Les musulmans ont beaucoup d'argent à investir. Mais concilier croyance et finance constitue pour eux une lutte de chaque instant. Pour voir la finance islamique en action, il faut se rendre sur le littoral du Golfe en pleine mutation. Les griffes des pelleteuses creusent le fond de la mer au large de Manama, capitale du Bahreïn, en vue de la construction d'une série de complexes de front de mer en partie financés par des instruments islamiques. À l'est, à Nakheel, un promoteur qui a émis en 2006 l'obligation islamique (ou sukuk) la plus importante au monde, utilise cet argent pour réordonnancer le littoral de Dubaï en une mosaïque d'îles artificielles. La finance islamiqueentreprend des constructions de son propre cru. Des banques islamiques s'installent partout dans le Golfe et une nouvelle plateforme de fonds spéculatifs conformes à la sharia attire des noms tels que BlackRock. Les cabinets juridiques et les banques d'Occident, toujours très prompts à renifler les bons filons, renforcent leurs équipes d'experts de la finance islamique. Les gouvernements réagissent eux aussi. Au mois de juillet, l'Indonésie, pays musulman le plus peuplé, a annoncé l'émission du premier sukuk de la nation. Le gouvernement britannique, qui convoite la position de leader de la finance islamique en Occident, se dirige lui aussi vers l'émission prochaine d'un sukuk souverain. La France a elle aussi entamé une opération séduction auprès des investisseurs musulmans. Il peut sembler quelque peu déroutant que les marchés occidentaux fragiles parviennent à opposer une telle vitalité. Les liquidités alimentées par les profits du pétrole et qui gonflent les fonds souverains au Moyen-Orient sont elles aussi concernées par la demande en matière de finance islamique. Comparée à l'éthique de certains crédits à risque américains, la finance islamique paraît aussi vertueuse que rigoureuse. Elle désapprouve la spéculation et prône le partage des risques, même si certains se demandent si elle est un tant soit peu différente de la finance conventionnelle et, de manière plus approfondie, si elle est strictement nécessaire en vertu de l'Islam. Des sukuks au souk Tandis que le mouvement prend de l'ampleur, les attentes grandissent elles aussi. L‘actif islamique en gestion actuellement s'élève à environ 700 milliards $, selon le Conseil des services financiers islamiques. L'agence de notation Standard & Poor's estime que le secteur pourrait contrôler un actif total de 4 trillions $. D'autres vont plus loin et soulignent que les musulmans représentent 20% de la population mondiale, mais que la finance islamique ne compte que pour 1 % des instruments financiers ; cet écart, disent-ils, constitue une immense opportunité. Sur un ton mi-ironique mi-sérieux, d'autres affirment que la finance islamique devrait en toute justice remplacer complètement la finance conventionnelle. La finance occidentale ne peut servir les intérêts d'investisseurs désireux d'être en accord avec la sharia ; par contre, la finance islamique est à même de contenter tout le monde. La confiance en soi est une chose, l'hyperbole en est une autre. Le secteur demeure inférieur sur un certain nombre d'aspects : son capital total est à peu près équivalent à celui de Lloyds TSB, cinquième banque britannique (bien que certaines sociétés répondant aux critères de respect de la sharia arrivent à attirer des investisseurs musulmans sans s'en rendre compte). Le capital géré par les lois islamiques croît de 10 à 15 % par an, ce qui n'est pas négligeable, mais pourtant décevant pour un secteur qui attire autant l'attention. Par-dessus tout, l'expansion du secteur est ralentie par la nécessité de gérer les tensions entre ses deux objectifs : servir Dieu et faire le plus d'argent possible. Et la tâche est rude. Une poignée de fervents musulmans, la majorité étant en Arabie Saoudite, veulent payer ce que Paul Homsy de Crescent Asset Management qualifie de «prime de piété» pour satisfaire aux exigences de la sharia. Mais des recherches réalisées sur les préférences des musulmans en matière d'investissement montrent que la majorité d'entre eux veulent des produits qui profitent à leurs économies, et à leur âme par la même occasion; alors que les investisseurs éthiques en Occident cherchent des fonds qui ne font aucun mal, mais qui sont au moins aussi rentables que les autres investissements. Une combinaison entre ingéniosité et persévérance permet à la finance islamique de braver certains des principaux obstacles. Prenons par exemple les frais d'opération qui ont tendance à être plus élevés dans les instruments islamiques complexes que dans la finance conventionnelle plus franche et directe. Les emprunts immobiliers respectueux de la sharia sont généralement pensés de sorte