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Pourquoi le privé boude la culture
Publié dans Aujourd'hui le Maroc le 03 - 03 - 2020

Le secteur draîne plus de sponsors que de réels investisseurs
Pourquoi le secteur privé n'investit-il pas en culture? La question est bel et bien posée par des artistes en différents genres culturels et artistiques. A leur tour, des acteurs économiques, qui reconnaissent le désintérêt du privé à investir en culture, livrent des réponses tempérées sur le sujet en mettant l'accent sur les raisons de cette réticence.
Un souci de rentabilité
«La difficulté principale de l'acte d'investir dans ce secteur réside dans la rentabilité des projets; c'est un secteur qui comporte plus de risques car le marché n'est pas mûr», précise la Fédération des industries culturelles et créatives (FICC) relevant de la CGEM. Pour elle, ce facteur de rentabilité est doublé de celui de la consommation du bien et de l'œuvre culturels qui n'a «pas été inscrite dans les habitudes de la population dès son plus jeune âge». En effet, le consommateur marocain a longtemps été habitué à la gratuité. C'est pourquoi un changement doit être opéré dans l'habitude de consommation et la perception du consommateur à l'égard des arts et de la culture. «Pour cela, il faut dynamiser à la fois le marché, le potentiel créatif et les investissements, d'où la recommandation des Assises des industries culturelles et créatives de créer un fonds public-privé. Car il nous manque une large vision de ce que l'on veut faire de ce secteur où toutes ces questions sont liées», estime la fédération qui ne manque pas de comparer les expériences.
Du sponsoring plutôt
«Il est vrai qu'en parallèle, nous retrouvons de rares cas où des acteurs privés prennent l'initiative d'investir fortement dans le secteur de la culture», reconnaît la même source. Dans ce sens, elle indique que le secteur privé investit visiblement en culture à travers des fondations d'entreprises, des espaces de diffusion, des galeries et des acquisitions d'œuvres, «mais aussi très souvent par du sponsoring». En fait, certains acteurs privés occupent une place importante sur la scène artistique tels que «L'uzine» et la Fondation Touria et Abdelaziz Tazi, le «Complexe culturel El Ghali» appartenant à la Fondation El Ghali Berrada, la Fondation Tenor et Maacal entre autres. Comme il y a, selon ses dires, de nombreuses entreprises qui soutiennent la vie culturelle, les expositions, les spectacles divers, les festivals, etc.
C'est le cas des opérateurs télécoms, des secteurs bancaire, de l'automobile et autres grandes marques «sans lesquelles la vie culturelle du Maroc ne serait pas ce qu'elle est depuis plusieurs décennies». «Ce sont là plus des actions de sponsoring qui relèvent plus du marketing et de la communication», tranche la fédération qui, cependant, illustre ses propos par le Studio des arts vivants à Casablanca qui est, pour elle, une «référence» au Maroc. Cet espace pluridisciplinaire, qui a nécessité un investissement conséquent, offre des activités allant de la pédagogie à la diffusion et au divertissement. Au sens de la FICC, ce lieu est à même de susciter des vocations futures.
La culture crée des emplois et de la richesse
A propos de l'impact de la culture sur l'économie, cette structure précise que la culture et son industrie sont un secteur «économique à part entière qui crée de la valeur, des emplois et de la richesse». Pour la fédération, qui met l'accent sur une volonté politique forte portée par le gouvernement, incluant plusieurs départements ministériels dans une vision concertée et un investissement réfléchi et plus coordonné entre le secteur public et le secteur privé, «le pays y gagnerait beaucoup en termes d'emplois pour les jeunes dans la culture mais aussi dans les métiers de services autour, dans la culture et le tourisme».
Cela nécessite une vingtaine d'années pour récolter des résultats. «En cela, l'éducation aux arts et à la culture est un levier déterminant sans lequel rien ne peut être fait», ajoute la même source qui indique que le Maroc manque cruellement d'offre et de formation culturelle pour sa jeunesse. «Comment voulez-vous créer un marché?», s'interroge la même source qui estime qu'il serait plus judicieux de conjuguer les efforts entre secteurs public et privé pour s'engager sur une vision ambitieuse et concertée portant sur des objectifs précis bénéfiques pour les villes, les territoires et pour le pays. Un plan portant sur l'incitation à l'investissement, à la fiscalité, à la législation, à la formation, etc.
«Difficile d'avoir des chiffres»
Interrogée également sur l'existence de chiffres concernant le montant global de l'investissement du privé en culture, la fédération indique ne pas en disposer. «Mais sur le sujet de culture et de la consommation du bien culturel en général il est difficile d'avoir des chiffres fiables et précis», détaille-t-elle en rappelant que le HCP, pour sa part, intègre les données culturelles dans des rubriques liées au divertissement. De son côté, Abdelkader Retnani, vice-président général de la FICC, également président de l'Union professionnelle des éditeurs du Maroc, s'appuie sur des données chiffrées en conduisant l'exemple de la ville de Malaga. Celle-ci, conciliant tourisme et culture, est devenue en 20 ans synonyme de culture, classée juste derrière Madrid et Barcelone en termes d'offres culturelles avec 37 musées et plus d'un million de touristes par an pour une population de 600.000 habitants. Pour lui, cet exemple, parmi d'autres, prouve que l'investissement en culture est un «pari gagnant». Tel est le message véhiculé par la fédération.
