Cette crise sanitaire montre avant toute chose que les citoyens ont besoin d'un Etat fort et juste qui les protège sur le plan social notamment. Dans la mesure où le Maroc est appelé à mettre en place son nouveau modèle de développement, ce dernier doit donner la priorité aux politiques de protection et de solidarité sociales. Pour ce faire, il convient selon Tarik El Malki, Enseignant-chercheur dans le Groupe ISCAE, de replacer le citoyen et ses besoins vitaux au cœur de ces politiques. EcoActu.ma : Le Covid-19 a fait revenir en force l'Etat sur la scène économique et, par ricochet, le modèle Keynésien. Quelle lecture faites-vous de cette situation ? Et surtout comment repenser le Keynésianisme pour une meilleure optimisation de la dépense publique ? Tarik El Malki : Tout d'abord, cette crise mondiale, qui n'est plus uniquement une pandémie, d'une ampleur et d'une brutalité sans précédent en termes de pertes de vies humaines, de dégâts économiques et sociaux va engendrer à terme des ruptures profondes, et cela plusieurs niveaux. Passé le choc et le traumatisme dû au nombre de décès notamment qui sera plus ou moins élevé en fonction de la manière dont les pays auront géré la crise, au confinement obligatoire des populations, un monde nouveau se mettra progressivement en place avec des changements majeurs de paradigmes ; et cela à plusieurs niveaux. Parmi les plus marquants, sera la remise en question de la mondialisation et de l'idéologie ultra-libérale du « tout marché », et son corollaire la redéfinition du rôle de l'Etat et le retour probable des politiques keynésiennes de relance et de l'Etat-providence. Aussi, dans la mesure où l'histoire est marquée par une succession de cycles d'une trentaine d'années chacun (cycles de Kondratieff), conduisant à chaque terme à une métamorphose de l'ordre précédent, un nouveau modèle économique va probablement émerger à l'issue de cette crise dans la mesure où le modèle ultra-libéral en vigueur depuis une trentaine d'années est arrivé à sa limite. Un modèle marqué par le retour en force des régulations. La période actuelle est celle du désordre, et la question se pose évidemment de savoir dans quelle direction nous nous orienterons lorsque la crise sanitaire sera jugulée. Au cours des trente dernières années, la cause était entendue. Nous assistions à la victoire sans partage du libéralisme économique d'A. Smith et de D. Ricardo, et plus récemment de Milton Friedman sous l'impulsion de Reagan et de Thatcher. Mais ceux qui portent sur l'histoire le regard de la longue durée remettent aujourd'hui en cause l'idée que le libéralisme l'a définitivement emporté. Pourquoi cette remise en cause ? En 150 ans, nous avons connu, grosso modo, trois grands cycles de régulation du capitalisme. Celle qui, issue du XIXe siècle, s'achève avec la Première Guerre mondiale. Elle cède la place à une autre régulation fondée sur la production de masse, dans un monde taraudé par la renaissance des nationalismes et habité par la construction de la démocratie. Et puis, une troisième phase est venue après 1945, la généralisation de l'Etat-providence, l'émergence de la domination américaine et l'effacement du fascisme ont façonné les nouvelles régulations des décennies suivantes. Vers la fin des années 1970, une nouvelle rupture s'est amorcée. Elle touche aussi bien le monde de la production, les idées politiques que la scène internationale. L'émergence des technologies de l'information, la vague libérale du refus de l'impôt puis l'effondrement du communisme annoncent la fin de la période sociale-démocrate. Ainsi, nous connaissons depuis près de deux siècles une succession de phases organiques, au cours desquelles un mode d'organisation de l'économie et de la société domine, et des phases critiques, pendant lesquelles ces régulations s'essoufflent puis s'évanouissent, pour céder la place à d'autres. La dernière grande régulation collective a été celle de l'Etat-providence. Qu'elle se soit épuisée ne fait plus de doute. Et malgré un léger balbutiement au lendemain de la crise des subprimes, rien n'est venu la remplacer. Quels seront les changements induits par la