que le prêteur lui-même achète la propriété puis la loue à bail à l'emprunteur à un prix associant frais de location et paiement du capital. À l'expiration de l'emprunt, lorsque le prix de la propriété a été entièrement remboursé, la propriété de la maison est transférée à l'emprunteur. Cette complexité supplémentaire ne vient pas uniquement s'ajouter aux coûts directs de la transaction, mais elle peut aussi entrer en conflit avec la loi. Puisque le changement de propriétaire est double dans la transaction, un emprunt islamique est théoriquement soumis au double paiement de droits de timbre. La Grande-Bretagne a réglé le problème en 2003, mais elle est un des rares pays à l'avoir fait. Toutefois, comme dans la finance conventionnelle, tandis que le nombre de transactions augmente, les économies d'échelle font que le prix de chacune chute rapidement. Les financiers peuvent recycler les documents plutôt que de tout reprendre à zéro. Les contrats qu'ils utilisent actuellement pour les emprunts immobiliers respectueux de la sharia aux Etats-Unis se basent sur des modèles rédigés à l'origine à grands frais pour les baux d'avions. Les financiers islamiques peuvent aussi rationaliser leurs processus. Lorsque Barclays Capital et Shariah Capital, un cabinet-conseil, ont développé une nouvelle plateforme de fonds spéculatifs, ils ont dû filtrer l'intégralité des portefeuilles afin de s'assurer que les actions choisies étaient conformes à la sharia. On pourrait croire qu'il y a des frais additionnels, mais les courtiers filtrent toujours les fonds spéculatifs pour être sûrs qu'il n'y ait aucune concentration de risques. Transactions en jeu Les vérifications qu'ils effectuent pour leurs fonds islamiques peuvent englober les vérifications qu'ils font pour leurs fonds conventionnels. Mohammed Amin de PricewaterhouseCoopers, société de conseil, affirme que les frais de transaction additionnels pour un instrument financier islamique largement utilisé, appelé murabaha, s'élèvent à environ 50 $ pour 1 million $ de valeur de transaction. C'est suffisamment peu pour être récupéré par de bonnes performances dans d'autres domaines ou pour être absorbés dans les marges de profit des prêteurs. De plus, les banquiers admettent discrètement que moins de concurrence permet de conserver des marges plus élevées que dans la finance conventionnelle. Du point de vue conceptuel, la finance islamique devrait coûter plus cher, parce qu'un nombre supérieur de transactions est en jeu », estime M. Amin. «Les coûts réels sont minces et peuvent finir par se perdre». Autre sujet de débats importants : la redéfinition de la conformité avec la sharia. L'arrivée de nouveaux produits nécessite l'intervention d'experts qui reconsidèrent la sharia sous de nouveaux angles, parfois délicats. Certains investisseurs expriment leur surprise à l'idée que des fonds spéculatifs islamiques puissent exister, par exemple, parce que la sharia interdit de vendre une chose qu'un investisseur ne possède pas en réalité. «Vous vous trouvez face à un mur de scepticisme quoi que vous fassiez de nouveau », estime Eric Meyer de Shariah Capital. «La loi islamique n'échappe pas à cette règle». Il ajoute qu'il a fallu huit longues années pour faire accepter l'idée d'une plate forme de fonds spéculatifs appliquant une technique appelée arboon garantissant que les investisseurs prennent une participation dans les actions avant de les acheter complètement. Les initiés parlent quant à eux de processus itératif dans lequel des experts, des juristes et des banquiers travaillent ensemble pour comprendre les nouveaux instruments et les adapter aux exigences de la sharia. Des différences d'interprétation de la sharia entre les pays peuvent encore gêner les économies d'échelle. Par ailleurs, il arrive que les experts y fassent opposition. Plus tôt cette année, le président de l'Organisation de comptabilité et d'audit pour les institutions financières islamiques (AAOIFI), a alimenté la controverse en critiquant une forme commune d'émission de sukuk qui garantit le prix auquel l'émetteur va racheter l'avoir à la base de la transaction, permettant ainsi aux investisseurs de voir leur capital remboursé. Un tel principe s'oppose à une norme de l'AAOIFI exigeant que le capital soit racheté au prix du marché, en accord avec le principe de partage de risque de la sharia. Le marché des sukuks a bénéficié de plusieurs années de croissance rapide, mais les signes que le jugement de l'AAOIFI a entaché la demande commencent à se faire sentir. Bien que la finance islamique ait réduit ses coûts et élargi sa gamme de produits, elle a encore bien des obstacles à franchir. Les experts religieux sont les personnages clés du secteur, mais ceux qui sont reconnus sont rares en réalité.