Entretien avec Armando Barucco, ambassadeur d'Italie au Maroc Depuis environ sept mois, le Maroc accueille un nouvel ambassadeur d'Italie. Dans cet entretien, le diplomate s'exprime sur les sujets qui font l'objet de son intérêt. L'occasion également, pour lui, de révéler sa perception des relations maroco-italiennes au niveau économique, politique et culturel ainsi que du monde post-Covid. Son Excellence M. Armando Barucco ne manque pas également de ressortir les secteurs susceptibles de contribuer à la consolidation de la coopération entre son pays et le Royaume. ALM : Cela fait environ sept mois que vous êtes au Maroc. Une bonne période pour vous afin de faire l'état des lieux des relations entre nos deux pays. Alors comment se porte la coopération italo-marocaine ? Armando Barucco : Quand on parle du rôle d'un ambassadeur d'Italie au Maroc, il s'agit d'une responsabilité très importante. Ce sont des régions du monde qui ont des relations depuis 2.500 ans. Nous avons un ensemble de relations politiques, économiques, commerciales et culturelles, historiques et personnelles voire des idées qui datent de plusieurs siècles. Cette responsabilité, que je sens assez forte, consiste à donner une valeur ajoutée au travail avec mon équipe au Maroc. D'abord, du point de vue des relations politiques. Je suis un diplomate et c'est une grande part de mon travail et surtout avec deux pays qui jouent un rôle-clé dans la Méditerranée d'une façon ou de l'autre. L'Italie comme plate-forme dans la Méditerranée centrale. Le Maroc comme le pays, selon nous, le plus fiable et stable de la Méditerranée. Nous avons développé des relations politiques, sécuritaires, diplomatiques, etc. très fortes dans toute une série de domaines qui concernent la sécurité, la situation en Libye et toute la partie des flux migratoires, etc. C'est une coopération qui marche très bien. D'ailleurs, la grande communauté marocaine en Italie est la plus grande extra-européenne que nous avons dans mon pays. Par l'occasion, les relations entre nos deux pays sont holistiques. On ne peut prendre un secteur et éliminer un autre. J'ai parlé de toute la partie diplomatique et sécuritaire, mais je trouve que toute la partie de l'interaction économique, commerciale, culturelle, interuniversitaire et sociale est très importante. Qu'en est-il des échanges commerciaux et économiques entre le Maroc et l'Italie? Auriez-vous des chiffres dans ce sens ? Nous sommes dans une situation où nous ne savons pas encore ce qui se passera dans le futur. La Covid a vraiment bouleversé toute une série de scénarios. Maintenant l'Italie se trouve à un taux de croissance de 6,4%. Cela ne s'y est pas passé depuis les années 60. C'est l'effet post-Covid. Maintenant on est en train de croître et nous avons le taux de croissance le plus élevé d'Europe. Le Maroc aussi. Nous sommes dans une situation où l'Italie est la 3ème au niveau des échanges avec le Maroc après l'Espagne et la France. Nous venons d'avoir les derniers chiffres sur l'Italie, c'est le 6ème fournisseur et le 5ème importateur du Maroc au niveau global. Ce sont déjà des chiffres très importants. Mais il y a un manque. Nous avons beaucoup de points forts qui ne sont pas mis en relief, par exemple toute la partie de l'industrie de l'automobile au Maroc, nous avons une vingtaine d'entreprises italiennes qui travaillent dans l'automobile. Ce n'est pas seulement Stellantis, mais ce sont toutes les industries qui produisent de petites pièces et qui sont très importantes pour l'industrie de l'automobile mondiale. Et ce sont les mêmes pièces qui sont montées sur les voitures coréennes et japonaises. Elles sont produites ici au Maroc par des entreprises italiennes et italo-marocaines. Je trouve que c'est très important de bâtir sur ce qui existe déjà, notamment les secteurs qui doivent être l'axe important des relations économiques et commerciales. Pour ma part, j'en identifierais trois, notamment l'automobile et les énergies renouvelables, qui est un secteur dans lequel l'Italie est très forte avec des entreprises comme SNAM, ENI, ENEL Green Power, Saipem. Le Maroc est en première ligne pour la production des énergies renouvelables et donc il y a une synergie évidente. On a déjà des choses qui marchent très bien mais on a beaucoup de choses à faire. Je suis convaincu que le secteur des énergies