Sous l'égide du ministère de la Culture, l'artiste peintre Mustapha Boujemaâoui expose à la Galerie de Bab Rouah à partir du 1er février jusqu'au 12 mars prochain. La «botte secrète» du maître : le mariage réussi entre les beaux-Arts et la philosophie. Le témoignage de l'expert Amhamdi Larbi, professeur d'esthétique et des sciences de l'art à l'ENS (Ecole nationale d'architecture) de Rabat est révélateur de la personnalité et du talent de l'artiste natif d'Ahfir en 1952. La Gazette du Maroc : Comment pouvez-vous nous expliquer la méthode et le style qui sous-tendent l'œuvre picturale de l'artiste Mustapha Boujemaâoui ? Amhamdi Larbi : L'œuvre d'art picturale envisagée sous un angle purement physique, n'est qu'un assemblage de forme et de couleurs, une sorte de bricolage de traits, de formes, de volumes et de contours pour emprunter une expression chère à Lévi-Strauss. Un bricolage qui est, cependant, loin d'expliquer la nature subtile des sentiments et des émotions qu'il suscite. Les représentations formelles et chromatiques qu'engendre ce bricolage sont toujours dotées d'un sens, ce qui permet d'y déceler les essences subtiles et les symboles d'une réalité profonde. Le soin revient ici à l'esprit décodeur de l'invisible et au cerveau «mémoire» qui traite par association les éléments physiques. La perception de telle ou telle forme ou assemblage de formes n'est que le médium de base qui servira donc à la perception esthétique du signifiant et du signifié. La peinture de Boujamâoui, ensemble d'événements plastiques intitulés «Kass Hayati», est souvent construite, soit par des volumes de forme d'un cône tronqué à l'envers avec à sa partie supérieure une anse, soit par des verres simples mais richement décorés. Les premiers se veulent transparents avec des bulles d'air emprisonnées dans la masse de son verre témoin du processus artisanal même de fabrication de celui-ci. Les seconds, par opposition aux premiers, se veulent parfaits, puisque fabriqués selon un processus industriel de série. Mais, abstraction faite des deux modes de fabrication du verre, les deux verres traduisent à eux seuls l'opposition, la complémentarité, la coexistence, bref, toute la complexité de la tradition et de la modernité au sein de la société marocaine. Les représentations formelles et chromatiques dont le peintre plasticien Boujemaâoui a usé, oeuvrent ensemble pour dégager une réalité profonde. Mais que cherche à communiquer objectivement cette peinture ? des verres à thé ou de thé «Ataï», l'kass hlou qui a arraché à Lhadja Hamdaouia, une de ses célèbres chansons populaires ? Quelles peuvent être les évocations socioculturelles que ce genre de peinture suscite à l'égard des traditions et du vécu de la société marocaine ? L'art de Mustapha Boujamaâoui est de nature plus complexe pour le spectateur. En effet, où se situe dans la création picturale, la part intrinsèque qui incombe au-dedans, et celle plus externe qui incombe au-dehors ? Que cherche cette peinture à nous révéler ? Des formes physiques effectives ou affectives? Le cérémonial du thé traditionnel? Il faut dire que cette imbrication intrigante de la tradition et de la modernité est à jamais dissociable pour le Marocain, toutes générations comprises. Sinon, comment dès lors expliquer l'hospitalité et le partage d'une société multiple qui se veut ouverte et qui accepte la différence, ou bien simplement un agencement esthétique de formes plus effectives qu'affectives ? À quel moment, et en quel lieu l'artiste est, tout à tour, l'acteur créateur et le spectateur de sa propre création. Pour nous, récepteurs de l'œuvre, sommes-nous portés par l'énergie créatrice ou par une pensée créatrice des œuvres de cet artiste?. «Ce que l'on voit sur un objet, c'est un autre objet caché» affirme Magritte. Mieux encore, «l'art c'est de démontrer ce qui est invisible par ce qui est visible» écrit au VIIème siècle, le Pape Grégoire II. Où en est le personnage renouvelé du peintre Boujemaâoui depuis ses débuts dans les années 80 jusqu'à aujourd'hui et quel parallèle établissez-vous entre lui et le célèbre Picasso ? Justement, qu'en est-il de Boujamâoui? Sachant que les périodes d'incubation de «Kass hayati» reviennent aux années quatre-vingt cinq et continuent à se développer sans que jamais l'artiste n'arrive à en venir à terme, Boujemâoui vit depuis longtemps déjà des «moments de chaleur», comme dirait Diderot, qui lui ont permis une grande variété de toiles, mais l'œuvre majeure s'est elle à présent construite ? L'histoire des «Demoiselles d'Avignon» de Picasso, semble curieusement ressembler à la démarche de Boujamâoui. Picasso a commencé son projet en 1906 et ne le termina qu'une année plus tard, Boujamâoui travaille sur «Kasse Hayati» depuis1985. Mais avec l'actuel exposition à Bab Rouah, est-t-il parvenu à lui arracher son secret ultime ? Picasso a effectué pas moins de dix-neuf esquisses, sans compter les recherches isolées, Boujamâoui a effectué une centaine sur ce thème de «kass hayati», décliné sous un bon nombre de formes plastiques, sans compter leur multiplication au sein d'une même œuvre. Le titre initial donné à l'œuvre de Picasso était «le bordel philosophique», le titre donné par Boujamâoui est «Kass Hayati». Avouons que les deux titres sont révélateurs de biens des significations. Picasso a dessiné sept personnages, cinq femmes dont le regard se trouve orienté vers un marin situé à gauche, et un homme placé à droite. Mais ces sujets masculins disparaîtront dans la composition ultime, alors que le regard des demoiselles s'y retrouve orienté face aux regards des spectateurs. Ses dernières œuvres se réduisent aux successions de différents cercles matérialisant la forme du verre sur des fonds chargés et ou soumis à l'esthétique de l'horreur du vide. Si les «les Demoiselles d'Avignon» ou le «bordel philosophique», révèlent les meurtrissures de la vie intime de l'artiste, ses angoisses en face des ses périodes bleues et roses, son intérêt pour l'art dit primitif, mais aussi l'influence de ses fréquentations de la Closerie des Lilas; les «kass esthétiques» de Boujamâoui révèlent eux aussi des situations propres à l'artiste. Des situations puisées à la fois dans l'expérience personnelle et dans l'être profond de la société marocaine.