Jeunesse dépolitisée D'après une enquête auprès de 50 étudiants universitaires marocains(es), il ressort que nos jeunes ne disposent pas d'une culture politique de participation, leur permettant de décider de l'avenir politique du pays. Ainsi, devant la pesanteur étriquée de l'héritage familial, l'éclipse des mass-medias et le manque d'expérience personnelle, nos jeunes “ éclairés ” sont livrés à eux-même. Désormais, ils accusent les coups dévastateurs d'une dépolitisation presque programmée. Schématiquement, on peut dire que chaque individu constitue sa représentation politique à partir de trois sources principales : la première est le milieu familial via l'éducation familiale, qui transmet à chacun et chacune bagage psychologique d'idées et de sentiments qui façonne sa personnalité. Bien entendu, l'héritage familial peut être vécu comme un modèle ou comme un repoussoir. La seconde source est l'information au sens large qui transite aussi bien par la sociabilité entre amis que par les médias. La troisième, enfin, est constituée par l'expérience personnelle de l'individu, qui confirme ou infirme le savoir reçu. C'est ainsi que chaque personne arrive à former un ensemble de connaissances qui lui permettent d'interpréter l'univers politique et de se déterminer par rapport à lui. Mais, pour la plupart des individus, cette construction se fait instinctivement, sans procédé, sans esprit critique, au hasard et dans la distraction : «rares sont les hommes qui réfléchissent sur les choses politiques», disait Raymond Aron Le relais politique Cette remarque est d'autant vraie pour les jeunes qui ne disposent pas encore d'expériences leur permettant de comprendre les choses politiques. En effet, les jeunes n'ont que des expériences atypiques et non représentatives de la complexité de la réalité politique. En plus, le savoir transmis par leurs familles peut être un ensemble de préjugés. Pis encore, les jeunes eux-mêmes organisent les informations amassées d'une manière hétéroclite en un système qu'ils croient pourtant structuré et cohérent, ce qui n'est évidemment pas le cas. Pourtant, la période de la jeunesse recèle une importance capitale dans la construction des représentations politiques et la détermination des orientations politiques. D'autant plus que c'est la jeunesse, une fois à l'âge adulte, qui décidera de l'avenir politique d'un pays. Au Maroc, cette constatation prend toute sa dimension, surtout à l'approche des prochaines échéances électorales. À ce propos, il serait vain de rappeler le rôle primordial qu'avaient joué les jeunesses marocaines dans la vie politique nationale. À titre illustratif, il n'est nul besoin de revenir sur l'histoire agitée du mouvement estudiantin contestataire, dans les années 70, critiquant le système politique en appelant aux valeurs socialistes et progressistes contre les normes discriminatoires imposées par le Makhzen. La jeunesse des catégories sociales populaires fut le chef de file de ce mouvement, qui fait actuellement l'objet d'une concurrence politique ardue entre les islamistes et les socialistes au sein des universités. En fait, on compte sur une participation politique intense des jeunes lors du prochain scrutin, en vue d'amorcer une ère politique nouvelle. Toutefois, il serait illusoire de prendre cet objectif pour argent comptant, avant de pouvoir répondre à la question suivante : est-ce que les jeunes Marocains (es) disposent d'une culture politique leur permettant d'influer sur la vie politique ? Autrement dit, disposent-ils de connaissances politiques susceptibles de leur donner des points de repères pour qu'ils puissent choisir leurs gouvernants ? L'enquête Dans le dessein d'apporter des éclaircissements à cette vaste question, nous avons jugé adéquat de circonscrire notre investigation à trois niveaux d'analyse : le premier est l'apport de l'héritage familial dans la transmission des connaissances politiques aux jeunes. Le deuxième est la contribution de l'information (mass médias, journaux..) dans la cristallisation d'une culture politique. Le troisième, enfin, est l'expérience politique personnelle des jeunes à travers leur participation à la vie politique. Pour pouvoir apporter aux lecteurs des éléments de réponse à ces questionnements, nous nous sommes basés sur une enquête sociologique indépendante, réalisée à la fin de l'an 2001, auprès de 50 jeunes