Véritable technicien de la philosophie, auteur d'une œuvre critique monumentale, Emmanuel Kant n'a cessé de réfléchir sur l'étendue et les limites de la faculté de la raison. Il ne s'est pas contenté de penser, il a réfléchi l'acte de penser. Courage lecteur ! itre provocateur, n'est-ce pas ? Il traduit pourtant bien une situation à laquelle nous avons tous succombé au moins une fois : la solution de facilité, celle qui dispense de faire son propre chemin pour entamer une route déjà toute tracée. Il n'y a rien de mal à emprunter des vêtements, pour une soirée, pour une semaine, voire pour toujours. Le mal est plus grand lorsqu'on emprunte les opinions des autres, souvent à notre insu. Car contrairement aux habits, les opinions ne s'enlèvent que difficilement, et on les garde généralement pour la vie… «On m'a dit que…», «Il paraît que…», «Je le sais puisque c'est écrit sur internet…» ; combien d'entre nous et à plusieurs reprises, n'ont-ils pas utilisés ces formules pratiques qui permettent de s'en sortir à bon compte lorsque l'on n'est pas sûr de ce que l'on dit. On est alors dans le domaine du vague et de l'à peu près, un pas de plus et nous voilà dans les clichés, les lieux communs et les préjugés. Ce pas, beaucoup le franchissent allègrement… L'une des fonctions que l'on pourrait assigner à la philosophie, c'est précisément de penser par soi-même afin d'éviter de tomber dans le piège des préjugés. Le terme de «préjuger» est d'ailleurs assez clair en lui-même : pré-juger, c'est juger avant, c'est prévoir avant même de voir, bref c'est s'abstenir de juger. L'un des défauts d'internet par exemple, c'est de nous dispenser de penser par nous-mêmes ; le cas est surtout flagrant chez les jeunes collégiens qui pratiquent le «copier coller», technique qui leur permet d'être en règle avec leur professeur, mais avec eux-mêmes… ? Or nous disposons d'un autre instrument, non pas aussi performant qu'internet, mais beaucoup plus riche en possibilités : il s'agit de ces quelques dizaines de grammes qui constituent notre cerveau, autrement dit notre raison. Le philosophe Emmanuel Kant appelait «état de tutelle», l'état d'une personne qui n'ose pas se servir de sa raison ; oui, parce qu'il faut oser, penser par soi-même en faisant fi des opinions autour. A l'opposé de cet état de tutelle, nous trouvons Les Lumières : «Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de sa raison sans la conduite d'un autre». Il existe aujourd'hui de plus en plus de salles de gymnastique, pour que tout un chacun puisse développer les muscles de son corps. Si l'on pouvait appliquer cela au cerveau et pratiquer tous les jours dix minutes de gymnastique intellectuelle, les relations entre citoyens s'en trouveraient profondément changées. Essayez. Chaque soir, ou chaque matin, faites un tour des convictions et des vérités que vous croyez ancrées en vous. Testez-les, secouez-les, vérifiez leur fondement, voyez si c'est vous qui les avez acquises par vous-mêmes ou si ce n'est que des vérités d'emprunt qui vous empoisonnent la vie… La tâche n'est pas facile, de l'aveu même de notre philosophe : «Peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de l'état de tutelle et à marcher malgré tout d'un pas assuré.» C'est difficile, donc c'est possible. Maintenant, quel est-il cet instrument qu'est la pensée ? Comment la définir ? D'abord, si l'on pense seul dans son for intérieur, la communication des pensées fait aussi partie du processus, Kant va même jusqu'à dire que nos idées s'enrichissent par l'échange. Penser ce n'est pas s'enfermer en soi, c'est penser imaginairement avec les autres. La communication des pensées Une personne réfléchit lorsqu'elle fait varier ses pensées en adoptant successivement plusieurs points de vue, en se mettant à la place de l'autre si vous voulez : «Quelles seraient l'ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions pas en quelque sorte en communauté avec d'autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs !». Cette fois-ci, il ne s'agit pas de subir passivement les opinions extérieures, mais d'échanger, dans une activité cérébrale fortifiante (nous parlions de gymnastique…) Telle est la fécondité du processus intellectuel : il est à la fois examen propre et personnel en même temps que communication avec les autres : penser c'est se parler à soi, et c'est en parler aux autres (ce qui n'empêche pas de cultiver son jardin secret). Autre caractère de ce que Kant appelle «la liberté de penser» : il faut que celle-ci se donne à elle-même sa propre loi. Ici comme en politique, liberté et loi vont de pair. Plus précisément, il s'agit pour la raison d'obéir à la loi qu'elle s'est elle-même donnée, sinon on tombe dans le gaspillage d'énergie et l'on revient à l'état de tutelle dont on veut justement sortir. Le texte de Kant est lumineux là-dessus «Si la raison ne veut pas être soumise à la loi qu'elle se donne elle-même, elle doit s'incliner sous le joug des lois qu'un autre lui donne ; car, sans une loi quelconque, absolument rien, pas même la plus grande sottise, ne peut se maintenir longtemps.» Aucun philosophe ne s'est posé comme Kant la question de savoir à quelles conditions sa propre pensée peut s'exercer ; avec lui est posée la frontière entre savoir et penser. Un philosophe n'est pas un savant ; il ne produit pas un savoir, il ne nous permet pas d'élargir nos connaissances ; en revanche il nous permet de réfléchir sur ce savoir. Un seul exemple : l'apparition d'une discipline médicale nommée bioéthique. Aujourd'hui, les progrès fulgurants de la médecine ont permis l'apparition de pratiques extraordinaires, dont on ne se serait pas douté il n'y a pas si longtemps que cela : le clonage, c'est-à-dire la reproduction artificielle et à l'identique d'un être vivant, avec conservation du même génome, cela pose des questions d'ordre éthique, et donc philosophiques: a-t-on le droit de reproduire un humain? Et si l'on commence ainsi, jusqu'où irait-on ? Car avec la manipulation des gênes humains, se profile aussi la possibilité de fabriquer des humains comme chacun le souhaite ; l'on imagine déjà les futurs parents choisir la couleur des yeux de leur enfant… Face à toutes ces révolutions scientifiques qui produisent un savoir, une réflexion sur le sens de ce savoir est nécessaire, c'est depuis Kant l'une des tâches de la philosophie. Abdou Benyacine