Famille, religion, tradition, politique, travail et loisirs. Tels sont les axes de l'enquête nationale sur les valeurs (*). Cette enquête fait ressortir une image de notre société qui n'a plus rien à voir avec celle que nous continuons à colporter et qu'on persiste à nous attribuer à l'étranger. À maints égards, cette enquête, qui répond aux normes académiques universelles, est riche en enseignements sur l'ensemble des aspects de notre vécu personnel et de notre vie en commun. Lecture et analyse. Les valeurs expriment la manière dont une société hiérarchise les hommes et les choses, donne de l'importance à tel ou tel comportement (…) Les valeurs sont des préférences collectives qui réfèrent à des manières d'être ou d'agir que des personnes ou des groupes sociaux reconnaissent comme idéales. Dans le domaine des valeurs, l'idée de préférence est normative : ce n'est pas ce qu'on préfère qui prime mais ce qu'on doit préférer. La notion de valeur implique une distinction entre le préféré et le préférable. Les valeurs ont une charge affective en ce sens qu'elles sont associées à des sentiments forts. Elles ont des fonctions pratiques : elles orientent des jugements, des choix, des opinions, des actions individuelles et collectives. Quand la Commission scientifique du Rapport sur «50 ans de développement humain au Maroc et perspectives pour 2025» a décidé de consacrer deux groupes thématiques aux questions du changement social de la culture et la spiritualité, il était difficile de faire l'impasse sur une connaissance objective et scientifique des valeurs de notre société. Cette question n'étant pas investie par la recherche, elle laisse par conséquent la place à une production de stéréotypes et de jugements hâtifs qui évacuent les dynamiques de changement que connaît le Maroc. Du coup la question d'une investigation respectant les standards académiques s'est imposée comme une nécessité stratégique dans un environnement international qui construit sa représentation de notre pays et par conséquent sa politique sur la base d'un référentiel figé et immergé dans l'aire culturelle du Moyen Orient voire du Monde musulman. Ayant bénéficié du soutien du Commissariat au plan, l'enquête a associé dans un esprit d'équipe des doctorants des universités de Casablanca et de Rabat, un bureau d'étude marocain et des chercheurs. Les initiateurs de l'enquête ne pouvaient dire mieux pour contextualiser leur démarche. Car, des a priori continuent à produire une vision strabique d'une société qui abandonne peu à peu la sphère seigneuriale pour rejoindre celle où trônent les valeurs juvéniles. De plus, l'image d'un Royaume inerte, rétrograde et anhistorique persiste dans les esprits et les médias étrangers. Les résultats de cette grande enquête sont venus infirmer cette image. Nous en livrons ici les principaux résultats. Ainsi, au chapitre de la famille, une première série de questions se rapporte au mariage. Il s'agit de connaître les attitudes à l'égard du mariage précoce, du célibat, du mariage mixte, de l'âge idéal au mariage, du conjoint idéal. D'autres questions concernent les valeurs attachées aux relations conjugales et aux relations entre parents et enfants (solidarité, autonomie, obéissance, dialogue, autorité) Une dernière série de questions concerne la famille au sens large. Il s'agit d'apprécier le contenu des liens entre proches et parents, de voir si la famille et la parenté sont encore valorisées comme un espace de rencontre sociale et comme un espace d'entraide et de sécurisation contre l'aléa. La majorité des réponses fournies par les sondés étonnent par leur ouverture au vent de la modernité. Pour le choix de l'épouse idéale, la religion ne vient qu'en dernière position (32%) après le maâqoul (sérieux, 74%), la hdaga (vivacité mentale et physique, 45%). Pour la décision relative au nombre d'enfants, ils sont 73% à juger qu'elle doit être commune. 63% pensent que l'éducation incombe aux deux conjoints. La famille nombreuse est moins appréciée. La moyenne du nombre idéal d'enfants par famille est de 2,92. Presque la moitié (46%) fait le choix de deux enfants au maximum. Les gens qui préfèrent 3 enfants ou 4 enfants représentent respectivement 28% et 18%. Relativement à la nature des rapports entre enfants et parents, la majorité (74%) est favorable au dialogue. Comme on peut le constater, «Les choix sont plutôt pragmatiques en ce sens que les qualités retenues permettent d'assurer plus que les autres une bonne entente et une bonne marche du ménage». Les enfants constituent encore une source de sécurité pour l'avenir. Mais c'est la famille restreinte qui est valorisée : la majorité opte pour la restriction du nombre d'enfants. Malgré ce saut qualitatif dans le domaine de la «mise en modernité» de la famille (nucléarisation, égalitarisme croissant, dialogue avec les enfants…etc.), la solidarité familiale reste une valeur centrale : les parents âgés doivent être pris en charge par les enfants et non pas par l'Etat ou les auspices de bienfaisance. Il y a là un équilibre net entre la tradition et l'ouverture à la modernité. Le chapitre politique de l'enquête offre une série de constatations plus ou moins tranchées. Même si la majorité (82%) est inscrite sur les listes électorales et que 70% déclarent avoir voté lors des dernières élections, le taux d'adhésion à des partis, des syndicats et des associations est trop faible avec respectivement 2%, 2% et 7%. Cependant, 30% des répondants souhaitent adhérer à une association alors qu'ils ne sont que 10% et 12% à souhaiter adhérer à un parti ou un syndicat. «19% ont indiqué leurs positions politiques et 38% n'optent pour aucune. Le plus remarquable est que 40% sont incompétents pour répondre à la question. Les catégories politiques en question leur sont étrangères. Ceci indique que le langage politique moderne est fort inégalement réparti». Malgré ces carences politiques, le sentiment général quant à l'avenir du pays est positif. 