universitaires marocains (es), qui ont bien voulu répondre à un questionnaire d'une cinquantaine de questions directives sur “ la culture politique des jeunes universitaires ”. Rappelons que les questions sans réponses ne seront pas mentionnées, bien qu'elles soient prises en considération. Ceci étant dit, le traitement des données collectées révèle des informations plus ou moins attendues, mais qui demeurent intéressantes pour pouvoir se faire une idée sur la culture politique des jeunes universitaires, supposés être les mieux dotés de connaissances politiques, vu leur niveau d'instruction. Pour nous en tenir à l'essentiel, nous nous sommes contentés de dégager les conclusions principales de l'enquête, tout en évitant d'entrer dans les détails. Profils sociologiques L'enquête a ciblé les jeunes universitaires en leur soumettant un questionnaire directif d'une cinquantaine de questions fermées et à options. Les enquêtés ont été appelés, d'abord, à s'identifier en fournissant à l'enquêteur des fiches d'identité. Ensuite, les jeunes ont été amenés à parler de leur politisation au sein de leur entourage familial. Et enfin, ils ont été sollicités à répondre à des questions sur leurs connaissances politiques ainsi que sur leur participation politique. Les jeunes questionnés comprenaient 20 garçons et 30 filles entre 19 et 25 ans résidant à Casablanca chez leurs parents, et qui poursuivaient des études universitaires (1er et 2ème cycle), uniquement dans les filières de droit et d'économie. D'après les résultats de l'investigation, les profils sociologiques des jeunes enquêtés étaient presque identiques à part quelques exceptions. En effet, la plupart des jeunes sondés 79% étaient issus d'un milieu social modeste. Quatre indices indiquaient cet état de fait : le lieu de résidence dans des quartiers populaires, le mode de transport par bus, la catégorie socioprofessionnelle des parents qui sont majoritairement ouvriers ou petits fonctionnaires et le type d'enseignement reçu lors du niveau primaire qui s'est concentré, dans notre cas, sur le secteur public. Si on se base sur les résultats de l'enquête, il ressort que la majorité des jeunes, qui intègrent l'université, sont issus de familles plus ou moins défavorisées. Autrement dit , ces jeunes instruits ne disposent pas de bonnes assises intellectuelles leur permettant, par exemple, de s'ouvrir sur l'actualité politique étrangère, vu qu'ils ne maîtrisent pas la langue française. En un mot, la dureté des conditions de vie rend très difficile la cristallisation d'une culture politique nécessaire. Par conséquent, les jeunes nourrissaient une “ représentation politique de protestation” étriquée, mal fondée et dépourvue d'un background culturel adéquat. Pour eux, la politique est un sujet négatif et péjoratif à ne pas soulever de préférence. Peut-être que la famille et les moyens d'information en sont pour quelque chose ? Agents de politisation La famille et les moyens d'information constituent deux agents de politisation de premier plan. Or, d'après les résultats de l'enquête, il ressort un effacement préoccupant aussi bien de l'entourage familial que des mass médias dans le processus de politisation des jeunes. D'une part, on ne manquera pas de relever l'éclipse de la dynamique parentale dans la diffusion d'un bagage politique aux jeunes. En fait, la majorité des parents (94%) des jeunes interviewés sont très peu politisés pour qu'ils puissent transmettre des représentations politiques bien fondées aux jeunes. D'ailleurs, la majorité écrasante des jeunes interviewés (90%) déclarent que leurs parents ne sont pas affiliés à des partis politiques et/ou à des associations. En plus, ces jeunes questionnés (97%) affirment l'absence d'un dialogue politique avec leurs parents. D'autre part, il paraît que les moyens d'information constituent le canal privilégié de la cristallisation des connaissances politiques. En effet, la majorité des jeunes sondés (89%) privilégie les mass médias, notamment la T.V, dans la construction de leur culture politique. Alors que seulement 10% affirment consulter la presse écrite pour avoir des informations politiques. En d'autres termes, il paraît que ni l'entourage familial ni les moyens d'information sont considérés, par les jeunes, comme des vecteurs principaux de transmission d'une culture politique. Primo, le fait qu'ils considèrent que