Pour la première fois dans l'histoire des Doukkala, les tazotas ont été présentées au XIIIème congrès international sur la pierre sèche, qui vient de se terminer en Sardaigne, et qui a vu la participation d'une centaine de congressistes venus de pays comme l'Australie, l'Italie, la Suisse, la Grèce, le Royaume-Uni, la France, etc… Tous architectes, archéologues, anthropologues, historiens, scientifiques, mais aussi des associations attachées à la défense du patrimoine rural. Le Maroc était ainsi présent, et c'est Michel Amengual, dont on connait l'intérêt passionné qu'il témoigne pour la mise en valeur du patrimoine culturel local ( en exemple, s'il faut encore le rappeler, le livre qu'il a publié en novembre 2011 sur « El Jadida, capitale des Doukkala »,) qui a fait le voyage en Sardaigne pour présenter les tazotas, avec, comme titre de son exposé : « les tazotas , lieux de vie, mais chefs d'œuvre en péril »…
Nous avons rencontré Michel Amengual à son retour de Cagliari, et de l'entretien que nous avons eu avec lui, il ressort qu'il était indispensable qu'un pays du Sud de la Méditerranée se joigne à ce genre de conférence qui a pour but essentiel de mettre en valeur le patrimoine rural. C'est pour honorer cette participation qu'il a été décidé que la prochaine conférence internationale sur la pierre sèche, en 2014, se tiendrait à El Jadida. Comme le demandait aussi le Gouverneur de la Province, Mouâad Jamaï, dans le message qu'il a adressé aux conférenciers. Et il a été également décidé d'entreprendre les démarches nécessaires à l'inscription par l'Unesco de cette architecture pastorale ou rurale au Patrimoine Mondial de l'Humanité. Haj Nejdi :-« Peut-on considérer ces acquis comme une victoire ? Michel Amengual : -Je ne parlerai pas de victoire car il n'y avait pas de compétition, mais je considère cela comme un honneur pour le Maroc et un hommage au travail de ces paysans qui ont su, avec des pierres entassés selon des règles très précises mises au point par des maâlems anonymes, en faire des chefs d'œuvre architecturaux qui ont séduit tous les participants …Il convient de préciser que je me suis rendu en Sardaigne à titre privé, car je travaille sur le terrain des tazotas depuis plus de cinq années, je les ai presque toutes répertoriées, photographiées , j'en connais l'histoire à travers les récits de leurs propriétaires qui sont devenus mes amis. Et sur les lieux de la conférence, un panneau m'était réservé où j'ai pu fixer les photos d'une vingtaine de tazotas ; j'ai également présenté un album avec plus d'une centaine de photos où il était aisé de voir que si toutes ces tazotas sont les mêmes, elles sont cependant toutes différentes…de la plus ancienne, qui remonterait, aux dires de son propriétaire, à l'époque de la fin du règne de Moulay Abdel Aziz, à la plus monumentale, construite sous Mohammed V, et à la plus récente, bâtie sous mes yeux, en 2004. Mon exposé était également accompagné d'un diaporama musical, où la région des Doukkala était présentée dans ses divers aspects, avec les tazotas, bien sûr, et comme corolaire, les toufris, ces abris sous roche qui jouxtent généralement les tazotas, et qui, pour beaucoup avaient les mêmes fonctions. J'ai saisi également cette occasion pour rappeler des moments d'histoire commune entre la Sardaigne et la région d'El Jadida : les Phéniciens auraient construit Cagliari, la capitale, comme ils auraient établi un comptoir à El Jadida, sous le nom de Rusibis. Les plans de la Cité portugaise d'El Jadida ont été réalisés par un architecte italien, Benedetto da Ravenna, à la demande du roi du Portugal. Des Sardes ont été incorporés dans les unités militaires portugaises qui défendaient la citadelle, pendant que d'autres guerroyaient aux côtés des troupes marocaines. Des bateaux sardes mouillaient dans le port de Mazagan pour le négoce. Le Royaume de Sardaigne avait même nommé un consul à El Jadida, dans les années 1820. On retrouve des motifs sardes dans la broderie d'Azemmour, comme le paon, qui est l'emblème de la Sardaigne….jusqu'aux moutons sardes – les Sardis- que l'on achète au moment de l'Aïd el Kébir.etc... Haj Nejdi :- Vous avez dit que le Gouverneur vous avait chargé de transmettre un message aux congressistes. Quelle en était la teneur ? Michel Amengual : -C'est un message très fort qui constitue en quelque sorte la feuille de route de ce qui doit être entrepris pour donner à ce type d'architecture la place qui lui revient dans le caractère identitaire de la province. Un programme qui fait appel à la coopération internationale, mais aussi à la participation et à la sensibilisation des paysans marocains eux-mêmes vivant dans cette région, comme aux élus locaux. Les congressistes ont été très sensibles à ce message et ils ont apprécié la volonté pugnace du Gouverneur de valoriser ce patrimoine, afin de donner plus d'envergure à la province dont il a la charge, avec des retombées évidentes sur tout le Royaume. « Il nous faut, a dit notamment M. Mouâad Jamaï, procéder à l'inventaire des édifices, en assurer la