crise sanitaire Covid-19 ? Il semble désormais acquis que cette crise sanitaire sans précédent, qui a mis en exergue les failles structurelles des systèmes médicaux dans les pays développés à cause des choix dictés par l'idéologie ultra-libérale et qui ont abouti aux coupes budgétaires sombres dans le secteur de la santé publique notamment, devrait modifier profondément les rôles de l'Etat. L'Etat joue traditionnellement plusieurs rôles : d'actionnaire à travers la prise de participation dans des entreprises, de développeur/stratège à travers l'allocation de ressources dans des secteurs qu'il considère judicieux de développer, de facilitateur/régulateur à travers la mise en place d'un environnement des affaires sain et sûr et de protecteur, à travers la protection des personnes et des biens (sécurité et protection sociale). De cette manière, l'Etat assume son rôle de décideur à travers la définition des grandes orientations et des choix stratégiques et la conduite de politiques publiques ayant pour objectif de développer un climat favorable de confiance et de mettre en place les conditions propices au progrès économique et social. Je pense que dans les mois et années qui viennent, les rôles de protecteur (sur le plan social), de stratège/développeur et de régulateur vont se renforcer. A ce titre, nous devrions assister au retour en force de l'Etat Providence, pourtant si décrié ces trente dernières années –mis à part la courte parenthèse post-crise 2008. Cet Etat providence se caractérise actuellement, à l'échelle mondiale, par la mise en place de plans massifs de relance pratiqués par les pays afin de procéder au redressement de leurs économies en général. Ainsi, la Banque Centrale Européenne a débloqué une enveloppe de 750 milliards d'euros pour alléger un tant soit peu les retombées néfastes de cette crise sanitaire sur les économies de l'UE. La France, qui a décrété l'état d'urgence sanitaire a établi un plan anti-crise de plus de 50 milliards d'euros pour atténuer l'impact de la crise sur l'économie, tandis qu' l'Espagne a alloué un budget de 100 milliards d'euros avec les mêmes objectifs. Les autres pays européens ainsi que les Etats Unis ont adopté des plans de relance similaires pour tenter de sauver leurs économies. Quelle appréciation faites-vous de la politique menée par l'Etat marocain ? S'agissant du Maroc, il convient de saluer l'action de l'Etat, sous l'impulsion de S.M. le Roi Mohammed VI, dans la gestion de cette crise. En effet, depuis la fermeture progressive des frontières aériennes, début mars et jusqu'à la mise en place de l'état d'urgence sanitaire le 20 mars dernier, nous assistons à un sans-faute de la part des pouvoirs publics. L'action de l'Etat marocain, multidimensionnelle, est exemplaire en termes de capacité de réaction, de mesures fortes mises en place, et cela à différents niveaux. Sur le plan sécuritaire, la politique de confinement obligatoire, largement respectée à l'échelle nationale, a vraisemblablement évité le pire en matière de décès, tandis que l'action du ministère de la Santé et du corps médical, dans son immense majorité, sont à saluer également. Sur le plan économique, financier et social, de nombreuses mesures ont également été mises en place, depuis la mise en place du Comité de Veille économique (CVE), présidé par le ministre de l'Economie et des Finances. Aussi, la principale et plus importante mesure à mes yeux est la création, sur ordre de S.M. le Roi Mohammed VI, du fonds de soutien de lutte anti-corona, qui a dépassé à ce jour les 30 milliards de DHS. Ce qui fait du Maroc le 4ème pays au monde dans la lutte contre la pandémie en termes de dépenses allouées rapportées au PIB. Ce fonds a pour objectif d'une part de soutenir l'action de l'Etat en termes de mise à niveau des infrastructures sanitaires et de l'autre, soutenir les TPE/PME en difficulté financière et le pouvoir d'achat des ménages les plus vulnérables (salariés ayant perdu leur emploi inscrits à la CNSS, personnes opérant dans le secteur informel couvertes ou non par le RAMED...). Il est encore tôt pour faire le bilan de ces mesures de soutien mais elles ont