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PRISON CENTRALE DE KENITRA : Rabeh El Jaawani, un artiste dans le couloir
Publié dans La Gazette du Maroc le 23 - 07 - 2007

Sur ces mêmes colonnes, nous avons par deux fois, relaté le parcours douloureux d'un condamné à mort qui dit avoir été piégé par sa bêtise lors du procès. Rabeh El Jaawani et son cousin Mimoun El Jaawani (www.lagazeettedumaroc.com : article, Mimoun, le chasseur), ont été accusés de meurtre avec préméditation, dissimulation de preuve, formation d'une bande criminelle, demande de rançon, kidnapping…La victime était un jeune garçon de quatorze ans. Aujourd'hui, nous revenons sur l'autre versant de la vie de Rabeh El Jaawani : sa vie d'artiste dans le couloir de la mort. Il peint, fait de la calligraphie et écrit des scénarii pour la télévision et le cinéma. Il a déjà achevé une série de sketchs qu'il a mis à la disposition de 2M, la deuxième chaîne nationale. Il y décrit la vie en cellule avec humour et légèreté. Une façon comme une autre de juguler la vie, faire un pied de nez au sort, en attendant des jours meilleurs et surtout cette liberté qu'il se bat pour prouver. L'art serait, peut-être le chemin le plus court pour y arriver. Retour sur un homme unique du pavillon B.
Il fait figure d'ovni dans le couloir de la mort. D'ailleurs, il est l'une des rares figures à attirer tout ce beau monde, souvent en proie au doute, au désespoir, à la mélancolie et à l'abattement vers sa cellule pour une partie de causette débridée, où Rabeh El Jaawani endosse son manteau de conteur et de maître de cérémonie, pour égayer les minutes noires de dizaines d'âmes en perdition. Il est aussi un grand animateur de la vie carcérale. Le bonhomme ne tient pas en place. Il bouge, marche, passe d'une cellule à l'autre, d'un pavillon à l'autre, profite des promenades quotidiennes pour trouver des idées, nouer de nouveaux liens, qui vont lui servir de matière première pour ses créations. Et Rabeh passe toute la sainte journée à travailler, scruter, fouiller dans sa mémoire, son passé, celui des autres, comme un spéléologue qui cherche un conduit souterrain, une galerie subaquatique qui pourrait lui faire entrevoir l'autre côté du miroir. «C'est ce qui me tient en vie, mon frère. Je dois sortir chaque matin de ma cellule et avoir un but dans la journée. Pas un but dans l'absolu, mais un objectif défini, quelque chose qui va me mener loin du couloir. Parce qu'ici, j'ai deux choix : me laisser mourir comme d'autres ont décidé de faire, ou travailler, m'occuper l'esprit et le corps, pour ne pas me noyer dans moi-même». Rabeh El Jaawani sous des airs très volatiles et cette capacité à couler dans n'importe quel moule, est doué d'un sens inné de l'observation et surtout d'un solide instinct de survie. Pour lui et malgré des heures noires, des moments de grande folie et de désespérance, il sait que la porte de sortie est aussi en soi. Il suffit juste de faire le long et tortueux chemin qui y mène tout droit.
Un peintre au bord du fleuve
Rabeh est un personnage haut en couleurs. Son phrasé très bigarré, sa verve, son enthousiasme, font état d'une résistance sans pareille à tout ce qui peut envoyer un solide gaillard au tapis sans promesse d'éveil. Cet amour du coloris de la vie, il l'utilise dans ses dessins et ses tableaux. «J'ai déjà exposé plusieurs fois, ici même, dans l'enceinte de la prison centrale de Kénitra. Mes travaux sont accrochés dans la grande cafétéria, qui sert de lieu de visite et de rencontre pour les familles des détenus. Je suis très fier de me balader et de voir mon travail mis en valeur. Juste de savoir que des personnes peuvent le regarder et y penser, me remplit de satisfaction. Et aussi, le fait que ce soit un œil qui vient de l'extérieur qui apprécie mon travail, cela me propulse vers le dehors. Tu sais, mon frère, je me sens libre dans un sens.» Et il est, Rabeh, malgré ses moments de retenue, ses longues minutes qui ne ressemblent à rien d'autre, et qui mettent leur homme dans une situation inextricable, où seul l'instinct de survie peut encore vous sauver. Il est aussi habité par une espèce de grâce, ce bonhomme. Un sentiment qu'il dit puiser dans ces heures de travail sur le papier : «Je ne suis pas un costaud, moi, tu sais mon frère. Oh, non, je suis plutôt fragile comme type. Mais quand j'ai un crayon et de la couleur entre les doigts, crois-moi, mon frère, je suis invincible. Je suis d'ailleurs coupé de tout, de ma cellule, de ma vie, des autres. Je ne suis plus rien d'autre que ce que je fais. C'est toute ma vie et la prison, m'a permis de mettre un terme à toutes les futilités qui faisaient ma misérable existence dehors. Là, je suis concentré sur qui je suis. Et je veux être un peintre et un écrivain. C'est ma voie et je la suis». Libre ? Rabeh est plus libre que beaucoup d'autres que l'on peut croiser dans les rues, sous le soleil, mais ne sachant pas que l'astre de feu brille, aussi, pour eux. Libre ? Rabeh l'est dans ce sens que l'on a tout emprisonné dans sa vie. On lui a retiré la faculté de sortir au dehors pour gambader dans les prairies du sauveur, de jouir pleinement de ce qui fait notre vie à tous, mais on n'a jamais pu enfermer son esprit. Il vit, libre, grâce à son cœur qui fait des volutes et nous regarde à des hauteurs considérables.