renouvelables peut devenir un axe politico-économique important de la relation entre l'Italie et le Maroc. L'autre secteur étant l'agrobusiness qui est très important. Le Maroc est l'un des grands producteurs à l'échelle mondiale. Idem pour l'Italie qui a également une production de très haute qualité. Donc c'est l'un des secteurs dans lesquels on peut vraiment travailler. Avec tout cela, ce sont surtout les investissements italiens dans les trois secteurs que j'ai cités et qui peuvent vraiment devenir le nouvel axe de la relation entre le Maroc et l'Italie. Quant aux échanges, ils vont très bien. Par l'occasion, tout le monde pense à la mode et à la gastronomie mais c'est une vision complètement fausse. L'économie italienne c'est surtout la production des machines. La plus grande partie de nos exportations vers l'étranger ce sont les machines italiennes, industrielles et à outils. Si vous allez dans n'importe quelle industrie marocaine, c'est très facile de trouver une machine italienne. Pour la communauté marocaine en Italie, y aurait-il des changements qui peuvent survenir à son égard ? Les Marocains en Italie sont la principale communauté extra-européenne qui y est maintenant très bien installée. Et on a le chiffre qui démontre cela. On parle de 450.000 personnes et plus de 60.000 entreprises marocaines. La plupart sont des entreprises individuelles ou familiales. Ce sont des chiffres très intéressants. C'est une communauté bien localisée dans des parties qui constituent des moteurs pour l'économie italienne. Là où il y a le moteur de l'économie mondiale il y a toujours une communauté marocaine forte comme dans la Lombardie, la Vénétie, le Piémont, l'Emilie-Romagne. Nous avons aussi une communauté marocaine qui se développe bien même dans le sud de l'Italie comme à Naples et Palerme. C'est une expérience très positive et nous sommes très heureux de la collaboration de cette communauté. C'est aussi un défi pour nous tous parce qu'on est presque à la troisième génération. Il y a un effort à faire parce qu'il s'agit de personnes qui, par exemple, étaient éduquées en Italie et perdent un peu leurs racines marocaines et rentrent au Maroc seulement pour les vacances. Elles manquent de relations avec leurs grands-pères et la famille mais sont tout à fait italiennes avec une partie d'identité marocaine. Nous devons tous comprendre maintenant comment dans un monde où on est très connectés, on ne peut pas imaginer des identités claustrophobes. On a des générations qui vont être un peu italiennes, un peu marocaines, elles vont être laïques, religieuses et respectueuses de certains principes mais ouvertes. C'est un grand effort que nous devons tous faire pour comprendre mieux ces nouvelles générations qui vivent cette vie très particulière. Pour ma génération, c'était différent, nous avons été élevés de manière un peu monolithique. Après l'université, on a commencé à s'ouvrir au monde. Les nouvelles générations surtout de la diaspora sont différentes. Un pays comme le Maroc qui a de grandes diasporas dans le monde a une tâche particulière. Et il les suit très bien avec tous les départements qui s'occupent des MRE et d'autres programmes. C'est un effort à faire ensemble pour assurer que toutes ces nouvelles générations maintiennent leur identité marocaine et soient parfaitement intégrées dans d'autres pays. C'est à ces générations de décider de la partie la plus importante de leur identité et des choses capitales dans leur vie. A propos des visas, quel état des lieux faites-vous de ceux délivrés par votre pays ? Pour l'Italie, nous sommes toujours dans la période de Covid. Nous avons été le premier pays frappé en Europe. C'est une situation dans laquelle les mesures sanitaires et de contrôle sont essentielles. On se trouve dans une situation où les visas tourisme ne sont pas permis même pour l'Italie. Le seul visa qu'on donne pour l'instant jusqu'au 15 décembre ce sont les visas business, d'invitation et pour des situations humaines ou sanitaires sur lesquelles nous mettons beaucoup d'attention. Nous avons une sorte de route préférentielle pour des situations de personnes qui doivent aller en Italie pour faire des traitements mais j'espère qu'on pourra recommencer et que les choses changent pour commencer 100% toute la situation de visas et même des visas de touristes. Qu'en est-il de votre