La France reconnaît un grand écrivain, qui a été toute sa vie sans indulgence pour l'arrogance des colonisateurs ou des néo-colonisateurs. Il est mort, à 94 ans, et ses funérailles resteront parmi les plus mémorables que la France ait réservées à ses hommes de lettres. Aimé Césaire, le grand poète et essayiste martiniquais, ne s'était jamais, de son vivant, laissé adoucir par la grandeur des honneurs. Il aura fallu attendre sa mort pour que la Nation française, qui tient à sa réputation de «patrie des lettres», rende hommage à l'un de ses meilleurs «produits», issu d'une de ses meilleures grandes écoles -en l'occurrence l'Ecole normale supérieure. En ce sens, l'hommage est mérité et la reconnaissance est entière. Mais, nous pouvons aussi nous demander si ces obsèques ne furent pas l'occasion pour la France d'exorciser ses démons racistes, démons qui ne cessent de travailler une société devenue en trente ans une grande société de mélanges ethniques, culturels et religieux? Dans sa mort, Aimé Césaire n'aura-t-il pas redonné un peu de baume au cœur à un pays emprisonné dans le doute de lui-même et des valeurs qu'il affiche? L'engagement de celui qui, dans les années 1930, ne cessait de répéter «Nègre je suis, nègre je resterai», a certainement encore du sens pour tous ceux qui, aujourd'hui, sont victimes d'un regard qui les pose comme «différents», que ce soit ethniquement, religieusement ou socialement. Les lignes de fractures persistent, à tel point que des mouvements socio-politiques, comme celui des Indigènes de la République, ont fait du grand écrivain un de leurs maîtres à penser. C'est qu'Aimé Césaire, avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon-Gontran Damas, ses frères noirs en écriture et en résistance, a lui aussi conservé au plus profond de son être la mémoire toujours douloureuse de la réduction à l'esclavage de ses ancêtres. Avec eux et d'autres qui deviendront ses compagnons de route, il n'eut de cesse de relever la fierté de l'homme noir que la suffisance de l'homme blanc avait voulu courber. Son célèbre «Discours sur le colonialisme» (1950) compte parmi les plus connus de cette période. Aujourd'hui, des Français d'origines et de cultures diverses se revendiquent eux-aussi héritiers d'une mémoire coloniale injustement traitée, insuffisamment reconnue…et douloureusement persistante. Eux-aussi continuent de penser que la France traite durement les ressortissants de ses anciennes colonies et d'Outre-Mer. La mémoire d'Aimé Césaire leur appartient autant qu'elle peut appartenir à la France, celle des Arts et des Lettres. L'hommage qui lui a été rendu peut servir à panser les plaies des uns et des autres. D'un côté, la France reconnaît un grand écrivain, qui a été toute sa vie sans indulgence pour l'arrogance des colonisateurs ou des néo-colonisateurs. De l'autre, les générations d'immigrés français adoptent les révoltes et les rêves d'un homme qui s'est montré capable, à force de mots et de luttes, d'incarner l'Universel. Un homme qui, dans sa mort, a rassemblé ceux que l'histoire a opposés et désunis autour de lui. Comme un dernier baroud d'honneur.