le mérite d'exister. Cependant, de manière plus structurelle, cette crise brutale a mis en évidence le degré de vulnérabilité et de précarité d'une grande partie de la population marocaine qui ne dispose pas de filets de protection sociale (absence d'allocation chômage, d'assurance santé universelle, de pension vieillesse...). Ce sont près de 12 millions de personnes qui sont inactives ou au chômage. Les 11 millions d'actifs occupent dans leur majorité des emplois précaires. Aussi, les aides directes de l'Etat sont-elles des mesures conjoncturelles qui sont là pour parer à l'urgence d'une situation sociale explosive. Mais cette situation ne doit pas occulter la nécessité pour l'Etat de se doter d'une véritable stratégie sociale qui soit financée sur la durée. Le creusement du déficit du Budget et l'augmentation de la dette publique ne sauraient être des solutions viables dans le long terme. En ce qui me concerne, je préconise dans mon dernier ouvrage une véritable réforme fiscale, un « choc fiscal » fort avec comme objectif de financer d'un côté l'augmentation des dépenses dans des secteurs sociaux clés (éducation et santé notamment) et de l'autre de financer la protection et la couverture sociales pour les plus démunis à travers de nouveaux instruments financiers. A ce titre, sans trop entrer dans le détail, j'en appelle à une vraie progressivité fiscale sur les hauts revenus, sur le patrimoine et sur l'héritage, afin qu'il n'y ait plus ce sentiment d'impunité et d'inéquité fiscale, et que chacun participe à l'effort fiscal national en fonction de ses revenus réels. La réforme fiscale doit être l'une des clés de voute du nouveau modèle de développement, en ce sens qu'elle deviendra un véritable instrument de justice sociale et de répartition équitable des ressources. Cette réforme globale et ambitieuse doit avoir comme objectifs de défendre le pouvoir d'achat des ménages et des classes moyennes qui ont été laminées ces dernières années, de soutenir également la compétitivité des TPE et PME, et de financer la généralisation de la protection sociale pour tous. Selon certaines estimations, ce sont plusieurs dizaines de milliards de DHS supplémentaires qui peuvent être générés dans les caisses de l'Etat annuellement. Il s'agit d'une manne financière substantielle. Il reviendra à l'Etat d'en faire un bon usage ! Le confinement imposé par la pandémie risque de permettre au protectionnisme de faire surface. Etes-vous du même avis ? Doit-on, au vu de cette donne, repenser notre politique économique et comment ? Cette crise sanitaire qui s'est muée en crise économique, la pire depuis la fin de la 2nde Guerre mondiale, est avant tout chose la crise de la mondialisation. Elle va probablement engendrer l'une des pires récessions économiques de l'histoire moderne des pays. Les estimations des principales institutions internationales sont plus extrêmement alarmistes. Pour s'en convaincre, il convient de rappeler quelques chiffres. Au niveau des pays développés, les pertes à court terme seront terribles. Aux Etats-Unis, il n'aura fallu que quinze jours pour que près de dix millions d'Américains se retrouvent au chômage. En Europe, près d'un million d' Espagnols ont déjà perdu leur emploi. En France, l'Insee estime qu'un mois de confinement devrait coûter trois points de PIB. L'économie chinoise, 2ème puissance économique mondiale est l'une des plus affectées avec une croissance prévisionnelle d'à peine 3.5% (contre 6.1% en 2019), avec un impact négatif sur les autres pays asiatiques et même des pays de la zone euro qui pourraient entrer en récession. L'effet de la pandémie sur les pays les plus fragiles (Afrique notamment) n'en sera plus que ravageur sur le plan sanitaire, économique et social, avec une explosion de la pauvreté extrême et de la précarité dont certains pays commençaient à peine à sortir. Nul n'est épargné. Et à en croire le FMI, «nous n'avons jamais vu l'économie mondiale s'arrêter net. C'est bien pire que la crise de 2008». Aussi , au Maroc comme ailleurs, cette crise met en lumière, sur le plan économique, deux grands phénomènes qui se juxtaposent et dont il faudra gérer