Le scénariste de la vie carcérale
Rabeh n'est pas seulement un peintre qui a un certain talent, mais il est aussi un calligraphe doué (lisez sur le site Internet de LGM : www.lagazeettedumaroc.com une série de textes sur son travail). Ses messages sont simples, empreints d'un humanisme tangible. Le tout mâtiné d'une belle sensation de fraîcheur face à la lourdeur de l'endroit où il travaille. N'imaginez surtout pas un prisonnier comme on en voit dans des classiques à l'américaine, où le détenu s'empare d'un chevalet pour nous jeter à la figure une fausse vision du romantisme et de la souffrance. Rabeh rappelle pourtant, étrangement, le vieux peintre de Shawshank Redemption de Darabont. Peintre par besoin, par nécessité. Peintre et calligraphe de l'obligation. Peintre de lui-même sans autoportrait. Calligraphe des sinuosités d'un passage à niveau où il a été victime d'un coup de bordure. «Je suis obligé de travailler chaque jour, mon frère. Et pourrais-je m'arrêter ? Tu crois que je le fais pour remplir le temps ? Non, j'écris tous les jours, et tous les jours j'ai plus de détermination à ne jamais arrêter, sauf quand on me sortira les pieds devant. Je ne suis pas artiste, c'est un mot galvaudé qu'on sert à toute personne qui s'autoproclame. Non, je n'ai pas cette prétention et je ne veux pas que l'on me voie comme un artiste. Je suis un prisonnier qui a trouvé un moyen de ne plus l'être. Voilà qui je suis.» Il ne faut pas surtout voir dans ces phrases des velléités de philosophe aux abois, qui part dans un bras de fer avec le destin. Mais une prise de contact avec le réel. Cet homme est doué d'un sens inné de la débrouillardise, et son travail est son arme pour ne pas mourir. Quand il écrit des scénarii, c'est toujours dans ce même esprit d'ancrage dans sa propre personne, qu'il le fait. «J'ai écrit plus de soixante épisodes d'une série que j'ai proposée à la deuxième chaîne nationale. C'est ma façon à moi de parler de la prison, de raconter la vie des autres sans jamais toucher à leur intimité. Mais, ce que j'en dis est très drôle et mérite vraiment d'être filmé. C'est curieux, quand j'étais encore libre, j'avais fait plusieurs tentatives en envoyant mes scénarii à la première chaîne, d'ailleurs elle «était la seule à cette époque, et je n'ai jamais eu de réponse. On a peut-être jugé que mon travail était insignifiant, dans ce cas, il fallait au moins me le faire savoir. Et là, de l'intérieur de la prison, condamné à mort, j'ai trouvé au moins du répondant, puisque mon dossier est sur un bureau dans une chaîne de télévision, et cela me prouve que j'ai eu raison d'insister et de continuer à bosser».
Sketchs, gags, entourloupes et autres facéties
Rabeh à l'oeil pour capter ce qui l'entoure. Ses sens fonctionnent à une vitesse ahurissante. En marchant dans le couloir, il capte ce qui s'y passe. Il enregistre tout, se mêle à des situations, fourre son nez, parfois là où il ne faut pas et en sort avec un gag qu'il va coucher sur le papier : «Il y a de quoi écrire des centaines de romans ici dans le couloir. Chaque type est une saga à lui tout seul. Il suffit juste de prêter l'oreille et de bien ouvrir les yeux.
Le reste vient tout seul. De quoi je parle dans mes sketchs ? De tout et de rien, mon frère. Tiens, une conversation entre deux détenus vaut la peine d'être filmée, un matin de bonheur en préparant du thé, deux condamnés à mort qui rêvent de nager jusqu'en Amérique, l'autre qui raconte des blagues, cet autre aussi qui n'a jamais souri, les gardiens qui perdent la boule avec nous, les visites, l'amour, les rêves et les fantasmes, les élections, tel prisonnier qui dit qu'il peut être ministre ou député, l'autre qui critique G.W. Bush et veut lui passer un coup de fil, tel autre qui a un jour écrit une longue lettre au secrétaire général des Nations Unies pour régler le problème en Irak parce qu'il a rêvé, la veille d'une solution définitive, et encore un autre qui sait où se cache Ariel Sharon et discute avec lui par SMS… Tu sais, mon frère, j'ai aussi écrit un sketch sur nos conversations, sur toi qui écrit sur nous, j'ai aussi imaginé un scénario sur le vote des prisonniers. Les sujets ne manquent pas. Il faut du temps, et moi, j'ai toute la vie, jusqu'à la mort, devant moi, pour travailler ». Et ce n'est pas tout. Rabeh envisage d'écrire un roman et quelques pièces de théâtre, inspirées par la vie en prison, dont les personnages sont les co-détenus.
«C'est bien de parler de nous, de montrer de quoi sont faits nos instants de calme et de peur. Tu sais, mon frère, je vis tout cela comme une thérapie, et cela me permet de relativiser. On peut être en prison même dehors si rien ne va dans la tête. La mienne s'éclaircit petit à petit, et c'est le plus important. Mon frère, la mort, on y va tout seul, ceci, je ne le sais que trop. Qu'est-ce qui reste ?» Faire de l'art contre la gueuse.


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