conception du monde post-Covid ? Cette question touche mon travail. Avant de venir ici, j'étais directeur du policy planning au ministère des affaires étrangères. Je devais m'interroger beaucoup sur cette conception. Nous avons énormément travaillé depuis mars 2020 sur les scénarios du futur et le changement que la Covid va apporter. Pour ma part, j'étais dans la cellule de crise du ministère et nous avons découvert d'un jour à l'autre que l'Italie ne produisait pas les bavettes. Nous les avons même importées du Maroc. L'Italie est la deuxième puissance manufacturière d'Europe et une puissance dans le textile. Et ce n'est pas tout ! Si l'Italie s'arrête, l'Allemagne subit le même sort. C'est une expérience très proche et très concrète. Pendant la Covid, les industries italiennes se sont arrêtées et après une semaine celles allemandes se sont arrêtées parce qu'elles ne pouvaient pas produire sans les pièces italiennes. Alors il faut réfléchir sur les grandes chaînes de valeur mondiales et le fait que la production de certains produits doit se faire à 15.000 km, voire 20.000 km de distance. C'est pour cela que je suis convaincu que le grand espace de la Méditerranée et la collaboration entre la côte Nord et Sud doivent devenir l'un des grands pôles économiques mondiaux avec une majeure coopération et intégration économique et commerciale pour le rendre un espace économique unique dans lequel l'agriculture, l'industrie, les services euro-méditerranéens contribuent à notre bien-être et sécurité. Donc les grands changements c'est ce que certains experts disent à propos de la régionalisation des chaînes de valeur, donc beaucoup de coopération dans certaines régions et plus de relations plus étroites dans certaines régions de la Méditerranée. Mais je comprends parfaitement la délicatesse de cette question et il est évident que même du côté de la partie Sud il faut plus d'intégration. C'est un effort très fort de la diplomatie marocaine qui, je trouve, a tout à fait raison parce qu'elle met l'accent sur la nécessité d'intégration au niveau du Maghreb et de la côte Nord mais je dirais même au niveau de l'Afrique occidentale et des relations avec tous les pays du monde. Depuis des années, l'Institut culturel italien est implanté au Maroc. Y a-t-il un intérêt pour la langue italienne ? Déjà, nous avons toute une dimension très forte de coopération interuniversitaire. Nous venons de faire des accords entre l'Université Mohammed VI et la Luiss de Rome. Nous venons aussi de négocier d'autres accords entre les universités. Nous avons à peu près 140 accords entre universités italiennes et marocaines. Nous avons plus de 3.000 étudiants marocains qui étudient en Italie. C'est une dimension très forte et importante de notre coopération. Pour répondre à votre question sur l'italien, c'est une langue avec une histoire toute particulière. Notre plus grand poète Dante Alighieri révèle la musicalité de notre langue. L'italien est l'une des langues les plus étudiées dans le monde au niveau universitaire, dans certains secteurs d'études spécifiques naturellement tout ce qui est musique, design, art et culture. Au Maroc, nous avons l'Institut italien de culture qui organise des cours et on est en train de réfléchir à ouvrir d'autres centres dans des universités. J'ai déjà des propositions, de certaines universités, pour ouvrir des cours de langue italienne. On a même un département italien à l'Université Mohammed V à Rabat et un autre à l'Université Hassan II à Casablanca. Aussi il y a la présence de certains étudiants marocains dans les universités italiennes. Il est vrai que certains cours sont donnés en anglais. Dans le cadre de notre coopération, nous travaillons depuis dix années avec le Maroc sur la partie de la conservation du patrimoine. J'ai beaucoup parlé de tout ce programme avec le nouveau ministre de la jeunesse, de la culture et de la communication, Mehdi Bensaid. Dans ce sens, j'ai une très belle nouvelle à propos du Chellah. Nous avons complété les restaurations italo-marocaines en particulier de la nécropole mérinide, mais le gouvernement italien a décidé de renouveler cette coopération avec un nouveau financement et on va restaurer aussi la ville romaine. Chellah, avec toutes les restaurations, sera l'un des sites les plus beaux du Maroc et de la Méditerranée. De plus, on fait la même