les effets de manière simultanée, et c'est la principale difficulté. Tout d'abord, cette crise exerce un double choc, sur l'offre et sur la demande. Nous pouvons difficilement éviter les conséquences en termes d'emplois du choc sur l'offre. Un certain nombre de projections d'impact sectoriel de cette crise ont été réalisées par plusieurs institutions (CMC, UE, Banque Mondiale ..) sur des secteurs clés tels que le transport et la logistique, le tourisme et l'hôtellerie, le textile/habillement, l'offshoring ... Il est encore trop tôt pour estimer les réels impacts de cette crise sur la production et l'emploi notamment. Et cela même si certaines estimations en termes de croissance ont été avancées ces dernières semaines par plusieurs entités. Le CMC a prévu une croissance de 0.8% pour 2020 tandis que le HCP n'hésite pas à parler de récession économique, la 1ère depuis plus de 20 ans ! Aussi, la réalité dépendra de la durée du confinement qui s'est révélé indispensable du point de vue sanitaire. Avec une partie de la force de travail confinée pour une durée indéfinie, il est inévitable que la production chute. Des entreprises vont réduire leurs effectifs, d'autres vont fermer. Ces emplois-là sont perdus, sans doute pour assez longtemps. C'est ce qui se passe en cas de catastrophe naturelle, mais elles ne touchent généralement qu'une partie de l'économie. Certaines de ces entreprises seront peut-être sauvées par l'Etat. Et le recours à des «nationalisations temporaires», peut en sauver certaines mais pas toutes. Le plus probable est qu'il y aura des plans de restructuration massifs par filières. Il faudra que l'Etat se mobilise fortement pour sauver le maximum d'emplois menacés. L'ensemble des partenaires sociaux (gouvernement, CGEM , syndicats, GPBM) devront travailler en étroite collaboration et surtout bonne intelligence pour trouver les solutions de sortie de crise. D'un autre côté, le choc sur la demande a évidemment plusieurs causes qui se cumulent. Les revenus d'une partie de la population qui diminuent de manière drastique, surtout les plus vulnérables, les consommations jugées non indispensables qui sont reportées, celles qui sont rendues impossibles par le confinement, avec comme cercle vicieux la demande qui faiblit faute de revenus. C'est le cycle bien connu de la récession. Aussi, c'est cette simultanéité des chocs d'offre et de demande qui rend la situation présente si exceptionnelle et si dangereuse. La réponse de l'Etat ne pourra se faire qu'a travers, de manière concomitante, des politiques de relance de la demande globale et de l'offre. C'est, toute chose étant égale, ce que fait l'Etat marocain, à travers la création du fonds spécial anti-crise, généreusement doté, et à travers les mesures prises par le Comité de Veille économique (CVE) mis en place à cet effet, et dont l'objectif est de soutenir le pouvoir d'achat des ménages (salariés inscrits à la CNSS et ceux non déclarés), à travers des mesures ciblées, et de soutenir les TPE/PME qui sont aujourd'hui en grande difficulté. L'adoption d'une politique d'austérité budgétaire suscite les appréhensions d'un bon nombre des opérateurs économiques. Quel est votre avis ? Le principal enjeu pour les pouvoirs publics est de financer le coût exorbitant de ces mesures et de gérer son impact sur le budget de l'Etat, en période de récession particulièrement. Aussi, à mon sens, il convient de mettre de côté pour un temps la doxa libérale et le respect des sacro saints équilibres macroéconomiques. Il faudra laisser filer le déficit du Trésor, et de surtout continuer à engager les dépenses publiques prévues par la loi de Finances 2020, et s'endetter si nécessaire. Il est d'ailleurs fort heureux que le ministre de l'Economie et des Finances, après avoir un temps considéré la suspension d'un certain nombre de dépenses publiques prévues dans la LOF 2020, soit revenu sur sa décision. Cela n'aurait fait qu'empirer la situation avec une cure d'austérité très malvenue en ces temps troubles et incertains. La récente mobilisation de 3 milliards de Dollars au titre de la Ligne de Précaution et de Liquidité (LPL) est également une