Interviewé par Soubha Es-siari La fiscalité locale souffre de plusieurs lacunes et dysfonctionnements. Jusqu'à quel degré, la loi 07-20 réformant la fiscalité locale peut-elle y remédier ? *Mohamadi El Yacoubi président de la Commission « Investissement et compétitivité » et la Commission juridique à la CGEM Marrakech-Safi revient en détail dans cette interview sur les zones d'ombre qui subsistent allant à l'encontre de la bonne gouvernance fiscale. EcoActu.ma : Jusqu'à quel degré, la loi 07-20 réformant la fiscalité locale va-t-elle permettre aux collectivités territoriales de jouer le rôle qui leur incombe dans le processus de la régionalisation avancée ? Mohamadi El Yacoubi : Notre pays accuse un grand retard en matière de décentralisation territoriale et de mise en place d'une bonne gouvernance locale et en matière d'octroi de prérogatives larges aux régions. Mais pour pouvoir être réellement efficaces, les collectivités territoriales (CT) devront également être munies de ressources financières à même de soutenir le développement régional et local. L'épineuse problématique de la fiscalité locale ravivée par le faible rendement, la complexité et l'iniquité, constitue une question récurrente qui demeure toujours posée et ce malgré la réforme mise en place en 2007. A cet effet, l'improductivité de la fiscalité locale est imputable aux dysfonctionnements liés à la détermination de la matière imposable et à la gestion de la perception de l'impôt local. Aussi, plusieurs études et rapports montrent qu'en réalité les collectivités territoriales disposent généralement de potentiel fiscal important qui reste partiellement exploité. Enfin, l'arsenal juridique actuel composé des loi n° 47-06 et n° 07-20 reste franchement insuffisant pour insuffler aux CT la dynamique nécessaire à l'accélération et à l'arrimage de la régionalisation avancée. Pouvez-vous nous résumer les dispositions phares de cette loi ? Sans être exhaustif, les principales dispositions de cette loi se présentent comme suit : ▪ La Taxe professionnelle (TP) : D'abord cette taxe sera abrogée pour les contribuables soumis anciennement au régime du forfait, qui vont dorénavant basculer vers le nouveau régime de la contribution professionnelle unique (CPU). D'autre part, une nouvelle clé de distribution de la TP collectée est mise en place. Désormais, la part des collectivités territoriales dans l'ensemble des recettes de la TP passe à 87%. 11% seront alloués aux chambres professionnelles et 2% seront octroyés au budget général de l'Etat (en remplacement de l'ancienne ventilation : collectivités « 80% ». budget général de l'Etat « 10% » et chambres « 10% »). Cette nouvelle mesure augmentera sensiblement les recettes propres des CT. A mon avis, du fait de la création locale de richesses, il aurait été utile de prévoir le reversement d'une partie, à définir, des grands impôts nationaux (IS et IR) aux communes. ▪ Taxe sur les terrains non bâtis (TNB) : Une nouvelle grille pour l'échéancier de l'exonération temporaire de la TNB en fonction de la superficie vient de voir le jour : i- 3 ans pour une superficie de 20 ha, ii- entre 30 et 100 ha : 5 ans. iii- entre 100 et 250 ha : 7 ans, iv- entre 250 et 400 ha : 10 ans. v- le délai sera de 15 ans à partir d'une superficie de 400 ha. Cette exonération commence à partir du mois de janvier de l'année suivant celle de l'obtention de l'autorisation d'aménagement ou de développement. La nouvelle loi accorde également l'exonération temporaire de la TNB aux terrains pour lesquels le raccordement à l'un des réseaux de distribution d'eau ou d'électricité est difficile ainsi que les zones non aedificandi. Les terrains non construits destinés à des activités agricoles ou professionnelles dans la limite de 5 fois la superficie exploitée seront également exemptés de la TNB, moyennant une attestation administrative. ▪ Taxe sur les opérations de construction : son champ d'application est désormais étendu aux opérations de mise en conformité des constructions illégales ou clandestines ainsi que les opérations de démolition. Le tout avec un seuil minimum de perception de 1.000 DH. ▪ Taxe de séjour (TS) : l'assiette de la TS sera élargie et ne s'appliquera pas seulement aux établissements d'hébergement classés. Les locations effectuées par les « autres formes d'hébergement touristique » telles que les locations meublées, se verront appliquer des tarifs assimilés aux hôtels 1 ou 2 étoiles, soit 2 à 5 DH/nuitée. Les résidences touristiques de 3 à 7 DH, les villages de vacance de 5 à 10 DH, les riads et les maisons