préservation, la promotion, la protection, étudier la possibilité de formations de constructeurs en pierre sèche, et pour devancer le futur, mener des expériences d'architectures nouvelles à partir de pierres sèches ». Et là, il m'a été donné d'apprécier des réalisations architecturales exceptionnelles à partir de ce mode de construction en pierre sèche. Un imminent architecte italien, le Professeur Michèle Di Sivo a fait un exposé illustré éblouissant sur des édifices ainsi construits, d'une conception d'avant garde. Il serait sans doute important de consacrer, dans les futurs espaces verts que la capitale des Doukkala envisage de réaliser, quelques structures ornementales en pierre sèche. M. Mouâad Jamaï a également fait des propositions d'une immense portée : « Nous souhaiterions, a-t-il dit, créer un Centre maghrébin de l'Architecture rurale, qui aurait pour mission de coordonner les diverses actions menant à la préservation de ce patrimoine architectural, car nous savons qu'il existe de telles structures en Algérie, en Tunisie, en Lybie, mais aussi en Mauritanie…Nous pourrions y adjoindre un Institut où serait enseignée l'architecture vernaculaire, qu'elle soit en pierre sèche, ou en pisé ( terre crue) afin que le savoir ancestral soit maintenu mais aussi que de nouvelles techniques y soient développées et des métiers nouveaux inventés. Ce serait enthousiasmant pour notre jeunesse et générateur d'emploi. Nous pourrions y organiser des ateliers qui réuniraient des jeunes Maghrébins et des jeunes Européens pour restaurer les tazotas délabrées et abandonnées afin de leur donner une nouvelle vie. Et pourquoi ne pas construire en commun un village de jeunesse en pierre sèche, qui serait un lieu de vacances original pour nos jeunes de tous pays. Des échanges et des visites de spécialistes de la pierre sèche du Nord et du Sud pourraient également être régulièrement entrepris… ». M. Jamaï a donc bien l'intention de proposer d'instaurer de nouvelles approches de collaboration et de coopération par la création d'entités et de structures à rayonnement international. Le gouverneur va encore plus loin en souhaitant impliquer l'Union pour la Méditerranée, dont le secrétaire général est marocain, basé à Barcelone, dans des projets de coopération entre les deux rives de la Méditerranée. Tout comme il souhaite, vu les relations privilégiées que le Maroc entretient avec l'Union Européenne, s'insérer dans le Réseau Européen de Pierre Sèche (REPS) qui peut subventionner des projets porteurs d'avenir. » Haj Nejdi :-Mais tout cela n'est-il pas un programme un peu trop ambitieux… ? M. Amengual : -On pourrait penser cela ; mais la province d'El Jadida a sa tête un Gouverneur bâtisseur, qui sait que la culture, au sens le plus large du terme, est génératrice de futur, dans une société où les jeunes en particulier pensent qu'ils n'ont pas d'avenir. « No future »…pas seulement la jeunesse marocaine d'ailleurs. Il suffit de suivre l'actualité pour s'apercevoir que la jeunesse du monde manque d'espoirs. « La tache ne nous parait pas insupportable, ajoute le Gouverneur dans son message aux congressistes, surtout si nous pouvons compter sur votre expérience, votre savoir-faire et votre dynamisme. » et d'inviter les participants à tenir leur prochain congrès à El Jadida, dans cette province où l'histoire et la pierre y sont constamment présentes à travers les citadelles de Mazagan , de Moulay Abdallah ou d'Azemmour….Ce qui n'était pas évident au départ car cinq pays se portaient candidats : la France, la Suisse, la Crète et la Grèce et bien sûr le Maroc. Même si la candidature du Maroc était la préférée, même si nous avions le soutien implicite du Président de la Conférence, l'éminent archéologue Pierre Guy Stephanopoulos,( qui a fait des fouilles au Maroc et connait et aime bien le pays,) du président Michelangelo Dragone et de la secrétaire générale Adà Acovisioti-Hameau, de la SPS, la Société Scientifique Internationale pour l'étude pluridisciplinaire de la Pierre Sèche,( qui organise ces congrès) il fallait ne pas froisser les autres candidatures. Vite, la France et la Suisse se sont retirées. Et nous sommes arrivés à un compromis : le Maroc sera le prochain lieu de rencontre en 2014, la Grèce pour le congrès suivant, en 2016. Tout cela dans une grande fraternité qui a été applaudie par tous. Haj Nejdi :-Et qu'en a-t-il été pour l'Unesco ? M. Amengual :- On m'avait fait l'honneur de me placer parmi les tous premiers intervenants, et dans les solutions possibles pour sauver les tazotas, j'avais souhaité une intervention de l'Unesco pour faire classer cette architecture particulière comme Patrimoine mondial immatériel…Un autre jour, une autre intervenante, Claire Cornu, chargée de Développement économique à la Chambre des métiers et de l'artisanat du Vaucluse, et qui a mené, de son côté , un travail remarquable pour sauver des constructions en pierre sèche dans sa région, nous a dit qu'elle a déjà entrepris des démarches en ce sens auprès du ministère français de la culture…Le congrès a donc décidé