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REPORTAGE : Casablanca dans la chaleur de la nuit
Publié dans La Gazette du Maroc le 31 - 07 - 2007

Casablanca est une ville ghettoïsée. Plusieurs zones presque closes, des univers à part entière, avec tout ce qu'il faut pour vivre sans jamais aller chercher ailleurs. En dehors de quelques irréductibles qui parcourent la ville en long et en large, des franges entières de la population casablancaise sont cantonnées dans son périmètre avec ce que l'on peut appeler une autosuffisance et une indépendance autodéterminée. Dans chaque secteur, il y a des zones de non-droit. Ce que l'on nomme communément des quartiers chauds. Ce reportage est une plongée dans la vie de quartier avec le bon et le mauvais. Chronique.
Casablanca est une ville qui n'est pas uniformisée. D'ailleurs l'uniforme est aussi triste qu'un oeuf érigé en statue. Et Casablanca est une cité rebelle qui se refuse aux formes figées et autres moules préétablis. Malgré tant de tentatives globalisantes, le sens traditionnel du quartier reste la dominante. Et quand on parle de vie de quartier, il faut y inclure les codes sociaux, les rites, les comportements, la tradition, l'héritage et quelques formes d'atavisme récalcitrant. D'ailleurs, d'un quartier à l'autre, on sent le poids de la légende, du passé, du mode de vie empreint des acquis d'hier, ce qui marque l'évolution des uns et des autres et, dans un sens, formatent les agissements et les relations et prédisposent d'autres à adopter tel ou tel mode d'existence.
Casablanca, comme New York, Istanbul, Barcelone, Athènes, Damas ou le Caire, est une ville de secrets. Mystères enfouis dans le ventre de la cité. Toute une face cachée qu'il faut aller dénicher. Une ville qui se refuse est par définition une ville intrigante. Et sa vérité est indépendante des faits des uns et des autres. Cette ville veut qu'on s'y plonge, qu'on la traverse, qu'on la laboure, qu'on y use ses semelles, qu'on touche son macadam, qu'on flirte avec ses trottoirs, et peut-être elle pourra, à un moment ou un autre, souvent quand on s'y attend le moins, se livrer un peu, laisser entrevoir quelques pans de ses zones d'ombre qui en font une ville à la fois glauque, séduisante, canaille, criminelle, meurtrière, jouissive et belle.
Lawrence Durrell, écrit dans le sublime «Justine» du Quatuor d'Alexandrie «qu'une ville devient un univers lorsqu'on aime un seul de ses habitants.» On vérifie alors qu'on nous a souvent dit que l'histoire est indifférente, mais nous avons toujours tendance à considérer sa ladrerie ou sa générosité comme faisant partie d'un plan préétabli.
Ancrages identitaires
Pas pour une ville comme Casablanca. Son histoire s'écrit au jour le jour, dans les petits derbs, les recoins de quartiers, les districts, les secteurs, les ruelles et les impasses. Si Mohamed, un quadra de Hay Mohammadi résume bien cette vision de l'espace vital d'un citoyen dans le périmètre urbain qui lui est alloué : «On peut dire que chacun a ses habitudes là où il est né, là où il a passé les premières années de son enfance et tout le reste. C'est vrai, ce sont là des choses qui comptent, mais il y a plus. L'attachement à un lieu ne se fait pas parce qu'on y a joué quelques parties de foot et que nos parents y ont vécu. Non, un quartier est un univers mental que l'on crée de toutes pièces. On y met nos vies, nos rêves, nos fantasmes, nos désirs et nos attentes. Pour ma part, Hay Mohammadi est capital pour ma vie. Je suis incapable de vivre dans un autre quartier de la ville ou du pays. Et même quand ma famille a déménagé, j'étais le seul à rester. Mes racines sont là».
Ce qu'avance ici Si Mohammed est valable pour tant d'autres irréductibles. Le sentiment de vivre dans un périmètre qu'ils maîtrisent, cela procure sécurité, assurance et sérénité. Trois composantes essentielles de la vie dans un derb. Quand un ingrédient vient à manquer, l'engrenage porte alors en lui tant de grains de sable, qu'il finit par se rouiller. Il faut alors trouver une nouvelle combinaison pour appréhender l'espace. Fouzia est quinquagénaire, native du Maârif, pas loin de la rue du Louvre. Sa vie d'après, malgré les voyages, les périples, l'absence et les distances, reste liée au quartier : «Là où j'ai grandi, c'est là que ma nostalgie prend forme. Je suis Casablancaise, mais surtout maârifienne. C'est comme une identité supplémentaire».