nécessité, à mon sens. Ne serait ce que pour assurer le maintien d'un matelas de devises assez confortable pour faire face aux dépenses liées aux importations de biens alimentaires de 1ère nécessité. Au final, je considère que durant cette période, il ne faudra pas lésiner sur les moyens financiers à engager à court terme. On parle tout de même de sauvetage de l'économie pour éviter l'effondrement général ! Même les pays de l'UE ont mis de côté, pour un temps, le respect des critères de convergence. Ensuite , et c'est là le 2nd impact de la crise, sur le plan dogmatique et idéologique, le choc économique engendré par la pandémie a déjà provoqué de profonds changements dans les comportements des agents, des opérateurs économiques et des gouvernements à l'échelle planétaire et remet fortement en cause la mondialisation et ses bienfaits sur les économies des pays. Que restera t il demain de cette idéologie dans la mesure où près de la moitié de l'humanité est aujourd'hui confinée chez elle ? La mondialisation des échanges, qui s'est accompagnée d'une nouvelle division internationale de la production et de la mise en place de gigantesques chaines de valeur mondiales, dans les secteurs de l'automobile et de l'électronique notamment, est aujourd'hui fortement remise en cause, et pas seulement par les idéologies extrémistes. Il convient néanmoins de rappeler que cette mondialisation a été à l'origine d'une croissance sans précédent du commerce international, et d'une augmentation substantielle du niveau de vie des classes moyennes et l'apparition d'une classe moyenne fortement consommatrice dans les pays émergents. C'est cette division internationale du travail qui est en cause aujourd'hui. La critique n'est pas nouvelle et la crise sanitaire agit surtout comme un révélateur. Les détracteurs ont été nombreux. Pour les uns, considérés comme des idéalistes, c'était l'absurdité écologique engendrée par le transport de marchandises, qui était en cause, en particulier pour les chaînes de valeur alimentaires. Pour les autres, considérés comme des doctrinaires, c'était la dénonciation d'un système permettant aux habitants des pays riches de continuer à profiter de la rente coloniale. Pour d'autres enfin, considérés comme pessimistes, c'est la sécurité des approvisionnements qui était visée. On pense ici évidemment à la sécurité sanitaire; avec la majorité de la production de médicaments réalisée en Chine. Et ce que cela comporte comme situation de dépendance. L'exemple des pénuries de tests et de masques, en Europe notamment, en est un exemple éloquent. Tous avaient partiellement raison et il est fort probable que la crise conduise à des formes de relocalisation de la production, régionales sinon nationales. Quid du Maroc ? Le Maroc ne saurait être en reste de ce vaste mouvement de fond. C'est une formidable opportunité pour notre pays pour se réapproprier sa souveraineté économique en développant des filières de production locales dans des secteurs stratégiques dont dépend fortement le niveau de vie des marocains. Je pense notamment au secteur de la santé et de la pharmacie entre autres. Il y en a d'autres bien entendu. Aussi, il faut développer un savoir-faire local et se départir progressivement de notre dépendance vis-à-vis de l'étranger. A l'issue de cette crise, il y aura des changements de fond au niveau des chaines de valeur mondiales. Nous allons probablement assister à des relocalisations de filières industrielles. Je pense notamment au secteur de l'automobile dont le Maroc attendait beaucoup pour réussir son décollage industriel. Tout cela risque d'être remis en cause. En attendant de faire un bilan post-crise des secteurs sinistrés et des pertes engendrées, il convient de réfléchir dès maintenant aux secteurs à promouvoir demain, et sur lesquels nous pouvons détenir un véritable avantage compétitif. Il conviendra de maitriser toute la filière, de l'amont à l'aval. Et c'est là que l'Etat stratège et développeur, à l'instar de ce qui a été accompli dans bon nombre de pays asiatiques, doit revêtir tout son sens. L'investissement dans la recherche et développement et l'innovation