de mener à bien ce dossier…Pour le Maroc, ce serait un avantage très important, car c'est toute une région qui serait ainsi labellisée et il est aisé de comprendre le bénéfice économique sous l'angle du tourisme que cette classification entrainerait. Haj Nejdi :-Que reste-t-il à faire, donc, maintenant, pour passer aux faits… ? M. Amengual : -Un congrès de cette envergure se prépare longtemps à l'avance ; et sans trop tarder, il va falloir créer une cellule de travail et de réflexion pour mener à bien cette entreprise. Par ailleurs, il est nécessaire d'y inclure une association de défense de l'architecture rurale. J'ai, il y a trois ou quatre ans, mis au point les statuts d'une association que j'avais dénommée « Pierres et Racines ». Il suffirait d'en déposer officiellement les statuts, et de recruter des membres, non seulement dans la région des Doukkala, mais dans d'autres provinces du Royaume, car des édifices en pierre sèche existent ailleurs au Maroc. Il y en a dans la région de Zagora comme dans l'Atlas, j'en ai vus et photographiés dans la région de Safi. Ainsi, la cause ne serait plus locale ou régionale, mais nationale, avec une aura supplémentaire pour l'ensemble du Royaume. (Voici d'ailleurs mon mail pour plus d'informations sur cette nouvelle association : [email protected]) Je ne pourrais pas terminer cette interview sans remercier au moins mille fois la Sardaigne et les organisateurs de ce congrès qui nous ont accueillis de la façon la plus chaleureuse. Nous y avons vu également les restes d'une civilisation dont j'ignorais totalement l'existence : les Nuraghe…d'immenses constructions de roches qui n'ont pas fini de dévoiler leurs mystères…Cela met du baume au cœur à ceux qui aiment aller de découverte en découverte. ». Les tazotas Les tazotas ne se trouvent que dans la province d'El Jadida, à une vingtaine de kilomètres de la capitale des Doukkala et sont mal connues, des marocains eux-mêmes. Ces tazotas sont des constructions en pierre sèche, c'est-à-dire sans mortier ni ciment pour les assembler, de forme conique simple ou à deux ou trois gradins supérieurs. Ce sont des lieux de vie, car certaines sont utilisées comme habitation, d'autres comme grange, grenier, resserre ou étable… Elles sont construites avec de la pierre plate, brute extraite de l'épierrement des champs, sans mortier. Les tazotas ont deux types de forme architecturale, sphériques, et trapézoïdales, elles comportent latéralement un ou deux escaliers pour monter sur le rebord du tronc de cône inférieur, et un seul pour monter au sommet du tronc de cône supérieur. On en dénombre, par exemple dans la commune rurale d'Ouled Rahmoun, près de 400. Les paysans sont obligés d'épierrer les terres rocailleuses agricoles. Ces pierres sont utilisées pour l'édification de murs (Stara), d'enclos (Zriba), d'abris, de cabanes en pierre sèche à voûte d'encorbellement (tazotas), et de silos enterrés (toufris). Différentes hypothèses sont données quant à l'origine du mot tazota, mais celle la plus couramment répandu reste celle-ci. Dans le dictionnaire amazigh (berbère), Tazudea ou Tazoda signifie « bol », « écuelle renversée » et par extension « construction mégalithique » dans la région des Doukkala. En effet, les cabanes ont une forme qui peut rappeler un bol renversé. Les tazotas ont en général une hauteur de 2,5 à 3 mètres et l'épaisseur du mur est d'un mètre alors que l'épaisseur du mur avec linteau est de 1,5 mètre, mais on peut en trouver de plus hautes. D'une épaisseur de deux mètres environ pour le premier degré, le mur s'arc-boute légèrement au fur et à mesure qu'il monte pour former, à partir du deuxième degré, la coupole circulaire ou toiture en encorbellement dont le sommet est fermé par une dalle savamment taillée. La base est constituée de moellons pouvant supporter une charge de plusieurs tonnes. Les tazotas ont la prétention d'isoler aussi bien la chaleur que du froid, sur la paroi très peu inclinée, la pluie glisse facilement et c'est la raison pour laquelle elles ont certainement été érigées. Concernant l'orientation, l'unique ouverture est la porte et se trouve toujours du côté de l'est (le soleil y pénètre de bonne heure). Des pierres plus grosses sont utilisées pour le tour des ouvertures et les chaînages ainsi que les marches des escaliers. L'entrée est étroite (environ 70 sur 160 cm), de forme trapézoïdale. Un couloir mesurant au maximum 2 m protège l'intérieur contre les vents et la pluie. Les tazotas comportent latéralement un ou deux escaliers pour monter sur le rebord du tronc-de-cône inférieur, et un seul pour monter au sommet du tronc-de-cône supérieur. Parfois, l'escalier est entre deux tazotas jumelées. Mais hélas! Un certain nombre d'entre elles sont abandonnées et le style de construction en voie de disparition. Il y a pourtant là, une niche touristique à développer, dans le cadre de la politique voulue par notre Souverain, relative au développement humain, durable et équitable au moment où les concepts tels que écotourisme et développement rural intégré font surface.