Ghettos et lisières
Cela engendre une certaine segmentation des zones de vie. Une compartimentation qui englobe dans son sillage, le lien à la ville, les rapports aux autres sphères de la société, les préjugés, les idéologies, la culture et ce qu'il infléchit comme héritage au quotidien.
Tout ce qui est lié au quartier touche l'agglomération et la ville, dans son extension, pâtit des impacts des parcelles qui la forment. À Oulfa, comme à Bernoussi, à Salmia comme à l'ancienne médina, nous sommes dans des univers parallèles.
Autant croire que l'on passe d'une ville à une autre, et pourquoi pas d'une culture à une autre.
Sphères et coutumes
Combien d'entre nous se sentent étrangers quand ils parcourent les ruelles de la médina de Casablanca ? Beaucoup, et j'en connais qui ne s'y aventurent jamais. Pourquoi ? Préjugés, inconnu, phobie, rejet. Pour d'autres, la simple évocation du nom du lieu de ta naissance suffit à te cataloguer, te mettre une étiquette, te classer par ordre d'apparition sur les listes de la citoyenneté. Tout ceci est curieux, mais réel. Et les propos de Zoubeir, né et élevé au CIL donne du sens à toute cette thèse : «Je n'ai jamais été à Hay Mohammadi, pourtant mes cousins y ont vécu toute leur vie. L'ancienne médina me fait peur comme Hay Hassani qui est juste à côté. Sans compter des endroits de la ville dont j'ignore l'existence. Derb Sultan, Mabrouka, Hay El Farah, Sbata, El Baladiya, ce sont là des zones que je ne connais pas. J'ai entendu les gens parler de Derb Sultan, mais je n'y ai jamais mis les pieds. Quant aux lieux que je fréquente, c'est simple : CIL, Aïn Diab, Anfa. Rien d'autre ».
Frontières urbaines qui deviennent des lisières sociales. C'est connu. Cela porte un nom : les ghettos. Une vie en retrait. Une existence de distance. Le grand écart de la cité. Univers parallèles qui ne se touchent jamais. Quand des rencontres surviennent, elles prennent des allures d'accidents sur la grande-route de la découverte. On se rend compte comme nous sommes tous enlisés, barricadés, séquestrés dans des bulles. Il suffit de risquer des pas au-delà des limites géographiques de son existence pour toucher du doigt et de l'oeil, le sens même d'être étranger, exclu, inconnu, étrange et bizarre. Les conséquences comportementales sont nombreuses. Cela va du simple refus au rejet systématique. Fermeture contre fermeture. Deux bulles qui ne finiront jamais par fusionner. Deux espaces à protéger, deux territoires de l'âme et de l'esprit qui comportent des schémas de comportement, une psychologie de la vie en société, une approche de soi et des autres. En fait, le territoire définit son homme, alors que l'homme ne peut pas définir son territoire. Equation à plusieurs degrés où des fers barbelés imaginaires sont dressés entre tous. Ceux qui les franchissent s'enrichissent. Ceux qui refusent d'enjamber l'inconnu perdent au change. Et des deux sphères. Comme quoi, une ville n'est pas seulement un mystère, mais le laboratoire des combinaisons humaines.
Quartiers très chauds
Dans les bas-fonds du Bon Dieu
Chaque parcelle de la ville a ses histoires. D'un secteur à l'autre, il y a des vies, des destins, des visages inoxydables, des évolutions, des constantes. Aujourd'hui, ce reportage porte sur les zones très chaudes de la ville. Là où la vie prend des tournures insoupçonnées pour des millions de Marocains. En voici quelques exemples édifiants.