sont à ce titre cruciaux. Il faudra doubler voire tripler ces dépenses. Les exemples récents de fabrication de masques et l'annonce de la fabrication d'un appareil respiratoire 100% marocain pourraient être de bels exemples de réussite « made in Morocco ». Il faut attendre de voir la suite. Le Covid-19 a mis à nu le caractère individualiste des Etats (masques, respirateurs, médicaments...), ce qui a suscité l'intérêt au plan international de recourir à la nationalisation des entreprises et de certains secteurs d'activité. Est-ce que le Maroc ne peut pas faire le même choix et quels sont les secteurs à nationaliser ? Est-ce que le retour à la nationalisation peut présenter une menace ou une opportunité pour un pays comme le nôtre ? Les « nationalisations temporaires » (NT) sont un outil que de nombreux Etats utilisent afin de sauver des entreprises dans des secteurs jugés stratégiques par les pouvoirs publics. L'enjeu est d'éviter que l'outil de production soit ne disparaisse, soit se retrouve entre les mains d'intérêts étrangers. Par contre, le sauvetage des emplois, est rarement un objectif en soi. L'exemple de la France, à travers le sauvetage d'Alstom en 2004 est éloquent à plus d'un titre. Cette entreprise, une fois sauvée et recapitalisée par l'Etat, a été privatisée à nouveau en 2006 et les parts de l'Etat ont été vendues au groupe Bouygues. L'Etat français a, au passage, empoché, une confortable plus-value. Cependant, revers de la médaille, près de 20% des emplois ont été sacrifiés et des activités ont été cédées à des intérêts étrangers. Les Etats Unis, sous Barack Obama et le Royaume Uni ont également utilisé les NT pour sauver certaines grandes banques et éviter ainsi l'effondrement de l'ensemble du système bancaire après la crise de 2008. S'agissant du Maroc, il est encore trop tôt pour se prononcer sur la pertinence des nationalisations temporaires. Comme je l'ai déjà mentionné, il est certain que cette crise aura des effets dévastateurs sur certains secteurs, déjà fortement sinistrés. Il conviendra au CVE de faire une appréciation et une évaluation par secteur et juger si certaines entreprises opérant dans des secteurs stratégiques qui ont un impact direct sur la vie ou la santé de nos concitoyens doivent être sauvées de manière temporaire. Je pense principalement au secteur de l'agroalimentaire et celui de la santé dont dépendent nos besoins basiques et primaires. Un nouveau modèle de développement est aujourd'hui en gestation. Seulement, la commission repose d'informations d'hier pour construire l'avenir. Ne pensez-vous pas que cette crise sanitaire qui certainement ne sera pas la dernière doit être prise en considération avec tous ses effets socio-économiques dans ce nouveau modèle de développement ? La crise sanitaire que nous vivons est différente de toutes celles que les générations précédentes ont pu connaître. Les convocations de la grande peste noire de 1348 ou de la grippe espagnole de 1918-1919 sont intéressantes en ce qu'elles nous permettent de repenser les conséquences des pandémies. Dans ce sens, une tribune publiée récemment par l'essayiste J. Attali explique comment chaque épidémie majeure, depuis mille ans, a conduit à des changements essentiels voire de profondes mutations dans l'organisation politique des Nations, et dans la culture qui sous-tendait cette organisation. Par exemple, on peut dire que la Grande Peste du 14ème siècle a mis au pas l'autorité de l' Eglise et mis en place de nouvelles formes d'autorité à travers la police, comme seule forme efficace de protection de la vie des gens. L'Etat moderne, comme l'esprit scientifique, se mettent en place comme réponses rationnelles à ce type de cataclysme. Il en va de même, au 18ème siècle, quand le médecin remplace le policier comme le meilleur rempart contre la mort. Aussi, sommes nous passés en quelques siècles d'une autorité fondée sur la foi, à une autorité fondée sur le respect de la force, puis à une autorité plus efficace, fondée sur le respect de l'Etat de droit. Le monde post-crise qui se profilera dans les mois et années à venir est en question. Le risque de cette crise profonde