les médias soient un moyen efficace pour se doter d'un bagage politique, n'est qu'une perception étriquée et déformée de la réalité. En fait, les T.V nationales n'accordent que peu de temps de programmes à l'information politique nationale, susceptible de cristalliser des “ représentations politiques bien fondées ”. Secundo, l'entourage familial développe une conception dévalorisante du politique. Par exemple, selon les propos d'une enquêtée, les discussions familiales sont concentrées, essentiellement, sur les études et les problèmes financiers de la famille. Toutefois, il s'avère, d'après les résultats de l'enquête, que malgré l'éclipse de la famille et des moyens d'information, les groupes de pairs, c'est-à-dire les amis(es), représentent un canal plus ou moins important dans la transmission des connaissances politiques aux jeunes. Ainsi, 40% déclarent avoir déjà discuté avec des amis sur l'actualité politique. Néanmoins, ces discussions sont limitées dans le temps et dans l'espace et n'abordent que rarement des sujets d'intérêt politique. De quelle culture politique s'agit-il ? Il va sans dire que chaque individu dispose de représentations de l'univers politique, qui lui permettent de se doter de points de repères susceptibles de lui faciliter une compréhension cohérente de la réalité politique ; peu importe qu'elle soit vraie ou fausse. C'est ce qu'on appelle dans le lexique politique “ la culture politique ”. Pour aller dans ce sens, deux questions méritent d'être posées : la première est de déterminer quel est le contenu de la culture politique des jeunes interviewés. Et la deuxième est de déterminer le type de culture politique dominant chez les jeunes universitaires. Sans oublier, à la fin, de dégager les préférences politiques des jeunes surtout à l'approche des élections. Pour répondre à la première question, les résultats de l'enquête confirment l'idée que les jeunes ne disposent pas d'une culture politique de participation. Deux arguments attestent positivement de cet état de fait : d'abord, le taux faible de connaissance des sujets politiques constitue un indicateur de base qui reflète le bas degré de politisation des jeunes. Ainsi, d'après les résultats obtenus, la majorité des jeunes interviewés (78%) ne s'intéresse pas beaucoup à l'actualité politique. A peine 15% déclarent qu'ils suivent régulièrement l'actualité politique nationale. Alors que seulement 7% s'intéressent à l'actualité internationale. Ensuite, la faible connaissance des acteurs politiques témoigne du degré de carence de la culture politique des jeunes. Sur le plan quantitatif, les résultats de l'investigation démontrent que 75% des interviewés n'étaient pas capables de citer plus de trois personnalités politiques nationales, alors que la moyenne doit dépasser les sept personnalités politiques. Le même constat semble valable pour les partis politiques, dans la mesure où 78% des questionnées n'étaient pas capables de citer plus de 3 partis politiques marocains. Sur le plan qualitatif, les résultats n'étaient pas très satisfaisants. Ainsi, 70% des interrogés citent des personnalités politiques de la première génération, celle de l'après indépendance (Youssoufi, Aherdane…). Ensuite, 75% citent, uniquement les partis politiques traditionnels (Istiqlal, USFP…). Quant aux organisations islamistes, 98% connaissent l'organisation Al Adl Wal Ihsane. Alors que, d'un autre côté, seulement 2% avaient déclaré connaître l'Union nationale des étudiants marocains (UNEM). Enfin, seulement 15% avaient affirmé connaître des associations, particulièrement “ Afaq ”. Maintenant, pour répondre à la deuxième question, relative au type de culture politique dont disposent ces jeunes, il serait utile de faire la lumière sur la participation politique comme étant un indicateur de base qui détermine la culture politique. Si on se base sur les résultats de l'enquête, il paraît évident que les jeunes n'aient pas encore réussi à rompre avec une culture politique de sujétion, où chacun s'estime incapable d'influer sur l'ordre social établi. D'abord, selon les résultats obtenus, 98% déclarent n'avoir jamais adhéré à un parti politique ou à une association. Ensuite, l'enquête enregistre un taux très faible de participation politique des jeunes à la vie politique. Ainsi, 84% déclarent n'avoir jamais participé à des élections aussi bien en tant que candidats