Eminent expert en sciences administratives et titulaire de la Chaire UNESCO des droits de l'homme, Ali Sedjari est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages spécialisés, dont le dernier s'intitule «Pouvoir et contre-pouvoir à l'heure de la démocratie et des droits humains», édité chez l'Harmattan en 2014. Il a été distingué en juin 2013 d'une médaille d'Or par l'Académie française des sciences, arts et lettres. Dans cet entretien, il nous livre son analyse scientifique sur l'esprit et le contenu des trois nouvelles lois organiques régissant les collectivités territoriales (régions, provinces, communes) approuvées récemment en Conseil de gouvernement. Le découpage régional, le financement, les élites locales, la tutelle des walis, Ali Sedjari décortique ces sujets loin des discours ambiants véhiculés ces derniers temps par les partis politiques. Finances News Hebdo : Trois ans et demi après la création de la Commission consultative chargée de la régionalisation, le Conseil de gouvernement vient de donner son feu vert aux trois lois organiques des collectivités territoriales. A-t-on suffisamment débattu des questions liées à la régionalisation pour en arriver à ce stade ? Quelle appréciation faites-vous de ce processus de dialogue donnant naissance à ce vaste chantier national ? Ali Sedjari : D'abord, la régionalisation s'inscrit dans une volonté politique exprimée au plus haut niveau de l'Etat par le discours historique du Roi en 2010, en vue de moderniser le pays, de structurer et de créer les conditions favorables d'un territoire prospère, bien organisé et bien structuré. Sachant qu'en matière de modernisation territoriale et d'organisation de rapports entre l'Etat et les collectivités territoriales, les expériences menées depuis l'indépendance visaient deux objectifs : le renforcement du rôle de l'Etat d'une part, et l'apprentissage de la démocratie locale, d'autre part. Naturellement, nous ne partons pas de zéro, mais d'une expérience de décentralisation communale, provinciale et régionale, porteuse de points forts, mais aussi de points faibles. Mais au regard des résultats globaux, le bilan est mitigé, particulièrement en ce qui concerne l'objectif majeur du développement du territoire. C'est là où s'inscrit le nouveau projet de régionalisation avancée. Mais ce qu'il faut souligner pour comprendre l'évolution de cette expérience, c'est que la décentralisation était toujours une affaire de l'Etat. Toutes les lois structurant le territoire relevaient des dahirs émanant du Roi. Ce n'est qu'à de rares occasions que le Parlement a eu à discuter de la chose locale et territoriale. C'est pourquoi il faut la lire avec beaucoup de prudence et d'objectivité. Aujourd'hui, nous vivons une étape singulière dans laquelle le territoire est devenu de plus en plus ouvert au débat public et démocratique. Le discours du Souverain adressé à la nation le 30 juillet 2010, annonçant la mise en place d'une Commission consultative chargée de la régionalisation (CCR), a ouvert une nouvelle phase dans la valorisation du territoire pour en faire un acteur stratégique de développement. Le débat enclenché par la CCR a donné corps à une nouvelle vision du territoire et à une redéfinition du rôle de l'Etat. Le document peut ne pas être parfait, mais il a le mérite d'apporter des innovations déterminantes. Il a donné lieu déjà à trois lois organiques en attendant leur passage devant le Parlement. F.N.H. : Maintenant qu'on connait l'esprit et l'architecture du nouveau modèle marocain, où le situerez-vous parmi les autres modèles de régionalisation observés à l'international ? A. S. : A mon avis, il est très tôt de parler d'un modèle, puisqu'il s'agit tout simplement d'un processus de rénovation et de modernisation des structures territoriales, s'inscrivant dans une nouvelle culture de gouvernabilité et de transformation du rôle de l'Etat. Dans l'état actuel des choses, il n'y a pas de modèle, il n'y a que des expériences. Même la France, qui a déjà derrière elle une expérience importante en matière de décentralisation, est en train de mettre en branle son schéma territorial. Deux facteurs me semblent importants pour comprendre le pourquoi du retour vers le territoire. D'une part, la mondialisation, et d'autre part, la territorialisation. On pensait que la mondialisation allait marquer la fin de la géographie et le déclin du territoire. Eh bien, c'est le contraire qui s'est produit. Le rôle des Etats s'affaiblit en faveur de celui des territoires et, partout, l'Etat territorial se substitue à l'Etat-nation qui se dote d'une nouvelle