et les clubs hôteliers de 10 à 25 DH, les maisons d'hôtes et les hôtels de luxe de 15 à 30 DH. ▪ Perception et recouvrement : Pour les couches défavorisées aux bas revenus et dans une optique de rendement, la loi décide de l'abandon de toute créance fiscale inférieure à 200 DH. Le seuil de 200 DH (au lieu de 100 DH) est retenu comme fait générateur de l'impôt. Par ailleurs, les promoteurs immobiliers sont exonérés du paiement des taxes locales quand ils s'engagent à construire des campus d'au moins 50 chambres (au lieu de 500). Parmi les mesures phares de cette loi, figure l'extension de la taxe d'habitation (TH), de la taxe de services communaux (TSC) et de la taxe sur les terrains urbains non bâtis (TNB) aux opérations de lotissement. Cette loi, qui sera certes suivie par de nouvelles dispositions (amendement ou nouvelle loi), mérite d'ores et déjà d'être accompagnée rapidement par une note circulaire spécifique afin d'en faciliter la vulgarisation et l'application . En quelques mots quels sont les avantages de la loi 07-20 ? Cette loi tente d'atteindre un double objectif selon le ministère de l'Intérieur : réaliser une certaine adéquation des dispositions actuelles de la fiscalité locale aux changements constitutionnels de 2011, aux évolutions qu'a connues le code général des impôts (CGI) depuis 2008, ainsi qu'une meilleure adaptation aux nouvelles règles de découpage administratif des territoires survenues entre-temps. L'autre objectif étant de revoir l'assiette fiscale afin d'améliorer le potentiel de recettes des collectivités, ainsi que les règles d'affectation des recettes collectées entre collectivités et budget général de l'Etat. Dans la même lignée, ce texte aspire à l'amélioration et à l'assouplissement des règles de recouvrement de l'impôt, par l'introduction notamment de l'outil numérique (télédéclarations et télépaiement). Le législateur a choisi également de rétrécir délibérément, mais partiellement le champ de certaines incitations et exonérations fiscales pour les adapter au CGI et aux orientations fiscales. La fiscalité locale est marquée par la multiplicité des taxes allant à l'encontre de la bonne gestion et partant à la bonne gouvernance. Dans cette nouvelle mouture, la loi réformant la fiscalité locale peut-elle y remédier ? Cette nouvelle loi amendant et complétant la loi n° 47-06 sur la fiscalité locale constitue la première phase de la réforme de la fiscalité locale ; et comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, le corpus actuel reste, à mon sens, incomplet et pourra difficilement remédier aux insuffisances constatées en matière de gestion et de gouvernance fiscale des CT. L'enjeu principal réside dans la réalisation de l'équité dans la répartition de la richesse fiscale entre les CT et l'amélioration du rendement de la fiscalité locale. De plus, l'improductivité et la modestie des impôts locaux sont dues à l'inégalité dans la répartition des impositions entre l'Etat et les CT (uniformité spatiale des impôts et taxes locaux, ne tenant pas compte des spécificités des structures socio-économiques des entités décentralisées). Le problème lié à la multiplicité et à la complexité des taxes reste posé avec acuité, dans un contexte d'ambigüité de l'assiette, d'évasion et de fraude fiscale et surtout de désintéressement de la marche de la gestion locale ainsi que d' »indifférence » quant au recouvrement des impôts de l'Etat et des taxes locales, couplé à l'insuffisance des contrôles par des percepteurs ou des régisseurs. Il en est de même pour « la levée de l'impôt » dont l'écueil reste, d'autre part, dû essentiellement au problème d'identification du contribuable et l'incapacité de payer par un grand nombre de contribuables. Dans la même veine, le diagnostic est connu depuis longtemps : l'improductivité de la fiscalité locale est imputable aux dysfonctionnements liés à la détermination de la matière imposable et à la gestion de la perception de l'impôt local, alors qu'en réalité les CT disposent généralement d'un potentiel fiscal important qui reste pauvrement exploité. On pointe par ailleurs du doigt le fait que les taxes locales sont très complexes et assises sur des bases jugées inadaptées. La première partie de cette réforme a-t-elle pris en considération cette situation ? L'ancienne mouture de la loi était composée de taxes diversifiées, touchant plusieurs bases d'imposition. Ce dispositif combinait les taxes déclaratives et les taxes soumises au recensement, dont le rendement provient essentiellement de la TP, de la TSC et de la TH. Un pouvoir fiscal