Benkirane – El Omari ! Risquer un parallèle entre ces deux responsables peut surprendre. Quoi de bien commun en effet entre l'un et l'autre : tout les sépare. Et pourtant, au-delà de cette observation de principe, l'on peut trouver des éléments de rapprochement qui participent d'une approche plus globale : celle du mode de recrutement de tels dirigeants dans la séquence politique actuelle. Une rétrospective historique est nécessaire pour commencer, en ce qu'elle permet de voir comment a fonctionné la sélection des dirigeants des partis. A grands traits, que trouve-t-on ? Une première catégorie de leaders éligibles au Mouvement national : Abderrahim Bouabid (USFP), M'hamed Boucetta (PI), Ali Yata (PPS) et même Mahjoubi Aherdane (MP). Une autre intéresse les partis dits «administratifs» comme le RNI avec Ahmed Osman et Maâti Bouabid pour l'UC. Toutes les formules gouvernementales et politiques durant un quart de siècle (1977-2002) ont tourné autour de ces formations, avec cependant des variantes liées à des conjonctures électo-rales ou autres. Le nouveau règne ne pouvait qu'en prendre compte, d'une manière ou d'une autre, mais en rognant la place de ces partis alors sur le marché, soit en imposant en 2002 un Premier ministre non partisan comme Driss Jettou – après quatre ans d'un cabinet d'alternance de Abderrahmane Youssoufi, responsable de l'USFP –, soit en désignant des «technocrates» dans certains secteurs. La fin de la décennie écoulée a enregistré une évolution à cet égard : celle de l'apparition du PAM, créé en février 2009, dans le prolongement d'un mouvement associa-tif, le MTLD, mis sur pied un an auparavant. Ce parti a connu jusqu'à présent son quatrième dirigeant, Ilyas El Omari, après Hassan Benaddi, Mohamed Cheikh Biadillah et Mustapha Bakkoury. Le parti s'est classé au premier rang dès le scrutin local de juin 2009 avec 6.015 sièges et 21,7% des voix, puis au cinquième rang aux élections législatives de novembre 2011, avant de surclasser de nouveau tous les autres partis, le 4 septembre 2015, à l'occasion des élections locales (6.655 sièges soit 21,6%) et de décrocher le deuxième rang aux régionales. Pareille irruption dans le champ électoral et politique doit être rapprochée mutatis mutandis de celle de la formation islamiste d'Abdelilah Benkirane. Ainsi, celle-ci a totalisé pas moins de 107 sièges lors du scrutin législatif du 25 novembre 2011, ce qui lui a permis de diriger le nouveau cabinet depuis cinq ans. Voici près de six mois, ce parti s'était classé en tête au scrutin régional avec 174 sièges (25,6%) et troisième au scrutin communal avec 16%, der-rière le PI. Ces chiffres traduisent une progression continue de cette formation depuis une quinzaine d'années. Ses scores législatifs ont ainsi été améliorés depuis 1997 -sous l'étiquette alors du MPDC de Dr. Abdelkrim El Khatib avec 9 sièges, puis 42 en 2002 et 46 en 2007, jusqu'au bond spectaculaire de 107 en novembre 2011. Voilà donc deux partis, le PJD et le PAM, qui sont venus fortement bousculer le système partisan tel qu'il était articulé depuis plus de trois décennies. Durant cette séquence-là, que trouvait-on ? D'un côté, les partis issus du Mouvement national (USFP- PI- PPS) et de l'autre, ceux qualifiés d'«administratifs» - un label d'ailleurs discutable puisque les scrutins étaient globalement «corrects» et que s'est opérée en ces deux rendez-vous une sorte de purge du vice original des conditions de leur création par l'«administration»... Si bien qu'aujourd'hui, ce sont bel et bien ces deux partis qui ont le plus de cartes en main, le premier en dirigeant le gouvernement (RNI) et l'autre en pointe dans l'opposition (UC). Pour revenir au PJD et au PAM, l'un et l'autre présentent, à un premier niveau d'analyse, certains traits communs. D'abord, ils ne sont pas éligibles à la matrice du Mouvement national, dont se sont réclamés depuis les années soixante des formations comme le PI, l'USFP et le PPS. Ensuite, ils ne relèvent pas davantage du référentiel des années quatre-vingt des partis dits «administratifs», tels le RNI et l'UC. Si l'on