est la mise en place, de manière sournoise et insidieuse, d'un nouveau système politique « post-moderne », « post-démocratique », caractérisé par une remise en cause de tous les fondements idéologiques de l'autorité, pour être remplacés après une période sombre, par un nouveau modèle fondé sur une nouvelle forme autorité. Dit autrement, le système d'autorité, libéral, fondé sur la protection des droits individuels de l'Homme peut s'effondrer. Et avec lui, les 2 mécanismes qu'il a mis en place : le marché et la démocratie. Il faut être vigilant sur cela. Mais l'optimisme doit rester de mise car l'être humain a toujours su rebondir et faire des graves crises comme celle-ci des points de bascule historiques. Une nouvelle légitimité de l'autorité sera à redéfinir, beaucoup plus empathique et compassionnelle, de nouvelles formes de croyances vont également apparaître, de nouveaux secteurs d'activité se développeront, qui seront basés sur un refus de la marchandisation et de la quête de la rentabilité à tout prix, un nouveau type de consommation, plus frugal et moins compulsif se mettra en place. Bref, on reviendra à ce qui constitue l' « essentialité » de la vie sur Terre. Certains seront plus prêts que d'autres, dans ce monde post-crise. Le Maroc n'est pas en reste dans la mesure où nous sommes appelés à revisiter notre modèle de développement, à travers ses multiples composantes. La gestion de cette crise a montré que notre pays ne manque pas d'atouts : une forte capacité d'anticipation et de réactivité de la part de l'Etat et des mesures de réponse à la crise fortes et ciblées ; conjuguée à une prise de conscience de la part de la population de la sévérité de cette crise, ce qui s'est traduit pas des élans de solidarité massifs, un fort degré de responsabilité et le raffermissement du sentiment d'appartenance à la Nation. L'ensemble de ces éléments, me semble t il, agrégés ensemble à travers des politiques publiques adaptées et l'émergence d'une nouvelle forme de citoyenneté pourra constituer l'ossature de notre futur modèle de développement. Les principaux enseignements à tirer de cette crise ? Cette crise montre avant toute chose que les citoyens ont besoin d'un Etat fort et juste qui les protège sur le plan social notamment. Dans la mesure où le Maroc est appelé à mettre en place son nouveau modèle de développement, ce dernier doit donner la priorité aux politiques de protection et de solidarité sociales. Pour ce faire, il convient de replacer le citoyen et ses besoins au cœur de ces politiques. L'investissement public devra augmenter très substantiellement dans les secteurs de l'éducation et de la santé. La réforme fiscale dont j'ai parlée servira à financer une partie de l'augmentation de ces dépenses. Le rôle de l'Etat doit également être repensé en renforçant des rôles de protecteur, de développeur et de régulateur. A l'instar de ce qu'ont fait nombre de pays asiatiques qui ont connu de forts succès et qui arrive à gérer cette crise mieux que nombre de pays développés. Enfin, tout cela ne peut se faire sans la mise en place de mécanismes de régionalisation avancée pour porter et mettre en œuvre ces politiques publiques. Les régions devront être demain les fers de lance de ce futur modèle de développement. Si depuis le début de la crise liée au Coronavirus, nous avons tous été très impressionnés par la capacité d'anticipation, de planification et de réaction de l'Etat, par l'engagement exemplaire du personnel médical et des agents d'autorité et par l'esprit de solidarité des citoyen, il est impératif que cela dure car ce sont là les bases de notre futur modèle de développement. Durabilité, pérennité et résilience doivent être les maitres mots de ce futur modèle en gestation. Aussi, la Commission spéciale créée à cet effet doit bien entendu prendre en considération cette donne nouvelle mondiale et nationale et repenser notre futur modèle à l'aune de cette nouvelle situation. Enfin, un dernier point me paraît capital , c'est que ce modèle devra se co-construire avec nos concitoyens qui nous donne aujourd'hui une belle leçon de civisme, de responsabilité et de solidarité.