De Bloc El Koudia à Derb Moulay Chérif
Hay Mohammadi est un quartier symptomatique de cette ladrerie et cette générosité de la ville. On y trouve de tout. Et au-delà de l'histoire, il y a les visages qui la font et la défont. Il y a aussi les modalités de vie. De quoi est faite la vie d'une famille qui a élu domicile pas loin de la kissariat, entre Nemra zouj et Dar Lamane, par exemple ? Khalid, une figure du quartier nous répond : «Toute cette zone vit avec la débrouille. Nemra Zouj (ou Jouj, c'est selon) c'est le trafic d'alcool, le haschich, le maâjoune, la prostitution et le kif qui sont les bases de l'économie journalière. Dar Lamane vit de larcins, de vols et autres agressions. C'est connu. Ici près du collège Al Moustakbal, nous sommes devenus plus calmes. Alors qu'il y a vingt ans, c'était l'endroit le plus chaud du pays. Avec L'Croix, le fief de tous les grands bisness de Casablanca à Batima dial diwana, le centre nerveux de tous les trafics, ce secteur était l'enfer sur terre. C'est le premier endroit de Casablanca où nous avons vendu des piqûres de cocaïne, il y a de cela vingt ans». Ancien bisness, harrag, homme qui a fait les quatre cents coups, aujourd'hui il gère une téléboutique et regarde en arrière avec le sentiment de celui qui est passé d'une vie à une autre. Une renaissance, en somme. Devant la Kissariat, pas loin de kariane Rahba et kariane Sakka Safra (le bureau de tabac jaune), on vivote entre commerce, vol, industrie rudimentaire, bricoles, débrouillardise et roublardise. «Dans chaque secteur, il y a un voleur que tout le monde connaît. Mais il opère ailleurs. C'est une règle. On ne s'attaque jamais aux gens du derb. Dans chaque coin, il y a le fournisseur en karkoubi ou en vin. Des adresses connues et que l'on s'échange. Les filles à voir, on sait où les trouver. Et les petites frappes pullulent».
Mais il n'y a pas que cela. Il y a les bagarres, les rixes, les meurtres, les crimes passionnels. Enfin, toute la panoplie d'une vie de quartier populaire dans la pure tradition. À côté de ce monde glauque, il y a les créateurs : artistes, écrivains, chanteurs, poètes, avocats, magistrats, danseurs, journalistes, flics, parlementaires… «Mon voisin est un acteur très connu. Et il habite dans la même maison qu'un vendeur de maâjoune. Ils sont liés par les liens du voisinage, et se respectent. Ils ne se jugent pas. Chacun a trouvé son compte. Chacun tire son épingle du jeu à sa manière», souligne Hassan assis devant l'épicerie qu'il gère depuis qu'il ne trafique plus dans les produits de contrebande. Les filles, elles, ont une autre lecture de cet espace vital. Aziza est une bacchante du derb, l'objet de tous les fantasmes. Personne ne peut la traiter de « pute ». C'est à la limite une autorité dans le quartier pas loin du collège Al Moustakbal. Sa voisine, Rabia, ex-secrétaire dans un laboratoire, résume la situation : «Aziza est un bijou. Elle fait ce qu'elle a à faire en se respectant et en respectant le derb. Les hommes ici l'adorent et savent qu'ils peuvent compter sur elle comme sur un homme. Non, c'est une fille rare ». Et elle est belle, c'est une créature de rêve, elle a un port de tête altier et elle est d'une gentillesse tout terrain. Et malgré le boulot, les multiples séjours à Dubaï, elle est restée fidèle à son secteur. Pourquoi : « je suis incapable de vivre ailleurs. J'aime ces visages, les voisins, ces ruelles. J'aime tout ici. Quand je voyage ailleurs, je n'ai qu'une seule envie : revenir. Cela ne s'explique pas », conclut Aziza, du haut de ces 1m80.