64% ont confiance dans l'avenir du pays, 23% ont un peu confiance et 11% n'ont pas confiance du tout. Parmi les changements récents dans la culture politique (en tant que système de valeurs), on peut citer la parité politique entre l'homme et la femme et la diversité linguistique et culturelle. L'attitude générale à l'égard de la participation de la femme à la politique est positive. 82% répondent être prêts à voter pour une femme si elle se présente dans leurs circonscriptions. Il s'agit d'une appréciation générale qu'il faut nuancer selon les domaines d'intervention de la femme. Concernant la langue la plus parlée à la maison, la «darija» vient en premier lieu avec 79%, suivi des dialectes berbères avec 18%. L'arabe classique, le français et d'autres langues étrangères ne sont parlées à la maison que par 3%. Sur le marché du travail, les différentes langues parlées au Maroc ne représentent pas les mêmes valeurs. Il y a des langues plus utiles que d'autres. 50% trouvent que l'arabe est la plus utile, 34% le français et 6% l'amazighe. Les autres langues étrangères enregistrent des taux faibles (4% pour l'anglais et 3% pour l'espagnol). C'est sur le champ de la religiosité que l'enquête frappe par le conservatisme des sondés. La majorité (72%) prie de façon régulière, 14% de façon interrompue et 14 % ne prient pas. Ces chiffres ne peuvent être interprétés que dans une perspective dynamique et comparative. Dans le domaine religieux, comme dans d'autres domaines, les processus de changement ne sont pas nécessairement linéaires ni irréversibles. Différentes études montrent la complexité des processus de sécularisation et du retour au religieux. Selon une enquête menée au début des années 1980, seuls 8 % des étudiants enquêtés font la prière régulièrement, 26 % occasionnellement et 49 % ne la font pas. Une autre enquête réalisée en 1992 révèle que 54% des étudiants font la prière. Une troisième enquête de 1996 enregistre une «diminution» de 10 points par rapport à celle de 1992. Les pratiques et les croyances religieuses dites populaires sont associées au culte des saints, à la ziara. 47% sont contre et 40% l'approuvent. La pratique de la ziara est en conformité avec les attitudes. 53% ne visitent jamais les sanctuaires, 11% pratiquent la ziara de façon régulière et 33% la font occasionnellement. Au chapitre du travail, l'enquête révèle un visage lumineux de la société marocaine. Concernant le choix entre la fonction publique et le travail pour son propre compte, 46% optent pour le premier choix et 54% pour le second. Dans ce cas, l'initiative personnelle et la prise du risque sont appréciées. 42% sont prêts à quitter un emploi permanent et prendre le risque de créer leurs propres entreprises. Ici la prise du risque est plutôt préférée à la sécurité de l'emploi. Elle serait plus appréciée lorsqu'elle est prise individuellement et en dehors de toute structure collective de travail. Le travail en tant que tel est fortement valorisé. 76% pensent que même devenu riche, il faut continuer à travailler. L'esprit rentier qui implique l'inactivité n'est pas approuvé. La même attitude est exprimée quant aux moyens d'accès à la richesse. 77% associent la richesse au travail, 6% à l'usage de moyens illégaux et 3% à l'héritage. Concernant le meilleur moyen pour accéder à l'emploi, 65% estiment que c'est le diplôme et 12% la compétence. Les recours aux relations (10%) et à la corruption (8%) sont moins appréciés. En résumé, cette enquête révèle un Marocain globalement à l'écoute du monde moderne, sans se départir facilement de ce qu'il considère comme des valeurs éminemment identitaires : la religion et la paix transgénérationnelle affirmée par la solidarité avec les parents en constituent l'exemple le plus parlant. Au-delà de ces «fondamentaux», la société semble emprunter la voie de l'ouverture et de la tolérance. En tous cas, cette enquête sur les valeurs vient infirmer des lieux communs qui croupissent au fin fond de notre entendement. Nous évoluons sans le savoir. Sans que les autres parviennent à en prendre acte. (*) Ce rapport a été élaboré en 2005. Il a été rédigé par Hassan Rachik avec l'appui d'un Comité Scientifique et de Suivi composé de Abdellatif Bencherifa, Rahma Bourqia et Mohamed Tozy. Mhammed Abderebbi a été chargé de la supervision de l'enquête sur le terrain. À la lecture de l'enquête sur les valeurs, il faut accorder une place particulière à quelques valeurs nouvelles. On en citera notamment : - le dialogue dans l'éducation des enfants, - l'autonomie des enfants et du couple, - la famille restreinte, - la participation de la femme à la politique. Citons également des valeurs émergentes : - l'activisme associatif - la parité entre l'homme et la femme - la diversité culturelle et linguistique, - l'émigration.