légitimité partagée avec le territoire. Aucune politique publique ne peut réussir si elle n'est pas inscrite dans un territoire et gérée directement par lui selon des outils préalablement définis. Nous parlons beaucoup de la région, or c'est le territoire dont il s'agit. La question de notre pays est de savoir définir le territoire, de lui affecter un rôle et une identité pour en faire un acteur stratégique de développement, attrayant, compétitif et intelligent. Le Maroc a choisi une démarche différente en optant pour la subdivision du territoire en trois composantes distinctes disposant chacune de sa loi organique (régions, provinces, communes). Cette démarche pose un problème de méthode (démarche claire et innovatrice), de cohérence (entre le discours royal, la Constitution et le contenu des lois organiques) et de résultat (entre le projet commun qui a été avancé et le projet fondamentalement administratif qui est annoncé). Si nous partons du discours du Roi sur la régionalisation et de tout l'apport substantiel de la nouvelle Constitution, il y a un décalage énorme par rapport à ce que nous avons entre les mains. Les termes du discours Royal ainsi que les références constitutionnelles devaient marquer une rupture fondamentale par rapport à l'ancienne expérience et amorcer une refonte profonde du modèle territorial en vigueur, aussi bien sur l'architecture que sur le fond, ce qui veut dire que les lois organiques sont en deçà des attentes et des promesses. Ce qu'il faudra peut-être rappeler, c'est que notre pays avait besoin d'un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Il a besoin maintenant d'un pouvoir réellement décentralisé pour ne pas se défaire. Autrement dit, aussi bien le discours royal que la Constitution marquent la fin de la centralité politique pour amorcer une nouvelle expérience démocratique fondée sur la centralité citoyenne. Cette dernière supposait des compétences nouvelles et une responsabilisation accrue de tous les acteurs locaux et territoriaux en vue d'agir sur les questions du développement et de proximité. Le modèle traditionnel était marqué par l'enchevêtrement des compétences. Il a fallu procéder à une définition précise de la responsabilité de l'élu et de son rôle dans le territoire. La question principale n'était pas de savoir si l'élu sera en mesure d'être au niveau de cette responsabilité. Mais de lancer les bases d'une expérience démocratique et d'entreprendre des mutations progressives en vue de consolider la gestion territoriale et de constituer les outils et les instruments pour une nouvelle culture économique et politique. Et c'est cela la gouvernance dont parle la Constitution avec autant de clarté et de précision. Cela supposait donc une conceptualisation d'un autre modèle territorial fondé sur des référents nouveaux (efficacité, rentabilité, performance, cohésion sociale, etc). Autrement dit, à travers la nouvelle vision du territoire, il ne s'agit pas de transcender l'unité, mais de favoriser les expressions collectives de solidarité, de citoyenneté, de subsidiarité et de cohésion sociale. Or , à la lumière de la lecture des trois lois organiques, il semble que l'Etat concentre entre ses mains l'essentiel des pouvoirs de régulation politique et de contrôle du territoire à travers notamment la consécration de la tutelle qui, de mon point de vue, est la négation de la gouvernance. F.N.H. : Des voix émanant de la société civile et de quelques partis politiques se sont élevées ces dernières semaines s'opposant clairement contre l'annexion de la province d'Al-Hoceima à la région de Tanger-Tétouan, qui porterait atteinte, selon elles, à l'unité du Rif. Faudrait-il à votre avis tenir compte des aspects culturels et identitaires dans un exercice de découpage territorial ? A. S. : Le découpage territorial a toujours été un lieu de confrontation, de rivalité et de querelles entre les différents acteurs politiques, car il a été au centre des calculs politiciens et de leur positionnement. Le découpage territorial ne relève pas de la science exacte et des lois des mathématiques. En revanche, les critères de découpage ont complètement changé, rompant avec l'option culturelle, identitaire et historique. Le découpage est dicté par des motivations de rentabilité, d'ouverture et de compétitivité. D'ailleurs, la région marocaine procède d'une idée de rationalisation, plus que d'un lien affectif avec le territoire. Il s'agit d'une volonté consciente de concéder au territoire les moyens institutionnels pour libérer les nouvelles énergies et promouvoir de nouvelles dynamiques