chose dans d'autres sites dans le cadre de la coopération italienne avec le Maroc. Il s'agit du Lixus et de Volubilis. Nous sommes en train de restaurer Volubilis dont le site est magnifique. Nous espérons vraiment que, pour la prochaine saison touristique, tous ces sites seront ouverts pour tous les touristes du monde. Auriez-vous des plannings pour des rendez-vous culturels ? Je dois dire que nous avons des plannings très ambitieux. On vient tous d'une période très compliquée et difficile. Nous espérons que le moment à venir sera celui de la relance pour réaliser des plans très ambitieux d'événements, de programmation culturelle. C'est déjà préparé au niveau de l'ambassade, l'Institut culturel, notre consulat voire notre agence de commerce extérieur à Casablanca et d'autres institutions italiennes. Nous avons un programme très ambitieux qui concerne soit la promotion économique et commerciale ou la participation à tous les événements principaux en Italie et au Maroc. En Italie ça a déjà démarré et nous avons des délégations marocaines qui y partent pour participer à des événements dédiés à la promotion économique et commerciale. Sur la partie culturelle, nous avons contacté certains théâtres italiens concernant la musique classique. Nous avons plus ou moins dans notre programme une dizaine de concerts avec certaines institutions les plus importantes et en collaboration avec le Théâtre Mohammed V à Rabat, Casablanca et Marrakech. Nous allons dévoiler cela très bientôt. Evidemment, dans le respect des règles et des instructions du gouvernement marocain pour les spectacles. Nous avons organisé vendredi dernier un concert au Théâtre Mohammed V et on a d'autres concerts de musique classique avec d'autres partenaires comme le Maggio Fiorentino ou Santa Cecilia ou encore le San Carlo de Naples, le Théâtre communal de Bologne et d'autres. Nous aimerions beaucoup que les grands festivals du Maroc redémarrent. Nous avons déjà contacté les principales institutions du Maroc et elles savent que nous sommes prêts à participer, par exemple au Festival des musiques sacrées de Fès, à celui du film de Marrakech, celui des Alizés, à d'autres festivals à Rabat, Casablanca et au TanJazz. Nous restons vraiment prêts à suivre cela et réaliser tout notre programme. En mars, nous aurons à Rabat et dans d'autres villes le premier Festival du cinéma italien et de la Méditerranée. Il y aura des documentaires italiens des dernières années, mais aussi du cinéma italien et de la Méditerranée, notamment la côte sud. Nous allons les mettre ensemble avec un beau programme y compris les dernières productions du cinéma italien qui est très aimé au Maroc. Un dernier mot ? Je tiens à parler de l'Italie qui vient d'avoir la présidence du G20 et la coprésidence de la COP26. Sur cela, nous avons essayé de faire un effort de synergie entre les deux présidences. Nous avons donné la grande priorité aux trois PPP (Peuple, Planète et Prospérité). Nous avons essayé de maintenir un lien entre nos deux présidences et lier tout ce qui est durabilité ainsi que les efforts pour lutter contre le changement climatique avec l'effort pour la relance économique, l'inclusion et la lutte contre les inégalités dans le cadre du processus de relance de l'économie mondiale après la Covid. Je crois que nous avons obtenu de très bons résultats et surtout je suis fier parce que nous avons fait un grand effort pour engager les jeunes. L'Italie a été l'organisateur de la COP jeunes (Youth for climate) et nous avons fait un effort particulier pour les engager dans tout le processus décisionnel de la COP26 avec tous les défis. Nous avons mis les jeunes devant les négociateurs et on les a fait discuter directement avec eux. On les a mis face à face avec cela et c'était un grand succès. L'Italie a décidé enfin de créer un mécanisme de demande de consultation permanent des jeunes sur la lutte contre le changement climatique. Nous avons un financement de 4 millions d'euros pour avoir chaque année en Italie un événement comme le Youth for climate qui va donner aux jeunes la possibilité de maintenir leur pression et priorité sur la lutte contre le changement climatique et de présenter des projets méritants qui vont être financés à travers un mécanisme de financement public privé. Dans tous les pays du monde, les plus importants vont être réalisés.