dérivé est accordé aux CT, notamment en ce qui concerne le vote des bases de tarifs et des taux, dans le cadre d'une fourchette fixée par la loi 47-06. Par ailleurs, la gestion administrative des taxes est caractérisée par une multitude d'intervenants, entachant son efficacité : DGI, services communaux et TGR. Les recettes sont ventilées entre ces entités sans aucune cohérence entre le rendement en termes de drainage de ces recettes et les besoins financiers des CT, qui se trouvent dopés par les nécessités du développement économique et urbain. Sur un autre registre, nous pouvons constater aisément une inadéquation des bases de certaines taxes avec les objectifs recherchés du développement économique et surtout des dépenses fiscales élevées, couplée à un contrôle fiscal inefficace ou inexistant. Aussi, le déficit en termes de capital humain et de ressources techniques aggrave l'effet des lacunes précédentes et vient freiner ou inhiber davantage le rendement de ce système fiscal. Le dispositif fiscal local présente des inégalités territoriales flagrantes dans la mesure où valeur aujourd'hui 6 régions concentrent l'essentiel des recettes. Quel commentaire pouvez-vous nous faire à ce sujet ? Certes les inégalités territoriales sont criantes, et il est clair que la réussite de la politique de décentralisation se fonde sur la mobilisation et l'affectation des ressources de financement potentielles et sur la répartition de ces ressources entre les niveaux central et local des institutions territoriales. Malgré, l'adoption de cette loi, il faut avouer que notre système fiscal demeure dispendieux, pléthorique et à la rentabilité faible et/ou aléatoire. A cet effet, il y a une unanimité pour dénoncer les dysfonctionnements et les carences actuelles. Les contraintes inhérentes liées aux rendements des taxes persistent : les exonérations ou les réductions fiscales favorisent certains secteurs ou catégories de contribuables et causent malheureusement des pertes de ressources importantes. Certes, le gouvernement compte revoir les dépenses fiscales en matière de taxes locales, mais cela prend du retard et la multiplicité et la complexité actuelles des taxes freinent l'efficacité économique et le rendement de l'impôt, qui reste difficile à calculer, à contrôler et à recouvrer. Le mode de calcul des taxes locales et notamment la TH, TSC et TP, TNB..., mérite d'être simplifié. Les bases doivent être limitées dans la mesure du possible, soit au chiffre d'affaires/activité, soit au résultat. Nous sommes toujours dans l'attente de l'implémentation des recommandations des assises sur la fiscalité de mai 2019 : il a été retenu de confier la gestion des taxes locales à la Direction générale des impôts (qui gère déjà la TH, TSC et TP). Il a également été proposé de regrouper les taxes locales et les impôts inclus dans le code général des impôts dans une seul code, qui sera baptisé Code Général de la Fiscalité. Notons également un autre problème : cette loi sur la fiscalité locale est produite avant la publication du rapport relatif au nouveau modèle de développement et avant l'adoption de la loi-cadre sur la réforme fiscale (qui devait s'étaler sur 5 ans). Ce sont ces documents qui devraient être publiés au préalable. D'un autre côté, il ne faut pas négliger la dimension importante relative au contexte politique qui prévaut. Disposant généralement d'une vision étriquée du système fiscal local, sans ampleur suffisante, les élus locaux se contentent le plus souvent de défendre uniquement leurs intérêts électoraux ou catégoriels. Une bonne gouvernance fiscale ne leur apparaît pas comme une priorité. En particulier si elle pourrait leur faire perdre certains privilèges ou avantages. *Biographie Mohamadi El Yacoubi dirige la Société de Conseil Marrakech Consulting Group (MCG), spécialisée en gestion comptable et optimisation fiscale ainsi qu'en prestations de conseil juridique et financier et en diagnostic stratégique. Co-fondateur et administrateur du Cercle des fiscalistes du Maroc (CFM), il est lauréat de l'Université Laval (Canada), de l'Université Cadi Ayyad (HDR) et Ingénieur de l'IAV Hassan II/ENA. Ancien Professeur de Gestion à l'Université Cadi Ayyad et à Sup de Co Marrakech, il a été aussi Président de l'Organisation professionnelle des comptables Agréés (OPCA) du Maroc de 2016 à 2020. Il préside actuellement la Commission « Investissement et compétitivité » et la Commission juridique à la CGEM Marrakech-Safi. Lire également : FISCALITE LOCALE : VOICI LE MODUS OPERANDI DE L'ANNULATION DES CREANCES FISCALES