Preuve que le pays a beaucoup évolué, la génération de l'indépendance ne se reconnaît pas à travers ses enfants. Matérialistes et opportunistes, disent les uns, pragmatiques et ambitieux, répondent les autres. Les jeunes constituent une catégorie à part. S'ils se révoltent, c'est parce qu'ils ont le sentiment d'être brimés, contrariés, ou tout simplement mal compris. Ce sentiment n'est pas toujours fondé, mais il est conforté par le fait que la réalité qui leur est proposée est souvent peu conforme à leurs aspirations. Au Maroc, comme ailleurs, les conflits de générations existent. Ils traduisent les divergences entre deux visions du monde et illustrent les difficultés posées par le dialogue entre les générations. Et les exemples en la matière sont innombrables. Hier soir, mon père a demandé a ma soeur, qui prépare un master en finances : "Que pensent tes camarades de la guerre en Irak ?" elle l'a regardé d'un air incrédule et lui a répondu : "Rien !!" Il a insisté : "Comment rien ? vous n'en parlez pas entre vous ?" Sa réponse l'a sidéré : "Non", a-t-elle dit avec une désarmante simplicité. » « L'université, qui était le lieu de tous les débats idéologiques et le bastion de toutes les contestations politiques, n'est-elle donc plus qu'une "usine à diplômes" ? Les temps ont décidément beaucoup changé. » a répliqué mon père.« Les jeunes d'aujourd'hui sont excessivement matérialistes. Ils sont plus soucieux de gagner de l'argent - le plus possible et le plus rapidement possible - que de forcer l'estime de leurs semblables. Chez eux, la réussite se juge aux signes extérieurs de richesse (voitures, voyages, etc.), et le chic réside dans l'ostentation, c'est-à-dire la high-tech : PC, DVD, GSM et PS ... Les jeunes fuient les débats d'idées et cherchent des solutions clés en main, explique mon père, d'ailleurs, ils sont plus curieux de découvrir une nouvelle gamme de téléphones portables qu'un nouvel ouvrage de philosophie ou un essai politique. Insensibles aux idéaux de justice et de liberté, jadis chers à leurs parents, ils ont perdu le sens de l'engagement pour une cause, un idéal, une idée. » Ce portrait, qui pèche par excès de schématisation, mérite d'être nuancé. Réplique ma soeur : « Les jeunes d'aujourd'hui sont certes plus matérialistes que leurs aînés, mais la vie n'est-elle pas plus dure pour eux qu'elle ne l'était pour leurs parents ? S'ils donnent parfois l'impression de manquer de coeur, c'est parce que rien ne leur est donné en cadeau. Pour survivre, ils sont obligés d'être compétitifs, pragmatiques, et donc forcément moins sentimentaux, moins romantiques. » Pour appuyer son propos, ma soeur compare notre génération à celle de mon père : « Après l'indépendance. Le Maroc avait besoin de cadres dans tous les domaines. Avec seulement deux années d'études supérieures, mon oncle avait l'embarras du choix. En quelques années, il pouvait devenir haut fonctionnaire, général d'armée ou capitaine d'industrie. Il a choisi d'être un homme d'affaires. Ce qu'il est devenu sans effort particulier. Après le départ des colons français, tout était à faire, et la concurrence était nulle !! Mon oncle a carrément été assailli par un banquier qui voulait lui accorder un prêt pour l'encourager à lancer son entreprise. Aujourd'hui, même bardé de diplômes, un jeune doit surmonter de nombreux obstacles avant de se voir octroyer un crédit bancaire de quelques 100 000 DHS, nécessaires à la création d'une PME. L'horizon est désormais encombré. Pour décrocher un diplôme, trouver du travail et, surtout, le garder, nous sommes obligés de cravacher dur et de jouer des coudes. Tout cela laisse peu de place aux sentiments et aux idéaux. »