Hay Moulay Rachid
Le cauchemar
Pas loin de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Ben M'sick, il y a des arrêts de bus pour faciliter les transports des étudiants, les futurs décideurs de ce pays, la matière grise qui souvent vire au noir. Nous sommes au cœur de Hay Moulay Rachid, le ghetto parfait. Les habitants se disent volontiers n'appartenant à aucune ville: «Nous ne sommes pas à Casablanca. Nous sommes à Hay Moulay Rachid. C'est la seule ville que l'on connaisse ici. Je ne me suis jamais aventuré en dehors du quartier, je pourrais à tout casser pousser jusqu'à Hay Essalama. Et je ne veux pas savoir ce qui se passe ailleurs. C'est un autre monde qui ne me convient pas.» Driss est un type de 26 ans, qui chôme, fait des petites bricoles qu'il n'arrive pas à définir, et qui a une sacrée rage au ventre. Motif? « Merde, il y a rien à foutre. Je n'ai pas réussi à l'école, j'ai perdu un boulot de merde, j'ai fait deux mois de prison pour bagarre et là, je rase les murs ». Hettiste dans toute la force de l'âge. Le dos collé au mur et les yeux dans le vide. L'âme inexistante ou alors annihilée pour une longue période. Driss le dit lui-même : «Je suis hors réseau (kharij Attaghteya). À quel opérateur des télecoms s'adresser pour résoudre la panne ? Aucun. La société n'a pas encore ouvert ses portes. Entre temps, Driss attend et se cherche un fuseau horaire valable pour vivoter. Souad, elle, vit mal son statut de fille de la rue, parce que, dit-elle, elle n'arrive pas à joindre les deux bouts : «Je bosse en ville, j'ai quelques clients, mais bon, les temps sont durs et la concurrence est rude. Et surtout les mecs sont plus regardants. Et comme tu le vois, mon frère, je ne suis pas ce qu'on appelle une jeune fille ». C'est vrai, les belles années sont loin derrière, la peau est flasque, les joues creuses, des dents en moins, le teint blafard, les yeux cernés et la hanche molle. Qui voudrait étreindre une telle planche?? «Mais je nourris quatre personnes avec ce que je gagne chaque soir. C'est la vie ». Eh, oui, ma jolie, la vie est belle, je me tue à vous le dire, dis la fleur et se meurt. Qui avait écrit cela?? Peu importe, la mort rôde, c'est déjà celà d'acquis. Pour le reste de la vie dans ce quartier, il y a les sirènes des fourgonnettes, la castagne quand un type ou une nana tombent, les cris qui couvrent la misère de tous et le soleil qui brûle tout comme de l'acide.
Hay El Farah
Quelle tristesse !
Le paradoxe est criard. De la joie, il y en a très peu, ou pas du tout. Mais les gens font avec. La vie se résume à deux grands credos : survivre et ne pas mourir. Ce n'est pas la même chose, éviter la mort et la survie. Deux concepts qui requièrent deux approches du quotidien. D'abord, à Hay El Farah, il est de bon ton d'être en colère. En colère, rageur, furieux, juste pour le principe. Après la vie se charge de te donner de solides raisons pour justifier tes crises de nerfs. Autrement dit, le pacte est clair?: trime, plie l'échine et tu seras très malheureux. Vaillance et courage sont de vains mots, mais les êtres se battent à chaque instant. Comme c'est le cas de Hlima, une mère de famille qui vend du baghrir et des crêpes pour amortir le choc du ramadan : «On n'attend pas grand-chose de la vie. Il faut juste trouver de quoi manger. C'est l'unique problème que nous avons : quoi mettre dans la gamelle.» Et quand le feu est éteint, le ventre se tord, les boyaux se font la guerre et les têtes s'enflamment. C'est connu: c'est aussi vieux que la terre. Un être humain comme un animal a des instincts : le plus important semble être de se nourrir quels que soient la nourriture et le viatique. Mais quand la boustifaille se fait rare, les êtres se lâchent. Cela s'appelle l'instinct de survie. Et à Hay El Farah comme dans d'autres zones comme Sbata, Salmia, mabrouka, L'qraïâ…, le refrain est une mélopée. On y parle de privations et de lendemains qui déchantent toujours. «Je suis étudiant et j'ai arrêté cet été. Oui, j'ai pris ma décision. Je vais aller travailler au marché de gros à Hay Moulay Rachid. Je vais au moins gagner un peu de sous. Sinon, je vais devenir «bisness» ou voleur. Mais pour cela, il faut du cran et je n'en ai pas», assène Ali dont la chambre donne sur l'ancienne prison civile de Derb El Kabir.