Force de proposition pour les acteurs privés
«L'une de nos principales missions est de devenir une force de proposition non seulement pour les différentes institutions publiques mais également pour les acteurs privés qui peuvent investir et faire en sorte d'instaurer une dynamique positive dans ce secteur», exalte M. Retnani qui estime, à son tour, que le privé est réticent par manque d'informations quant à la rentabilité et aux opportunités que la culture peut englober. Selon ses dires, la FICC œuvre également pour adopter une approche régionale en s'appuyant sur les représentations régionales de la CGEM et en partenariat avec les régions sous l'égide du wali DG des collectivités locales, Khalid Safir. Il rappelle aussi la signature, en juin 2019 avec le ministère de la culture, d'une convention dont l'objet est de collaborer ensemble autour de 7 volets majeurs pour la structuration des industries culturelles et créatives.
Cela étant, si certains acteurs économiques précisent que le secteur privé ne déploie pas de moyens financiers en culture, d'autres assurent le contraire.
Un besoin en confiance
Pour sa part, Mehdi Qotbi, président de la Fondation nationale des musées (FNM), estime que le secteur privé a besoin d'avoir «confiance». «Aujourd'hui, beaucoup de responsables du privé viennent vers nous pour des financements au profit de la fondation», révèle-t-il en donnant des exemples. C'est le cas de Pharma 5 qui va participer au financement du musée de la musique à Meknès, du musée de Jamaâ El Fna et à l'équipement du Musée Mohammed VI tout en offrant des chaises roulantes pour chaque musée.
Le président cite également le don de Webhelp, l'aide d'Aziz Akhannouch pour le musée Dar El Bacha et de Moulay Hafid Elalamy pour quelques grandes sculptures africaines. M. Qotbi cite de plus le don de 600.000 euros par Xavier Hermes. Aussi, un Français habitant Tanger a, selon le président, payé la restauration du musée de Tanger. «Nous avons de plus en plus de dons», enchaîne M. Qotbi qui cite également le don par Pierre Bergé de 30 caftans appartenant à Yves Saint Laurent. «Donc le secteur privé ne néglige pas la culture. Il faut juste donner un gage de sérieux», tempère le président de la FNM. Et ce n'est pas tout. «Il faut simplement que le ministère des finances puisse donner aux privés la possibilité de défalquer, soit enlever des impôts», ajoute-t-il. A son tour, le galeriste Aziz Daki indique que le privé s'investit «beaucoup» dans la culture. «Le mécénat est porté par le privé», estime-t-il. De même, l'artiste-peintre Mohamed Melehi trouve que «beaucoup d'actions sont faites par le privé».
Dans l'ensemble, les avis demeurent partagés sur une question assez importante qu'est l'investissement en culture. Un secteur qui contribue fort au développement d'un pays.
ALM : Pourquoi, selon vous, les acteurs privés n'investissent pas en culture ?
Mahi Binebine : Ils ont tort. Déjà le privé veut, par essence, gagner de l'argent. C'est sa fonction première. Pour répondre à votre question, je dirais qu'il faut militer pour exiger que 1% des projets publics aillent à la culture, ne serait-ce que pour la construction de belles fontaines par exemple. Dans ce sens, l'Etat peut exiger des initiatives du genre.
Alors comment exiger ce 1% ?
Il faut qu'une loi, présentée et votée au Parlement, exige que 1% aille à la culture à chaque fois qu'une entreprise privée fait un bâtiment public. C'est comme cela que les villes européennes, qui sont très belles, ont été faites. Pour ma part, quand j'arrive dans un pays, je préfère voir des musées. Je veux que l'Etat se décide aussi dans ce sens. En France, une loi créée par Jack Lang, ancien ministre de la culture et de l'éducation nationale, oblige toutes les boîtes privées à verser 1% au secteur public pour construire des édifices culturels. Il faut aussi favoriser le secteur de la culture par des baisses d'impôts.
Quel serait, à votre avis, l'impact de l'investissement en culture pour l'économie du pays ?
La culture peut générer de l'emploi. Il faut comprendre cela. Par exemple, en France, l'industrie culturelle rapporte 7 fois plus que celle automobile. Non seulement des emplois, mais aussi de la richesse peut être créée en investissant en culture. Ce n'est pas de l'argent jeté par la fenêtre. La culture est plutôt un moteur économique exceptionnel. Il est vrai qu'on est en train de prendre conscience en commençant par ouvrir des musées. Mais il faut qu'il y en ait dans toutes les villes du Maroc. Nous en avons besoin. A Essaouira et Agadir, il n'y a même pas de salles de cinéma. Par contre, Bilbao, au nord de l'Espagne, qui était une ville sinistrée et morte, renaît de ses cendres de par l'ouverture du musée Guggenheim.


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