veut affiner pour ce qui est du PAM, l'on peut avancer que si cette même étiquette peut le concerner, il s'agit d'une production de «seconde génération», inscrite dans le nouveau règne. Enfin, ce dernier fait qui n'est pas le moins significatif : le PAM et le PJD sont arrivés depuis 2009 à se tailler une place de premier plan, endiguant et corsetant même les éventuelles propensions des autres formations à améliorer leur place et leur rôle. Quelques chiffres attestent de cette situation. Aux communales de 2009 et de 2015, le PAM et le PJD ont totalisé 26,65% et 37,1%. Aux régionales du 4 septembre 2015, ce score s'est amélioré avec 38,8%, un chiffre proche de l'étiage des élections législatives de novembre 2011, soit 39,70%. Des résultats qui réduisent d'autant la part de marché électoral traditionnel de tous les autres partis. Ainsi, ni le pôle de la Koutla ni celui du RNI/UC/MP ne peuvent escompter, dans ces conditions, un élargissement de leur influence électorale. Il est frappant d'ailleurs de relever que les trois partis de la Koutla tournent autour d'une fourchette de 28/35%, s'apparentant à celle des précédentes décennies où le scrutin était régulé sur la base de quotas négociés ou octroyés. Dans cette même ligne, les partis dits «administratifs» sont désormais dans les mêmes eaux avec un curseur variant entre 26 et 28%. Au système partisan d'hier s'est substitué depuis 2009- 2011 une reconfiguration d'une autre nature, avec les «anciens» bien sûr, mais en intégrant les «nouveaux» comme le PAM et le PJD. Plus encore : ces deux forma-tions ont supplanté toutes les autres et elles se distinguent par leur capacité de mobilisation : toutes deux ont appris à faire les élections, elles ont capitalisé un savoir-faire et elles disposent d'une machine organique fortement compétitive. Si bien que tout paraît se passer aujourd'hui comme si le principal enjeu du prochain rendez-vous législatif du 7 octobre 2016 portait surtout sur la rivalité PAM/PJD, avec pour ligne de mire la direction du futur gouvernement. Le débat national y gagnera-t-il en crédibilité ? Aura-t-on une offre politique attractive à la mesure des attentes, des besoins et des aspirations des citoyens ? Sans illusions sur les promesses, ceux-ci ne peuvent réhabiliter la politique que si leurs conditions de travail et de vie sont prises en charge. Au-delà des scores des uns et des autres, voilà peut-être ce qui devrait préoccuper les partis... Benkirane – El Omari : Le «Maroc d'en bas».... Ces deux profils ne laissent pas indifférents : tant s'en faut. Ils n'ont rien à voir avec les cursus makhzéniens des autres leaders de partis de la Koutla ou d'ailleurs qui occupaient le haut du pavé de la représentation politique. Certains étaient impo-sés par le Méchouar (Osman, Maâti Bouabid, Aherdane); d'autres étaient parrainés sinon agréés au final (Boucetta, Ali Yata, Laenser, Abied puis Sajid, Radi) s'opérait ainsi une cooptation de fait, suivant des modalités diverses, la «doxa» officielle expliquant que «tous les partis étaient ceux de Sa Majesté le Roi». L'opposition ? Elle n'était pas «contre» mais «de» Sa Majesté... Abdelilah Benkirane et Ilyas El Omari, eux, sont éligibles à une autre comptabilité. Le premier vient de la mouvance islamiste; le second s'est distingué dans le segment de la gauche radicale. Leur univers culturel et politique est plutôt celui d'un «autre» Maroc caractérisé par un substrat religieux pour le leader du PJD et un référentiel contestataire pour le dirigeant du PAM. Ils dérogent aux filières de recrutement et d'adoubement qui prévalent depuis des lustres dans la reproduction des élites politiques. Ils ringardisent la classe politique avec une communication en rupture avec les codes habituels, le populisme se conjuguant souvent avec l'anathème. Enfin, ils présentent cette même particularité : celle d'être fortement clivants. Ce qui ajoute à leur visibilité et à la polarisation du système partisan autour d'eux, les autres leaders de partis n'arrivaient -ou ne pouvant- pas sortir d'un cadre et d'un style conventionnels... Mustapha Sehimi