internes. Le découpage doit être inscrit et conçu dans une logique de management et de complémentarités multiples. Si la nouvelle conception régionale veut donner du sens à la proximité, celle-ci ne veut pas dire repli «localiste» ou «régionaliste», mais signifie plutôt les interactions nombreuses facilitées par des territoires et des hommes partageant un projet commun. Par ailleurs, le territoire au Maroc a beaucoup changé et l'on ne peut le soumettre à des analyses culturelles ou historiques. L'identité d'un territoire se définit par sa capacité à produire des projets de développement et à contribuer à la fabrication des valeurs collectives. En effet, nous avons besoin de régions fortes, structurées et bien organisées, détachées de cette conception identitaire étriquée. La force d'un territoire régional réside dans son potentiel d'intelligence qu'il doit utiliser dans l'intérêt de la région, par l'innovation, la complémentarité et la solidarité. Il doit être à l'abri des marchandages et de la spéculation. F.N.H. : Les trois lois ne marquent pas non plus la rupture avec la notion de tutelle des walis et des gouverneurs sur les affaires locales. Qu'en pensez-vous ? A. S. : Je vais être très franc avec vous en posant toute la question de l'utilité des lois organiques. Alors que l'approche constitutionnelle et l'esprit de la Constitution et du discours Royal relatif à la régionalisation avancée allaient dans le sens de faire de la région un véritable pôle de développement. La région devait être une entreprise territoriale capable d'introduire les innovations importantes et d'améliorer les outils de gestion et de décision. Cela n'a pas été le cas. En séparant les trois composantes, d'un point de vue méthodologique, nous avons gardé l'atomisation institutionnelle des structures territoriales de manière à ce qu'elles restent sous la coupole de l'Etat. Ce dernier continue d'assurer la régulation générale du système. Cette segmentation institutionnelle aura un impact majeur sur les modes de coopération et de coordination. Par ailleurs, les nouvelles lois organiques ne semblent pas s'inspirer de la philosophie générale de la gouvernance, mais elles restent enfermées dans une logique de décentralisation. De ce point de vue, nous sommes face à une grosse re-centralisation des pouvoirs entre les mains de l'Etat, ce qui apparaît en filigrane à travers la formulation claire de la tutelle sous ses trois aspects (a priori, au cours d'exécution, a posteriori). Une tutelle qui touche principalement la quasi-totalité des décisions, et surtout, les rubriques financières. Chose qui met en cause le principe d'autonomie et de libre administration, tels qu'ils figurent dans la Constitution. Les walis et les gouverneurs sont fortement présents dans la gestion territoriale. Et c'est le wali qui porte réellement le titre de président de la région, alors que l'élu qui accède à ce titre n'est que le co-président du conseil régional. La nuance a un sens. L'Etat n'a rien lâché ou presque et demeure l'acteur stratégique des politiques territoriales. Ce qui veut dire que le système bureaucratique garde l'essentiel du pouvoir et qu'en l'occurrence aucune politique régionale ne peut se développer avec une emprise bureaucratique. L'ennemi de la territorialisation n'est autre que la bureaucratie. Celle-ci apparaît à travers la nomination des directeurs des conseils. Ce système bureaucratique s'appuie également sur les directeurs centraux nommés par le ministre de l'Intérieur, et qui s'occupent des tâches de gestion et d'exécution sur lesquelles le président du Conseil régional n'a aucun pouvoir. Ce système ne traduit-il pas la méfiance d'un Etat à l'égard des élus ? Cette question est présente et pose un problème. Or, au lieu que l'Etat invente de nouvelles règles et normes d'accès au statut des élus, il a choisi la voie la plus simple pour conserver le statu quo et reprendre le pouvoir. Ce projet de réforme territoriale était une excellente occasion de revoir la façon dont le pays innove, crée, mobilise et partage. Pour réussir une vraie décentralisation et éviter que le pays ne «se défasse», il aurait fallu changer de diagnostic et s'attaquer à ce qui me paraît central: l'identité et la promotion des élites. F.N.H. : Cela amène à poser la question des ressources humaines. L'élite locale, notamment partisane, est-elle prête à suivre ce mouvement de transformation au niveau des structures territoriales ? A. S. : Les résultats de l'expérience marocaine en matière de décentralisation montrent que nous n'avons pas eu l'occasion de former de vrais leaders