ou qu'électeurs. Pis encore, 94% affirment qu'ils n'ont jamais été inscrits sur les listes électorales. En un mot, les jeunes entretiennent une pseudo culture politique qui se manifeste par une désaffection alarmante et une participation politique timide. Mais qu'est-ce que ces jeunes attendent des hommes politiques au juste ? Préférences politiques ? Il ne fait l'ombre d'aucun doute que les préférences politiques constituent un indicateur central de l'orientation politique de l'électorat. En effet, la possibilité de choix , dans certains domaines politiques, représente un enjeu de taille pour les acteurs politiques. Par exemple, lors des élections, l'électeur sera contraint d'effectuer un choix, car même s'abstenir serait encore choisir. C'est pourquoi, à la fin de l'investigation, l'enquête s'est située sur les attentes politiques des jeunes, afin de déterminer leur tendance politique. Les conclusions dégagées sont à la fois intéressantes et inquiétantes. En général, l'enquête dégage deux principaux enseignements : d'une part, elle dénote une passivité préoccupante des jeunes à l'égard des choses politiques. En effet, les jeunes sombrent dans un pessimisme politique frappant qui explique leur désaffection politique et leur abstentionnisme lors des échéances électorales. Ainsi, 89% sont insatisfaits du rôle de représentation des partis politiques. Pire, 75% estiment que ces derniers ne représentent qu'eux-mêmes. Par ailleurs, cette situation semble la même au sein de l'université, dans la mesure où la majorité des jeunes (87%) estime qu'ils ne sont pas bien représentés au sein de l'UNEM. Par ailleurs, l'enquête lève le voile sur un état sociopsychologique de désespoir et de repli sur soi, qui traduit un manque de confiance accru dans les hommes politiques. D'après la majorité des interviewés (87%), les principales attentes des jeunes, notamment l'insertion dans le monde du travail, ne peuvent pas être satisfaites par le gouvernement actuel. Plusieurs exemples attestent de ce constat pour le moins négatif : Primo, 89% parmi les enquêtés n'attendent que peu de changement du gouvernement dit de “ l'alternance ”. Secundo, 94% parmi les interviewés estiment être peu satisfaits du niveau de la démocratisation du pays. En revanche, l'enquête démontre l'intérêt croissant qu'accordent les jeunes aux mouvements sociaux de protestation. À titre d'exemple, 54% des jeunes affirment que l'activité des mouvements islamistes peut accélérer les réformes politiques. Alors que 60% parmi eux déclarent que le mouvement Amazigh est en train de devenir un enjeu politique important ; même si le degré d'intérêt à la question Amazighe, parmi les jeunes, ne dépasse pas les 14%. Par conséquent, il ne serait pas exagéré d'affirmer que les jeunes affichent une tendance univoque vers la désaffection politique qui annonce déjà une faible participation aux prochaines échéances électorales. Constat inquiétant Comme période de liberté, mais aussi de fragilité des statuts et des identités, la jeunesse est sensible aux crises et aux mutations politiques d'une société. Au Maroc, il n'en n'est rien de cela ou plutôt presque rien. À première vue, il paraît que les jeunes ne sont pas dotés des connaissances politiques suffisantes capables de faire le deuil avec une culture politique de sujétion ou chacun s'estime incapable d'influer sur l'ordre social et politique établi. Plongés dans une culture de consommation basée sur la mode et la musique et hantés par le souci d'améliorer leur conditions de vie, il parait peu probable que ces jeunes, “ pourtant illuminés ”, soient en mesure de prendre part aux processus de changements, ne serait-ce que par un abstentionnisme fatal, qui n'est d'ailleurs pas sans signification politique. Bien entendu, l'enquête s'est intéressée, uniquement, aux jeunes universitaires. Alors, on peut très bien deviner la situation des jeunes laissés-pour-compte, notamment les chômeurs ou les délinquants. On a beau entendre nos hommes et responsables politiques assaillir les jeunes par des discours politiciens mielleux , les appelant à participer à la vie politique, notamment lors des campagnes de sensibilisation, mais faudrait-il encore que ces jeunes disposent d'une “ culture politique de participation ” ! Tant que cette question restera sans réponse, nul ne pourra prétendre parler d'une véritable transition démocratique.