Centre ville
La barrière de l'ancienne médina
De Bab Marrakech au port, des abords de la mosquée Hassan II aux voisinages du centre ville, il y a une barrière naturelle contre laquelle butent les vagues de la curiosité. L'ancienne médina est un univers à part, à plus d'un titre. Un concentré de la vie de la ville où l'on a accentué les traits comme pour mieux souligner les lignes de démarcation, entre franges sociales et acquis ataviques et culturels. «C'est une ville à part entière avec ses frontières. Les gens qui vivent ici depuis presque un siècle n'ont pas d'autres liens avec la ville en dehors des périmètres des murs d'enceinte qui ceinturent la médina. Même le port est considéré par nous comme notre bien. Quand on sort d'ici, on sait qu'on est à l'étranger. Déjà le boulevard Mohammed V et celui des FAR sont des frontières. Tout se passe en huis clos ». Le pire comme le meilleur avec beaucoup de pire tout de même. Autrement, la médina ne le serait plus. Elle, qui a forgé sa réputation sur les excès de tous bords. «Drogues douces et dures, putes, proxénètes, vols et viols, meurtres et incendies, la police sait à qui elle a à faire ici». Et de fait, ce monde est curieux, repoussant et séduisant à la fois. Berceau historique, mémoire urbaine de la ville, noyau de la cité, mais aussi champ de bataille, enclos des dérives et des perditions de tous acabits.
«Quand il y a un crime ici pour un joint, il prend vite des proportions d'apocalypse». Tout est surdimensionné. Tout est gonflé dans une emphase sans nom: «la violence est un mode de vie. L'agressivité un code de conduite». Et il est vrai que quand on est un intrus dans cet espace vital des autres, on sent ce malaise vous prendre aux tripes. Mais il n'y a pas que cela, il y a la vie en communauté, le voisinage, les liens indéfectibles, une forme de liberté prise sur le tas contre tous, et surtout une approche de la vie où l'éphémère compte beaucoup.
Bernoussi
Virée à Derb Lamaâguiz
Bernoussi, pas loin de la station des taxis, à quelques encablures de la préfecture. La zone en elle-même est un site de non-droit. Village, pagaille, accrochages à longueur de journée, rafles et crimes, mais la capitale de cet état est derb Lamaâguiz (littéralement le quartier des paresseux). Mais personne n'y chôme. Loin s'en faut. Ici, on fait dans tout. Tout le monde est spécialiste dans quelque chose. « Dis-moi ce que tu veux, et laisse moi quinze minutes pour te le procurer». C'est un défi et non une invitation à te rendre service. Brahim est une sorte de mascotte, le porte-étendard d'un quartier passé culte dans tout ce qui vie en marge de la société. « Ici, c'est le cœur de Bernoussi. Et ce n'est pas n'importe qui, qui peut vivre ici. Il faut avoir l'estomac bien accroché et des burnes en acier pour s'y faire une place». Lamaâguiz ! pourtant on ne sait pas pourquoi la paresse n'a pas droit de cité ici. À moins que ce ne soit l'air dans le cirage qui fait office de sourire quand on aborde les habitants de ce mythe urbain. Mais avoir le cerveau enveloppé dans les effluves des paradis artificiels, ne veut en aucun cas dire que l'on passe à côté de l'essentiel, c'est-à-dire, le nerf de la guerre, le flouss. « Tout tourne autour du dirham. On se réveille en y pensant, on mange avec, on dort avec, on bisness avec, c'est la préoccupation de notre vie. Ici, il n'y a rien d'autre à faire que de se débrouiller pour ramasser de quoi passer la journée. Au jour le jour et pas une heure de plus. Si tu fléchis, tu crèves, mon ami». Brahim est catégorique. Lamaâguiz et le pognon, une histoire d'alliance. Mais l'argent ici est invisible. On connaît sa couleur, on disserte sur son odeur, mais il est volatile. Aussitôt gagné, il est dépensé. Un recyclage systématique. Et le tout par la lessiveuse des jours. C'est-à-dire : se nourrir. Manger est le maître mot. Ni biens ni héritage, juste de quoi se remplir la panse jusqu'au lendemain. Alors, on improvise. Et là, on peut manger dans la gueule du lion, tellement les marges d'erreur sont impossibles et non-permises. «À Lamaâguiz, il y a deux façons de tenir : combattre ou devenir une épave ». Les deux formes cohabitent et la police du district en connaît un large rayon comme l'explique cet inspecteur de police, pas loin du quartier Amal?:«Lamaâguiz est un secteur horrible. Il n'y a pas lieu d'avoir une explication avec qui que se soit. Les choses tournent toujours mal. Et nous sommes face à des gens qui ont presque d'autres lois. Ils veulent des règles taillées sur mesure pour eux. C'est impossible ». Pourquoi un tel déphasage social ? La réponse réside dans la marginalisation, le rejet, l'oubli, une politique de proximité inexistante et des gens livrés à eux-mêmes.


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