locaux. Nous avons un déficit considérable dans la formation des managers locaux. Le territoire demeure toujours confisqué par les notables qui sont aujourd'hui très critiqués et très contestés, que ce soit au niveau de leurs capacités de gestion, de formation ou de décision. Le problème qui se pose avec acuité, c'est que les partis politiques, eux-mêmes, sont responsables de cette situation. La responsabilité incombe aussi à l'Etat qui n'a pas fait grand chose pour pallier cette situation. Chacun se rappelle du discours du Roi à propos de la mauvaise gouvernance de Casablanca et d'autres villes. Deux questions essentielles se posent: celle de la formation et celle de la discipline du jeu politique. F.N.H. : La nouvelle loi organique a fixé, entre autres, à 5% la part des recettes d'IS et d'IR destinées aux régions. Serait-ce suffisant pour qu'elles puissent jouer pleinement leur rôle dans le développement économique territorial ? A. S. : Le financement constitue le point d'achoppement du nouveau schéma territorial. Sans financement, point de projets. Et sans projets, le territoire n'aura aucune utilité. Certes, le territoire marocain est à géographie variable. Il y a des régions pauvres, d'autres moyennement riches et d'autres plus riches. Ce qui pose un problème de péréquation, de programmation et de financement des projets. Le problème n'est pas simplement de savoir combien sera la part qui sera affectée aux structures territoriales, mais particulièrement le rôle exhorbitant du ministère des Finances dans l'affectation des ressources. C'est une autre tutelle qui s'exerce sur les activités dès la mise en place des projets de développement locaux. Puis, compte tenu des attentes énormes en matière de services de base et d'équipements collectifs et des projets structurants, ces pourcentages sont très faibles. Il va falloir réfléchir sur les mécanismes de solidarité et surtout ouvrir les opportunités aux communes, aux provinces et aux régions, les pousser à s'inscrire dans des réseaux de partenariat régionaux et internationaux pour compléter les sources de financement. En attendant, l'émergence de systèmes productifs locaux qui pourraient générer un produit et une manne financière pour combler le déficit. Mais au-delà de la crise économique et financière et des limites des sources de financement, il y a à mon avis deux exigences qui pourraient enclencher une dynamique économique novatrice. D'une part, il s'agit de libérer le développement des dysfonctionnements du système, des procédures lentes et tatillonnes et de toutes les rigidités qui bloquent et découragent les investisseurs et les opérateurs économiques. D'autre part, libérer l'Homme, plus exactement l'intelligence humaine territoriale, en laissant le soin et la liberté aux gens de créer, de produire, d'innover et d'inventer des projets locaux utiles (artisanat, culture, art, tourisme, etc). Car le développement n'est pas uniquement une affaire de finances, c'est aussi une affaire d'intelligence. Les ressources budgétaires des régions Selon l'article 188 du projet de loi organique sur la région, l'Etat est appelé à affecter aux conseils régionaux, à travers les lois de finances, une part supérieur ou égal à : 5% des recettes au titre de l'IS 5% des recettes au titre de l'IR 4% des recettes au titres de la TVA 50% des recettes de la taxe sur les contrats d'assurance 50% des recettes au titre des droits d'enregistrement et de timbre 50% des recettes au titre de la taxe spéciale annuelle sur les véhicules Ces ressources seront mobilisées selon un rythme progressif de croissance annuelle pour atteindre un niveau supérieur ou égal à 50% de ceux mentionnés ci-dessus au cours de la deuxième année du mandat du conseil. Ce niveau devra atteindre 100% lors de la dernière année du mandat. Quelques prérogatives propres aux conseils régionaux - Développement économique (appui aux entreprises, promotion du tourisme, installation et organisation des zones d'activités économiques, aménagement des routes et des circuits touristiques dans le monde rural, promotion des marchés de gros régionaux, promotion de l'économie sociale et des produits régionaux). - Formation (création de centres régionaux de formation et centres régionaux d'emploi et de promotion de compétences) - La formation continue au profit des membres du Conseil régional et des fonctionnaires de collectivités territoriales. - Développement rural : promotion d'activité non agricoles dans le monde rural, construction et entretien des routes non classées. - Préparation du schéma régional de l'aménagement du territoire.