis sur le chantier avec des entrepreneurs pas toujours honnêtes. Le métier d'architecte est un combat du fait du nombre d'interlocuteurs. Alors, il faut, oui, sensibiliser, éduquer : faire prendre conscience et carrément dire que l'on voudrait vivre dans un pays qui a pourtant une tradition architecturale digne de ce nom ! Dans un contexte de destruction patrimoniale accélérée ces dernières années, la société civile ne sait pas bien souvent la perte que cela signifiera pour les générations à venir, et les pouvoirs publics ne mesurent pas l'urgence de la situation et la valeur réelle de ce patrimoine. Pourtant, il reste possible de proposer une alternative à cette lente dégradation du patrimoine bâti du pays. Pour certains, il s'agit de simples bâtiment sans valeur et que la technique peut reproduire, comme des images de carte-postale avec un décor en papier mâché, alors que l'on sait que ce sont d'abord des mises en œuvres particulières qui produisent des architectoniques spécifiques. On ne sait pas toujours travailler le béton de ciment, souvent surdimensionné, il reproduit de façon monotone des formes déjà dépassées, ou des formes extérieures téléportées au Maroc qui peuvent frôler l'absurde (murs de verre en façade, climatiseurs de toutes générations, baies inadaptées au climat); utilisé en restauration de bâtiments de terre, ce même matériau -que personnellement j'apprécie beaucoup lorsqu'il est maîtrisé-provoque des désordres irréversibles. Le Maroc est apprécié pour sa diversité : on uniformise tout pour la beauté de ses paysages. On bétonne tout, sans réfléchir sur l'acte d'édificateur. Les oasis sont complètement défigurées par une architecture sans intelligence en parpaings qui vient écraser les Ksours. Tout le monde parle de tourisme, mais avec quels paysages, avec quels sites, si on détruit ou abîme tout ? Je suis architecte et le revendique, notre déontologie nous impose une réflexion sur l'utilité de notre geste, j'essaie toujours de penser à cet impact du bâti et l'imagerie 3D aide à bien anticiper. Malheureusement, on veut aligner les beaux projets, les chiffres, comme si cela suffisait à montrer qu'on avance. En vérité, sans réflexion, on recule.